Quand on a l’éternité devant soi, autant être bien logé

En ce début novembre, tandis que tombent les feuilles et glissent les trottoirs mouillés, tandis que l’été indien semble avoir définitivement tiré sa révérence, je repense à ce jour d’automne où j’avais arpenté le Père Lachaise, il y a quelques années, transportée par le romantisme échevelé qui émanait de ce cimetière mythique dans son écrin de feuillages rougissants, sous le ciel gris de Paris [excusez le pléonasme]. L’automne, saison poétique par excellence. On aurait du mal à imaginer, par exemple, Lamartine vêtu d’une grenouillère en train de siroter une limonade sur la plage de La Baule en juillet, tandis que le même, en redingote et cravate nouée haut autour du cou, cheveux au vent et regard mélancolique, sur fond de sous-bois dégarni au soleil couchant d’octobre, tout de suite… nous y voilà. L’automne incite à méditer sur le temps qui passe, sur les vanités terrestres et les gloires mondaines, aussi éphémères qu’un maquillage non-waterproof lors d’une soirée mousse. Alors puisque rien ne dure en ce monde, mais que l’Homme est tout de même aiguillonné par cette pressante angoisse de laisser coûte que coûte une trace de son passage dans cette vallée de larmes, je pense que le moment est propice à vous entretenir aujourd’hui d’un sujet essentiel : comment bien choisir le monument de soi à transmettre à la postérité ?

Quand on est politicien, c’est assez simple : une bibliothèque, un musée, ou même un rond-point à son nom, et c’est toujours ça de gagné pour marquer la mémoire locale ou nationale, que la construction dudit monument ait lieu de son vivant ou après que l’on a passé l’arme à gauche. Mais pour le commun des mortels, pas facile de se démarquer, tant le conformisme semble érigé en ligne de conduite chez les marbriers funéraires. Et c’est bien dommage, à mon avis, d’autant que les siècles passés offrent une telle créativité en la matière qu’il suffit d’un rapide tour d’horizon pour trouver immédiatement une solution originale et personnalisée. Eh oui, car où est l’intérêt de revendiquer sa singularité en customisant les jantes de sa voiture, ses ongles ou son smartphone, si, quand sonne le glas, c’est pour mieux se retrouver sous le même granit que son voisin ? A n’en pas douter, encore un paradoxe du monde moderne. Voici donc quelques exemples iconiques, qui ne manqueront pas d’en inspirer certains. Car mieux vaut y songer dès maintenant : l’occasion ne se présentant qu’une fois, il s’agit de ne pas confier son afterlife au hasard.

Vous êtes un brin mégalomane mais c’est ce qu’on aime chez vous. Vous pensez être la réincarnation d’une grande figure historique, sinon, comment expliquer vos succès professionnels, vos conquêtes de toutes sortes, et cette étrange manie de poser de trois-quarts, le port altier, les mains solidement cramponnées aux accoudoirs de votre fauteuil, sur les photos de famille ? Autant voir grand et l’assumer. Tout comme Louis XIV, profitez de votre ultime départ pour épater votre cour. A l’image de son règne, pompeux et grandiloquent, la mise en scène des funérailles du Roi-Soleil a tout d’un grand moment de théâtre baroque. Après avoir poussé son dernier soupir, le 1er septembre 1715, Louis XIV s’est vu offrir une pompe funèbre de plusieurs jours, au déroulement millimétré : autopsie, retrait du cœur et des viscères – qui conformément à une longue tradition font chacun l’objet d’un monument distinct de celui du corps -, embaumement, exposition du cercueil à Versailles dans un somptueux décor éphémère afin que la Cour présente ses hommages au roi défunt, puis s’ensuit le cortège funéraire qui accompagne le cercueil de Versailles à Saint-Denis – le transfert dure toute une nuit, au pas des chevaux, au son de la marche funèbre et à la lueur des torches – et enfin un dernier temps fort avec la présentation du royal catafalque en la basilique pour la cérémonie. Et puisque Versailles commémore cet automne le tricentenaire de la mort de Louis XIV par une exposition très immersive dans les décors – disparus mais reconstitués pour l’occasion à partir des gravures de l’époque – de la pompe funèbre du grand Louis, c’est l’occasion rêvée de se faire une idée de l’effet d’ensemble à échelle 1. Tous les éléments iconographiques sont réunis dans cette célébration monarchique : la couronne, les draperies à motif d’hermine qui rappellent bien sûr le manteau de sacre, les armoiries royales à triple fleur de lys sur le fronton du dais. La dimension narrative et dramatique du décor est incarnée quant à elle par les figures de pleureurs au pied du catafalque et les squelettes, soutenant la couronne d’une main osseuse et portant faux et sabliers dans l’autre. Avouez que, même trois siècles après, le grand frisson du sublime est au rendez-vous. Le tout est de disposer de suffisamment de hauteur sous plafond et de carton-pâte pour éviter que l’effet retombe comme un soufflé [les plus originaux pourront néanmoins préférer cette suggestion de l’ornemaniste Jean Bérain pour un catafalque royal, avec une pincée d’exotisme et de palmiers, c’est vrai que c’est tout de suite plus gai.]

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Reconstitution du catafalque éphémère de Louis XIV dans la basilique Saint-Denis, le 9 septembre 1715, d’après une gravure conservée à la Bnf (scénographie et maquette par Pier Luigi Pizzi pour l’exposition Le Roi est mort, actuellement au Château de Versailles).

Vous êtes un scientifique dont les découvertes ont révolutionné le monde, la galaxie et le multivers. Vous savez pertinemment que vos travaux vous survivront et que des générations de disciples continueront de vénérer votre nom. Mais quand même, ce serait dommage de ne pas accéder à la notoriété auprès du grand public. La solution ? Vous faire construire un monument tellement gigantesque qu’il sera visible depuis la lune si le temps est dégagé. C’était à peu près l’idée d’Etienne-Louis Boullée, architecte-utopiste génial du XVIIIème siècle français, lorsqu’il a conçu ce projet démentiel de cénotaphe pour le grand Isaac Newton.

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Etienne-Louis Boullée (1728-1799), Cénotaphe de Newton, élévation géométrale, 1784, encre sur papier, Paris, BnF

Quoi de plus efficace en effet, pour célébrer le père de la théorie de la gravitation universelle, que cette sphère de 150 m de diamètre, abritant en son cœur une deuxième sphère suspendue, figurant des corps célestes dans leur ballet cosmique ? Le tout posé sur un soubassement couronné de trois rangées de cyprès, dans lequel on entre par une ouverture discrète, tandis que flottent au niveau intermédiaire les fumerolles du feu sacré entretenu à la mémoire éternelle de ce glorieux génie. Les plus pragmatiques se demanderont, à juste titre, si une telle structure a la moindre chance de tenir debout compte tenu de ses mensurations colossales. La réponse est non, évidemment. Le projet ne fut jamais réalisé mais tel n’était pas vraiment le but de Boullée. Largement diffusée par la gravure parmi ses contemporains, son architecture visionnaire et bigrement futuriste [dont on retrouve l’écho dans l’imaginaire fécond des BD de Schuiten et Peeters] a plutôt fourni matière à réflexion sur l’embellissement des villes et de l’espace public, avant l’invention de la notion d’urbanisme. Développée autour de monuments emblématiques tels que les bibliothèques ou les mausolées de grands hommes, la vision de Boullée est celle des Lumières, qui placent au premier plan le savoir et le génie humain comme moteurs de progrès social. C’est une tentative d’incarnation concrète d’un concept abstrait dans la pierre, autant qu’une réflexion sur le rôle structurant du monument dans la cité. Néanmoins, la réalisation d’un édifice aussi cyclopéen peut s’avérer compliquée, même de nos jours : obtenir les permis de construire, trouver un architecte assez fou pour vous suivre, et surtout, réunir les fonds nécessaires… Lancez donc sans plus attendre une souscription sur internet.

Inconditionnel de la lecture de romans gothiques anglais, de visites de catacombes et de vieilles églises en ruines par les nuits sans lune, vous nourrissez une fascination romantique pour les puissances occultes, les revenants et ectoplasmes en tout genre. Vous ne rechignez pas de temps à autre à une petite séance de spiritisme avec vos amis de noir vêtus, et vous vantez d’avoir déjà conversé avec l’esprit de Guy Fawkes. Inspirez-vous de Roubiliac, l’auteur de ce fantastique monument funéraire, l’un des ornements de la royale abbaye de Westminster.

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Louis François Roubiliac (1702-1762), Tombeau de Joseph et Elizabeth Nightingale, 1761, Londres, abbaye de Westminster

Roubiliac, le plus frenchie des sculpteurs d’outre-Manche au XVIIIe siècle : formé à Lyon, Dresde puis Paris, il s’embarque pour la Perfide Albion vers 1730, et y fera une belle carrière. Il se spécialise tout particulièrement dans le portrait en buste et la statuaire funéraire. Parmi les personnages célèbres qui ont eu l’honneur de se faire tailler le portrait – de leur vivant ou de manière posthume – par Roubiliac, l’on compte Shakespeare, Haendel, Alexander Pope, Hogarth… Autrement dit, la fine fleur du génie anglais passé ou présent. Le traitement expressif, voire volontiers décontracté, du modèle, allié à une maîtrise consommée des effets de texture, sont la clé du succès de Roubiliac auprès de ses contemporains, artistes et gens de lettres en tête. Le monument funéraire des époux Nightingale, en comparaison, tient une place tout à fait originale dans son oeuvre : l’on y voit Joseph Nightingale tentant vainement de protéger sa bien-aimée, déjà agonisante, de l’attaque d’un affreux squelette drapé surgi d’un caveau. La dimension performative de ce groupe sculpté renvoie très directement à la tradition anglaise du théâtre  – élisabéthain notamment – dans lequel les apparitions de fantômes ou créatures surnaturelles sont un motif récurrent, avant de devenir le sujet central d’une littérature alors en pleine éclosion, le roman gothique. Avec Le château d’Otrante de Horace Walpole (1764), puis Le moine de R.G. Lewis (1796), les récits horrifiques de donjons hantés et de revenants vont électriser l’imagination d’une Europe proto-romantique, celle-là même dont le peintre Füssli est la figure emblématique. Mais Roubiliac s’inspire aussi de l’art du Bernin, dont il a pu admirer lors d’un voyage à Rome le Monument à Ippolito Merenda, en l’église San Giacomo alla Lungara. Et voilà, le combat éternel de l’Amour contre la Mort, et vice-versa, se traduit très efficacement dans ce tombeau [même si je ne peux chasser de mon esprit, en voyant ce squelette belliqueux, une vision d’Indiana Jones et la dernière croisade. A éviter donc si vous craignez d’effrayer les enfants].

Vanitas vanitatum omnia vanitas, telle est votre devise. Dans votre infinie sagesse, vous savez que les oripeaux terrestres ne vous accompagneront pas dans l’au-delà. Autant offrir à la postérité une image de vous qui glorifie l’essentiel, à savoir vos grandes vertus morales et votre héroïsme inégalable. En toute simplicité bien sûr.

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Ligier Richier, Monument au cœur de René de Chalon, vers 1550, calcaire poli, 175 cm, Bar le Duc, église Saint-Étienne

René de Chalon, prince d’Orange et duc de Lorraine, élevé au rang de Chevalier de la Toison d’Or par Charles-Quint, s’était vu confier par Marguerite d’Autriche le gouvernement de la Bourgogne, de la Hollande, de la Zélande et de la Frise, mais périt en 1544, à l’âge de 26 ans, lors du siège de Saint-Dizier. Selon une légende, que rien n’atteste avec certitude, ses dernières volontés étaient que son monument funéraire représente son corps… trois ans après sa mort. Dans la mesure où aucun document n’a subsisté, il est difficile de connaître la latitude laissée à Ligier Richier dans la conception de son oeuvre, néanmoins, la maison de Lorraine voulait faire édifier pour René de Chalon un monument hors du commun, à la mesure de l’admiration qu’elle lui vouait, et de l’émoi qu’avait provoqué sa mort précoce. Et on peut dire que le sculpteur a rempli le contrat, innovant sur toute la ligne et accomplissant un véritable tour de force technique. Ce monument au cœur n’est pas une urne posée sur une colonne, ou sur un autre élément architectonique inspiré de l’Antique, comme la majorité de ses contemporains. Il est tout à la fois la structure porteuse et le réceptacle, en l’occurrence un corps décharné qui brandit son propre cœur. Cette figuration révolutionnaire dérive de l’iconographie médiévale du transi, soit la représentation du corps dans un état plus ou moins avancé de décomposition [le transi de Guillaume Lefranchois, au musée des Beaux-Arts d’Arras, en est sans doute l’exemple le plus saisissant ; voilà qui incite à l’humilité, mes amis]. Mais l’artiste transcende toute dimension macabre en représentant son transi « au vif », dans l’attitude triomphale d’un chevalier du christianisme, sans peur et sans reproche. Les stigmates de la mort sont pourtant traités avec réalisme : peau en lambeaux, os et tendons apparents, ventre béant, crâne entièrement décharné… Preuve aussi que Richier est parfaitement au fait des dernières découvertes en matière d’anatomie : il a pu s’inspirer en effet des planches du traité de Vésale, De humani corporis fabrica (1543), et évolue d’ailleurs dans un foyer artistique – la cour de Nancy – qui nourrissait une certaine curiosité pour l’étude anatomique dans la seconde moitié du XVIe siècle. Quant au discours moralisateur sur les vanités, il est porté bien sûr par ce corps en déréliction, mais aussi par l’écu qui surplombe la figure, duquel les armoiries ont été effacées, signe que la mort abolit toutes les marques de grandeur terrestre, faisant du paysan l’égal de l’empereur. Bref, plus qu’un monument funéraire, c’est un manifeste. Le risque, c’est que dans trois ou quatre siècles, vos lointains descendants se perdent en exégèse sur le sens à donner à votre démarche radicale.

Votre philosophie, c’est le retour à la terre, les oiseaux, la nature et la COP 21. Vous souhaitez vous reconnecter à l’essentiel, retrouver le goût des choses simples et vous retirer pour l’éternité dans un monument qui symbolise vos convictions. Tout en vous rappelant vos cours de terminale. Pourquoi ne pas faire comme Jean-Jacques Rousseau, dont le tombeau dépouillé mais hautement chargé de sens détonne sous la coupole du Panthéon ?

Tombeau de Jean-Jacques

Tombeau de Jean-Jacques Rousseau, vers 1794, bois, Paris, Panthéon

Panthéonisé le 11 octobre 1794, Rousseau est l’une des premières grandes figures d’intellectuels honorées par la Convention, lors d’une cérémonie solennelle et fédératrice, un de ces grands moments de cohésion dont la jeune nation a alors tant besoin. Le monument de bois élevé à la mémoire du philosophe surprend pourtant par son échelle très humaine. « Ici repose l’homme de la Nature et de la Vérité« , peut-on lire sur le flanc droit de ce petit temple dorique : c’est donc bien l’auteur des Rêveries du promeneur solitaire (éditées à titre posthume en 1782), et plus encore du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) et du Contrat social (1762), dans lesquels il théorise le concept d’état de nature, que la France a choisi de révérer. La nature, la vraie, a effectivement fait partie intégrante de la vie de Rousseau dans ses dernières années : il s’adonne à la botanique et trouve le réconfort aux tourments de son existence lors de longues promenades dans la campagne. En 1778, à l’invitation du marquis de Girardin, il se rend au château d’Ermenonville pour se ressourcer, mais n’aura malheureusement pas le loisir de profiter longtemps de cet écrin de nature puisqu’il y meurt quelques mois plus tard, en juillet 1778. C’est au cœur du parc d’Ermenonville, sur l’île des peupliers, qu’est élevé le premier tombeau de Rousseau, dessiné par Hubert Robert. La vocation philosophique du lieu, conformément aux idéaux du marquis de Girardin, explique le programme architectural de ce parc à l’anglaise, qui comporte notamment un petit « temple de la philosophie moderne« , entre autres monuments dédiés à des penseurs ou des vertus, qui se dévoilent au promeneur et l’invitent à la méditation. Que ce soit pour le « temple de la philosophie moderne » d’Ermenonville ou pour le tombeau de Rousseau au Panthéon, le choix se porte sur une architecture qui se veut originelle, dans son expression la plus sobre, débarrassée de tout décorum. Les écrits de l’abbé Laugier ne sont pas étrangers d’ailleurs à ce retour aux sources : en 1755, dans son Essai sur l’architecture, il développe sa théorie de la « cabane primitive » – ici l’illustration pour le frontispice -, soit le principe fondateur de toute l’architecture classique, qu’il cherche à dégager dans sa vérité nue, cette même vérité convoquée dans l’inscription du tombeau de Rousseau. Des rondins de bois dressés verticalement selon un intervalle régulier délimitent un espace clos, au-dessus duquel des poutres sont posées horizontalement, tandis qu’un toit en pente, pour assurer le ruissellement de l’eau de pluie, vient couronner l’ensemble. Et voilà : l’ancêtre du temple grec dorique, qui n’est finalement que la transposition en pierre de ce principe de base. Car finalement, à y regarder de plus près, la sacro-sainte colonne n’est qu’un tronc d’arbre qui a réussi. Maintenant jetons un coup d’œil au tombeau de Rousseau : les colonnes qui le soutiennent sont traitées comme des troncs bruts et noueux qui semblent une référence directe à la cabane de l’abbé Laugier. Retour à la nature par le choix du bois, retour aux sources architecturales dans ce petit édifice audacieux de simplicité… obsession des origines d’une manière générale, au XVIIIe siècle, si l’on se rappelle que Goethe lui-même s’était mis en quête de la « plante originelle ». Bref, le programme d’une vie de philosophe résumé dans quelques mètres cubes, depuis la profondeur desquels Rousseau brandit à notre intention un flambeau qui résonne comme une injonction à se débarrasser du superflu. Sacrément en avance sur son temps. La dimension biodégradable du matériau devrait séduire de surcroît les écologistes militants, soucieux de leur empreinte carbone post-mortem.


Aujourd’hui, donc, tandis que la Nature se prépare à goûter quelques mois de repos syndical bien mérités, seules les taches colorées des chrysanthèmes du 2 novembre égaient encore les allées minérales des cimetières. S’il est vrai, comme le souligne amèrement Woody Allen, que l’éternité, c’est long, surtout vers la fin, cette perspective doit sans doute être adoucie par la certitude de reposer dans un monument à l’image de sa vie. Ou du moins un monument, fût-il modeste, conçu avec goût. Je prédis d’ailleurs un bel avenir à toute start-up qui se lancera dans le créneau, encore assez inexploré [pour diverses raisons éthiques qui ne devraient pas tenir longtemps face aux impératifs de l’économie de marché], du design funéraire démocratique. Car pour l’heure, à moins de faire appel aux coûteux services d’un artiste contemporain, comme Jean-Michel Othoniel, l’entreprise semble peine perdue. Alors quand branchitude arty et créativité 2.0 auront franchi jusqu’à l’ultime frontière de la mort, nous pourrons peut-être, comme nous y invite Desproges, vivre heureux en l’attendant.

Rome, capitale mondiale du selfie culturel depuis 1553

A l’heure où la Grande Galerie du Louvre est impraticable en raison de la marée haute de visiteurs estivants en provenance des quatre coins du monde, à l’heure aussi où bon nombre de mes concitoyens, Routard et appli CityMapper en poche, s’apprêtent à explorer des contrées lointaines (ou pas tant que ça), à l’heure surtout où l’expérience immédiate est si périssable qu’elle doit s’instagrammer dans la microseconde sous peine d’auto-destruction, je pense qu’il est de mon devoir de mettre sur la table un sujet épineux. Et en même temps, je me sens aussi légitime pour traiter la question qu’une végétarienne à qui on demanderait son avis sur l’assaisonnement du tartare de bœuf : un peu concernée car, surtout en situation d’infériorité numérique, il faut bien avoir un avis sur le sujet, puisque la conversation d’un dîner entier peut tourner autour de ça… mais pas vraiment pratiquante non plus. Eh bien il en va de même avec le selfie culturel, ou plus généralement avec l’habitude de se faire prendre en photo devant tout tableau/sculpture/bâtiment/fontaine/plaque de rue/arbre/borne Vélib (rayez la mention inutile) afin de prouver au monde entier [si ce n’est avant tout à soi] que OUI, on y était : je manque cruellement d’expérience de première main, n’ayant jamais perçu l’intérêt de la chose.

N’allez pas en conclure pour autant que je suis une rabat-joie technophobe, que je prône le retour au Minitel et à l’appareil photo jetable avec sa molette qui fait crrrrr-crrrrr [auquel je repense avec une douce nostalgie tant ce bruit est la bande originale de tous mes voyages scolaires, bruit que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, tiens, un autre bon test pour démasquer les ados qui lisent ce blog de perdition au lieu de relire La princesse de Clèves sur la plage du Lavandou] je reconnais volontiers que l’arrivée d’une tablette et d’un smartphone a révolutionné mon quotidien d’historienne de l’art et mes habitudes d’apprentissage, que lors de mes visites de musées je mitraille méthodiquement œuvres + cartels en guise de mémo dès que je le juge nécessaire (c’est à dire souvent), et que j’aime à partager certaines de mes expériences culturelles sur les réseaux sociaux. Mais de là à surimposer ma trombine devant des chefs-d’oeuvre qui, à l’évidence, n’ont guère besoin de moi pour être ce qu’ils sont, il y a un pas que je ne suis pas préparée à franchir. Ceci étant dit, j’observe lors de mes pérégrinations que mon comportement est loin d’être le plus répandu, ce qui m’oblige à m’interroger non sur les raisons profondes de la pratique du selfie en milieu muséal et patrimonial – je ne suis pas sociologue – mais sur les modalités concrètes de la chose. Et éventuellement sur ses antécédents artistiques. Ce qui est déjà une amélioration en soi : il y a peu de temps encore, ma réaction face au phénomène [oui je sais c’est mal, mais à chacun son plaisir coupable] était le photobombing, soit la technique consistant à s’incruster l’air de rien dans le champ de la photo juste au moment du déclenchement. Mais trêve de confessions embarrassantes. Entrons dans le vif du sujet.

 

La sophistique du selfie-stick

C’est lors d’un récent séjour à Rome que j’ai compris que le monde venait de franchir un point de non-retour vers un nouvel âge de son évolution. Les signes avant-coureurs ne m’avaient pourtant pas échappé, ici ou là, mais je pense avoir sous-estimé l’ampleur du bouleversement. C’est donc dans la Ville Éternelle que j’ai fait la connaissance d’un objet que je n’hésiterais pas à qualifier de viral : la perche télescopique à selfie ou selfie-stick, qui permet à l’Homme de se passer de la présence d’un congénère secourable pour réaliser un portrait de lui devant l’arrière-plan de son choix. L’objet, malgré un design qui laisse perplexe, semble parfaitement adapté à sa fonction et se range facilement dans une poche ou un sac, de façon à n’être dégainé qu’au moment opportun. On enfile alors la dragonne, on clippe l’appareil photo ou le téléphone, on règle la longueur du bras et c’est parti [dans la pratique, il semblerait que l’appareil soit plutôt clippé en permanence au bout de sa perche, ce qui donne ces invraisemblables visions de touristes en groupes dont le déplacement ressemble à celui d’une garnison de fantassins romains armés de leur pilum]. Grâce à ce surcroît de longueur, l’utilisateur peut aussi photographier des endroits inaccessibles à un bras humain normalement conçu : le ras de l’eau d’un bassin à 1,50 mètre du bord sans risquer le plongeon, le dessus du cadre d’un tableau pour vérifier si le plumeau à poussière est passé régulièrement, le dessous de la jupe de sa voisine dans la file d’attente pour la basilique Saint-Pierre… bref, le selfie-stick, à l’instar du téléphone portable à ses débuts, ou encore de la tabatière au XVIIIe siècle, fait partie des objets qui introduisent de nouveaux comportements sociaux. Je serais d’ailleurs curieuse de savoir ce que Roland Barthes aurait pu écrire à son sujet.

Tout cela est-il bien raisonnable ? Une fois évacuée cette question, assez vaine si l’on considère que mêmes les grands de ce monde ont sacrifié à la pratique, reste celle, plus impérieuse, de sa capacité de nuisance potentielle dans un environnement surpeuplé et « sensible », autrement dit rempli de crânes à cabosser et d’œuvres à abîmer à la suite d’un mouvement de poignet un tantinet trop enthousiaste. Et vu la concentration de perches à selfies dans certains hauts lieux touristiques, on devine que l’affaire peut rapidement passer du jeu de mikado au jeu de massacre. C’est bien pour éviter toute catastrophe que les principaux musées du monde ont interdit récemment l’usage du selfie-stick dans leurs espaces. Début mars 2015, la Smithsonian Institution, qui gère les musées de Washington, bannissait l’objet sacrilège, s’inscrivant ainsi dans la lignée du MoMA de New York, du musée des Beaux-Arts de Boston ou du Getty Center de Los Angeles qui avaient déjà pris des mesures à son encontre. En France, le Château de Versailles fut le premier établissement public d’envergure à interdire clairement la perche à selfie, depuis le 12 mars 2015. Une signalisation a été mise en place en attendant que le règlement soit modifié lors d’un prochain conseil d’administration. Le château, qui accueille 1 000 à 1 500 visiteurs par jour, expose de nombreux objets hors vitrines, et présente certains passages étroits rapidement obstrués par une forêt de selfie-sticks hérissés. Le ministère de la culture, conscient du problème mais soucieux de respecter les nouvelles habitudes de visite centrées sur le partage de photos, s’était fendu d’une charte dès juillet 2014 :

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L’article 1 fait ainsi explicitement référence aux perches à selfies, qui rejoignent les trépieds au chapitre des objets indésirables à laisser au vestiaire. Le message est clair : ce n’est pas la pratique du selfie en elle-même qui est répréhensible, mais l’usage de l’artefact télescopique qui fait du bras humain un « bras augmenté ». Puisque la vogue est au transhumanisme, il n’est pas interdit de rêver à des lendemains qui chantent où nos bras cybernétiques s’allongeront tout seuls à la demande, pour cadrer un selfie avec assez de recul ou se gratter le dos. Mais pour l’heure, il faudra encore faire son selfie à l’ancienne devant la Victoire de Samothrace, c’est à dire à bout de bras et de guingois. Rien de bien folichon, me direz-vous. N’y a-t-il vraiment aucune alternative ? Eh bien, comme je ne saurais laisser mes lecteurs démunis à la veille de leur départ en vacances, voici quelques solutions piochées sur les cimaises des musées, justement, qui permettront à l’Homme post-moderne de remplacer avantageusement son selfie-stick, pour un résultat qui ne manquera pas d’épater ses amis virtuels. Et si c’est de Rome que le scandale arrive, c’est aussi de Rome que viennent les meilleurs exemples de l’histoire de l’art en matière de selfie culturel. Le tout est de bien choisir son modèle.

 

Votre chat s’appelle Praxitèle, vous distinguez au premier coup d’œil un marbre de Paros d’un marbre du Pentélique, vous effectuez une génuflexion devant la Vénus de Milo à chaque passage au Louvre, bref la sculpture antique c’est votre rayon et vous n’hésitez pas à le faire savoir…

… placez la barre haut en suivant la formule mise au point par le portraitiste Pompeo Batoni (1708-1787). Bien avant le tourisme culturel, il y avait le Grand Tour, ce voyage initiatique à travers l’Italie qu’effectuait toute l’aristocratie européenne – en particulier anglaise – au XVIIIe siècle. Il était en effet inconcevable qu’un jeune lord ne parfît point son éducation au contact des vestiges artistiques et architecturaux de la péninsule, avant de regagner la Perfide Albion, son fog et sa sauce à la menthe. On devine aisément que ces messieurs voulaient garder auprès d’eux un souvenir de leur voyage italien, de toutes les merveilles qu’ils avaient pu y admirer mais aussi des connaissances qu’ils y avaient acquises. C’est là que Batoni intervient : basé à Rome – ville-point d’orgue du Grand Tour évidemment -, son atelier devient le plus prisé de ces nobles clients qui défilent sans relâche pour se faire peindre un portrait encapsulant à lui seul toute leur expérience italienne.

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Pompeo Batoni, Portrait de Lord Thomas Dundas, 1764, huile sur toile, 298 x 196,8 cm, Yorkshire, collection du marquis de Zetland

Vous pourrez m’objecter que ça manque de spontanéité, mais regardons de plus près : le modèle est représenté en pied dans une pose élégante et décontractée, dans son bel habit de jour, comme au retour d’une promenade (d’où la canne, le chapeau et le lévrier). Le décor est celui d’une architecture classique (notez les colonnes doriques), avec une alcôve donnant sur l’extérieur où sont exposées de petites sculptures. Lord Dundas désigne une autre sculpture qui surplombe une fontaine et semble s’adresser à un personnage hors-champ. Joli jeu de lumière oblique qui provient de l’ouverture au-dessus de l’alcôve et donne un caractère intimiste à la scène. Mais le génie de Batoni réside dans les citations : il truffe ses portraits de références directes ou indirectes aux œuvres visibles à Rome. Je suis sure que vous aurez donc reconnu quatre blockbusters des collections de sculpture antique de la cour du Belvédère, au Vatican : de gauche à droite dans l’alcôve, j’ai nommé l’Apollon du Belvédère, le Laocoon et l’Antinoüs ; et au-dessus de la fontaine, l’Ariane endormie, du moins des répliques réduites de ceux-ci. La recette est donc simple chez Batoni : un décor architectural classique et grandiose (toujours une colonne et/ou un rideau de velours), une ouverture vers l’extérieur, des sculptures ou architectures romaines. Le tout entièrement recomposé dans l’atelier, qui possédait de nombreux moulages des antiques célèbres. Le modèle ne faisait que passer pour l’esquisse de son visage et de son costume, le reste était peint selon les diverses formules de composition de Batoni, offrant un choix à peu près illimité. D’un fonctionnement quasi-industriel, l’atelier était capable de produire un nombre impressionnant de portraits de touristes en un temps record, quitte à les faire expédier en Angleterre s’ils n’étaient pas terminés avant le départ de leur propriétaire. Ça c’est du service.

L’avantage du système Batoni, c’est qu’il résout élégamment le problème du multi-selfie en permettant au modèle de poser devant plusieurs œuvres à la fois. Il évite aussi à Milord de s’encombrer de copies-souvenirs en plâtre de ses sculptures préférées [alternative aussi à la boule à neige-Colisée] puisqu’elles sont déjà dans le tableau. Avouez que le résultat ne manque pas de gueule. Facile à reproduire chez vous, si vous disposez d’un costume de théâtre, d’un rideau, d’une colonne en carton-pâte trouvée sur un décor de péplum et de quelques belles reproductions en résine.

 

En bon poète, vous faites rimer nature et culture, et vous avez bien raison, c’est furieusement tendance [cf. l’inscription à l’Unesco des vignobles bourguignon et champenois], mais à condition de distiller subtilement des indices de votre érudition et de vos penchants romantiques… 

… faites comme Tischbein, auteur de ce célébrissime portrait bucolique de Goethe. Enfin célébrissime surtout outre-Rhin.

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Johann Heinrich Wilhelm Tischbein, Goethe dans la campagne romaine, 1787, huile sur toile, 164 x 206 cm, Francfort, Städelmuseum

C’est au cours de son séjour en Italie, en 1786-1787, que le poète, qui avait déjà quelques œuvres majeures à son actif (Les souffrances du jeune WertherIphigénie en Tauride, Torquato Tasso…), fait la connaissance de Tischbein, qui sera aussi son hôte à Rome. Ce voyage italien est, selon ses dires, une véritable renaissance à laquelle il vient ressourcer son art. Il explore donc, avec Tischbein pour guide, les alentours de Rome, notamment les vestiges qui bordent la Via Appia. Il semble que cette visite ait eu un impact particulier sur Goethe puisqu’il choisira cet arrière-plan pour son grand portrait. Ici aussi, bien sûr, il s’agit d’une vision recréée en atelier, mais on identifie très clairement, au centre, le mausolée de Caecilia Metella, cette large tour à créneaux (1er siècle av. J.-C.). Poétique des ruines, vanité des civilisations qui se croient éternelles, méditation sur le temps qui passe et sur la grandeur antique : on est au point de basculement entre idéal néo-classique et prémices du romantisme. Goethe, stoïque et concentré [et nullement gêné par ces quelques approximations dans les proportions de son anatomie, dont cette cuisse gauche un peu trop longue pour être honnête], est alangui sur des fragments d’architecture éparpillés (chapiteau de colonne, bas-relief…) et mangés par la végétation, devant un fond de nature sereine. Tischbein reprend la formule, canonique depuis la Renaissance, du corps allongé dans un paysage [ça ne vous rappelle rien ?], en apportant des éléments à haute valeur ajoutée symbolique et poétique. Les vestiges apparaissent comme une transcription imagée de l’état d’esprit du poète, un paysage intérieur.

Conservé à Francfort, ville natale de Goethe, ce tableau est devenu au fil du temps une véritable icône, qui a joué un rôle prépondérant dans la construction et la diffusion de l’image de ce génie national allemand. Comme quoi, Tischbein avait tapé juste. Et à quoi reconnaît-on une image iconique ? A sa capacité à être détournée à toutes les sauces : par Warhol, par la marque de bière Köstritzer, et d’autres encore. Vous aussi, prenez un air inspiré et impénétrable devant votre monument fétiche, le regard perdu dans le lointain et la pose faussement nonchalante [quelques accessoires peuvent vous aider à entrer dans la peau d’un poète : cape, chapeau… ou encore cuissardes en cuir si vous êtes fan de Francis Lalanne]. Postez le cliché sur votre mur Facebook et comptez les memes qui ne devraient pas tarder à pulluler.

 

Vous vous dites qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, surtout lorsqu’il s’agit de sa propre image. L’autoportrait est votre obsession, et ça tombe bien car vous avez des talents artistiques et un esprit torturé qui ne demandent qu’à s’exprimer…

… suivez l’exemple d’un artiste venu du froid, le Hollandais Maerten van Heemskerck, alias le « Michel-Ange batave ».

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Maerten van Heemskerck, Autoportrait devant le Colisée, 1553, huile sur bois, 42,2 x 53 cm, Cambridge, Fitzwilliam Museum

Van Heemskerck appartient à la première génération de peintres romanistes, c’est à dire des artistes d’Europe du Nord venus s’installer en Italie pour se confronter à la leçon antique, autant qu’à celle des maîtres de la Renaissance. Son séjour, entre 1532 et 1536, se révèle particulièrement fructueux puisqu’il réalise un grand nombre de dessins de paysages, vestiges et sculptures, ainsi que ses plus célèbres tableaux à sujets mythologiques, qui révèlent une véritable fascination pour l’Antiquité. Le Colisée, notamment, a particulièrement retenu son attention. Il lui consacre un étonnant autoportrait rétrospectif : près de vingt ans séparent en effet son retour de Rome de l’exécution de ce tableau, qui commémore son expérience italienne fondatrice. Ce qui rend l’oeuvre si marquante, c’est le dispositif complexe utilisé par Heemskerck. Il s’y représente ainsi deux fois : la petite effigie de dessinateur assis en plein travail, à droite, c’est lui, à l’époque de son séjour ; et cet homme barbu, d’âge mûr, qui regarde le spectateur, c’est encore lui ! Autre curiosité : ce n’est pas le « vrai » Colisée que Heemskerck a peint mais une peinture du Colisée, comme le montre l’étiquette en trompe-l’œil au bas du tableau, qui porte sa signature, son âge et la date de 1553. Par un jeu de mise en abyme, l’artiste dédouble son identité, télescope passé et présent et se pose à la frontière des mondes, à la fois dans l’espace de la représentation et dans l’espace du spectateur.

Allez trouver une appli qui vous fasse la même chose. C’est le grand avantage du pinceau sur l’algorithme. Néanmoins, les plus bidouilleurs pourront sortir quelque chose de satisfaisant sous Photoshop. Le tout est de bien penser sa composition : quitte à prendre son temps pour faire un selfie-souvenir [vous n’êtes pas obligés d’attendre vingt ans non plus, hein], autant soigner la mise en scène et les niveaux de lecture. Sans omettre une pointe d’humour décalé, toujours bienvenue afin de démarquer votre oeuvre intello-conceptuelle d’un collage hasardeux de photos de vacances.

 

Voilà, il ne me reste plus qu’à vous en souhaiter de bonnes (les vacances), et n’oubliez pas, le selfie oui, mais pas à n’importe quel prix : je lisais récemment cet article édifiant qui m’a fait hésiter entre rire jaune et consternation. Finalement, si le selfie se limite à être d’un goût discutable [avec la circonstance aggravante de la duckface bien sûr], ce n’est déjà pas si mal. Pour le reste, détournez, décalez, la créativité ne s’use que si l’on ne s’en sert pas, et ce n’est pas Gerard Andriesz Bicker qui me contredira !

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Bartholomeus van der Helst, Portrait de Gerard Andriesz Bicker, 1642, huile sur toile, 94 x 70 cm, Amsterdam, Rijksmuseum [avec l’intervention d’un visiteur facétieux]

 

 

 

 

 

 

 

Le Stedelijk Museum d’Amsterdam : une institution face à son histoire

Les amateurs de bicyclette le savent déjà : c’est depuis Utrecht, aux Pays-Bas, que s’élanceront bientôt les cuissards en lycra fluo des coureurs du Tour de France. Insigne honneur pour un pays, que celui d’accueillir une manifestation de si haute teneur morale, et qui lui permet de se retrouver sous les feux des projecteurs l’espace d’une journée de direct. Mais cet événement n’est qu’un indice parmi d’autres que 2015 est une année placée sous le signe des Pays-Bas : c’était en effet la nation invitée par le Festival d’Histoire de l’Art qui s’est tenu à Fontainebleau le mois dernier [manifestation certes beaucoup moins médiatisée que le Tour de France mais néanmoins incontournable dans le petit monde des historiens d’art], et c’est enfin la destination que j’avais choisie pour dépayser agréablement un des nombreux ponts de mai dernier. Alors bien sûr, en théorie, le programme de mes vacances ne regarde que moi. Mais il se trouve qu’en l’occurrence, ces deux jours passés à Amsterdam m’ont fourni pas mal de matière à réflexion artistique, muséale et citoyenne qui, du coup, relèvent de ce blog.

Tout d’abord, une petite mise au point, au risque d’enfoncer une porte ouverte. Amsterdam ne se résume pas à ses jeunes femmes court-vêtues dans leurs vitrines, ni à son herbe qui fait rire : il y a aussi le Zaanlander 3 ans d’âge et les musées. La Hollande, l’autre pays du fromage, ça oui, mais pas que ! C’est pourquoi j’aimerais parler ici d’une exposition qui a particulièrement marqué mon escapade amstellodamoise, et sur laquelle je suis tombée par un heureux hasard, tandis que je vagabondais au rez-de-chaussée du Stedelijk Museum, non loin des salles de design contemporain [où l’on peut voir entre autres du mobilier De Stijl, un iMac G3 modèle 1998 et une brosse à WC en plastique, bref, toute la beauté insoupçonnée du quotidien].

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Le Stedelijk Museum, ses briques au charme suranné et sa nouvelle aile qui abrite le hall d’accueil et la librairie. Ou le concept du musée rétro-futuriste.

Exposer le non-exposable ? Challenge accepted !

Du 27 février au 31 mai 2015, donc, le Stedelijk Museum accueillait une exposition que je n’hésiterai pas à qualifier de remarquable, intitulée « The Stedelijk Museum and the Second World War » [comment ça, vous ne savez pas prononcer « Stedelijk »?]. J’ai déjà consacré un billet aux sombres années 1940 pour le patrimoine français et sur le travail titanesque qui restait encore à accomplir dans les musées afin de reconstituer le parcours de nombreuses pièces entrées légalement dans leurs collections depuis cette époque, puisque bien des zones d’ombre entachent encore leur historique. J’appelais également de mes vœux une démarche de communication plus pro-active de la part des institutions auprès du grand public, afin de faire comprendre les enjeux historiques et éthiques qui se trament derrière les œuvres. Et j’osais rêver du jour où l’un d’entre eux organiserait une exposition en ses murs pour confronter ce passé douloureux et impliquer ses visiteurs qui sont aussi et avant tout des citoyens.

J’en ai rêvé, le Stedelijk Museum l’a fait. Avec intelligence, pédagogie et audace, parce que montrer comment on soustrait au regard des œuvres pour les protéger, cela relève au mieux de la gageure, au pire de l’oxymore. Quoi qu’il en soit, la démarche intellectuelle et muséographique menée par les commissaires de l’expo devrait faire date, tant elle marche sans bavure sur la ligne de crête qui évite le sentimentalisme, l’héroïsation à outrance, l’idéologie. C’est finalement quand on se penche froidement sur les faits, les documents, les archives, que l’on peut redonner à une période historique toutes ses nuances. Et traiter une question générale – ici, la gestion des musées en temps de guerre – du point de vue d’une seule institution, permet de donner une dimension universelle au particulier, d’articuler la petite et la grande histoire.

Cela se fait sans problème dans le cadre d’un ouvrage scientifique. A ce sujet, le catalogue de l’exposition, impeccable lui aussi, est déjà disponible à la bibliothèque de la Fondation Custodia, qui l’a acquis sur mes conseils. La difficulté résidait dans la transposition de ce discours en un parti pris muséographique efficace afin d’investir les cinq salles dévolues à l’exposition, puisque près de la moitié du volume d’objets exposés était composé de documents sur papier, donc en deux dimensions et de petit format pour la plupart : affiches, archives administratives, photos, supports de propagande… La scénographie alternait donc des murs consacrés à la mise en contexte (frise chronologique illustrée, photos d’archives en blow-up, textes, extraits de films…), avec un traitement graphique très présent, et des espaces laissés blancs pour une présentation plus conventionnelle des œuvres (accrochage mural et vitrines). Conventionnelle, en apparence seulement. C’est ainsi que, nonobstant leur sacro-saint statut de chef-d’oeuvre, plusieurs tableaux étaient accrochés… à l’envers, leur dos offert au regard du visiteur.

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Côté pile : outre les étiquettes habituelles signalant les déplacements de l’oeuvre en expo, notez ce point rouge en haut à droite, sur le panneau et le cadre…

Cet accrochage permettait de révéler le code couleur décidé par les responsables du Stedelijk Museum, juste avant le début de la guerre, pour marquer les œuvres par ordre de priorité en vue de leur prochaine évacuation : point rouge = priorité haute ; point blanc = priorité moyenne ; point bleu = priorité faible. Détail symbolique mais qui a son importance : ces trois couleurs sont celles du drapeau des Pays-Bas, évidemment.

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Côté face, l’une des pièces maîtresses de la collection du Stedelijk : Geo Poggenbeek, Vue d’un village français, huile sur bois, 1897, Amsterdam, Stedelijk Museum

Un dispositif scénographique original permettait de mettre en lumière une autre stratégie du Stedelijk Museum, cette fois-ci pour mettre des œuvres et objets à l’abri des prédations nazies en les « déguisant » en pièces de sa collection. En effet, pendant la guerre, le musée lui-même a fait office de coffre-fort à la demande de marchands et collectionneurs juifs, qui lui ont confié leurs biens précieux. Cette opération nécessitait toutefois un traitement bien souvent irréversible : élimination de toutes les marques ou étiquettes sur l’oeuvre, qui auraient pu en indiquer la provenance, parfois même destruction de la documentation afférente. Avantage : ces œuvres ont traversé la guerre sans encombre. Inconvénient, et de taille : la restitution aux ayants droit est aujourd’hui plus ardue que jamais, vu qu’aucune mémoire administrative ne vient pallier la perte de la mémoire humaine, et que les ayants droit en question n’ont généralement aucune connaissance des arrangements réalisés entre leurs aïeux et le musée, à l’aube de la guerre, puisque bien souvent ces derniers ont péri dans les camps. L’exposition montrait donc un cas concret de camouflage, en présentant sous vitrine une étagère de livres anciens, tous appartenant au collectionneur M.B.B. Nijkerk, qui les avait déposés au Stedelijk dans les années 1930. L’un d’eux, montré ouvert, arborait cet ex-libris :

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L’ex-libris créé par Willem Sandberg, aux initiales du Stedelijk Museum, afin de marquer les livres appartenant à la bibliothèque du musée.

En apposant cet ex-libris sur tous les livres de Nijkerk, les responsables du musée ont donc pu les intégrer en toute discrétion dans leur propre bibliothèque. Le collectionneur, par chance, a survécu à la guerre. En gage de reconnaissance, il léguera plusieurs œuvres de sa collection au Stedelijk.

La force du discours de l’exposition reposait donc sur la pluralité des types d’œuvres et objets exposés, et sur la capacité des dispositifs muséographiques à révéler, en attirant l’attention sur un petit détail, tout un pan de l’histoire du musée : la partie immergée de l’iceberg. Des nombreux tableaux, dessins et estampes exposés, ce n’était pas tant la qualité artistique intrinsèque que l’on retenait, mais le statut de témoin direct (voire de victime collatérale) de l’histoire. Preuve que tout objet est foncièrement polysémique, si l’on sait le faire parler, et que son sous-texte est souvent bien plus intéressant que la première impression visuelle qu’il donne de lui-même.

Un dernier défi relevé avec brio par cette exposition, toujours dans le registre « comment montrer ce qui n’a pas vocation à l’être » [et je dois dire que j’ai bu du petit lait tant ces questions me tiennent à cœur] : la dernière salle était consacrée à la recherche actuelle menée par le musée sur les provenances. A première vue, c’est un travail tout sauf « expogénique ». Des kilos de papier, des mètres linéaires de dossiers, de vieilles photos, de la sueur et des migraines ophtalmiques. Et pourtant, l’enjeu de tout cela, ce n’est rien de moins que la légitimité de la présence, dans les collections du musée, de plusieurs œuvres dont l’historique s’est perdu dans les limbes. Au cours du projet de recherche national « Acquisitions des musées depuis 1933 », mené par tous les musées néerlandais, le Stedelijk Museum a identifié 16 œuvres [ce qui est finalement très peu comparé à l’imbroglio français des MNR…] qui posent problème aujourd’hui encore, du fait des procédés de camouflage qui ont brouillé irrémédiablement les pistes, au point que le musée lui-même n’y retrouve plus ses petits…

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Henri Matisse, Nu debout, pierre noire sur papier, 27 x 20,1 cm, Amsterdam, Stedelijk Museum. Le propriétaire originel de ce dessin, donné anonymement au musée en 1940 pour le mettre à l’abri, n’a toujours pas été identifié. Le passage de l’oeuvre dans plusieurs lieux de stockage secrets utilisés par le Stedelijk Museum est cependant attesté.

Dans la salle étaient donc accrochées ces œuvres litigieuses, avec des cartels récapitulant brièvement leur historique connu, tandis que sur une vaste table, au centre, les visiteurs pouvaient consulter plusieurs classeurs contenant des extraits des dossiers de recherche de provenance pour les œuvres en question. Je me suis assise moi aussi, et je les ai feuilletés. Il y a bien sûr autant de cas de figure que d’œuvres, et ceux que la question intéresse trouveront plus de renseignements ici. Mais ce qu’il faut saluer, à mon sens, c’est la volonté de valoriser auprès du grand public un travail de recherche qui concerne finalement tout le monde (en premier chef les ayants droit potentiels), et surtout, de ne pas couper cette recherche de son objet, en l’occurrence les œuvres, afin d’en montrer la portée concrète et très immédiate. L’exposition se concluait donc sur le volet présent de ce passé, sur le continuum historique qui fait que, 70 ans après la fin de la guerre, cette page n’est toujours pas tournée. Quant aux restitutions, lorsqu’elles sont possibles, elles sont soumises à l’accord d’un comité dédié et de la municipalité d’Amsterdam (qui est propriétaire des collections du Stedelijk Museum).

Le musée flottant

Mais revenons sur l’histoire du musée proprement dite, puisque l’exposition en offrait un aperçu très vivant. Dans les années 1930, face à la montée en puissance des nazis dans l’Allemagne toute proche, à la mise en place d’une chasse à l’art « dégénéré », et d’une politique antisémite, de nombreux collectionneurs, artistes et marchands d’art juifs fuient le Reich. Willem Sandberg, conservateur au Stedelijk Museum et David Roëll, directeur du musée, se mobilisent pour leur venir en aide : ils achètent des pièces au marchand Herbert Tannenbaum, ou encore passent commande à Johannes Itten, artiste membre du Bauhaus, d’un décor pour le plafond du grand escalier du Stedelijk Museum. Mais dès 1933, le personnel du musée envisage un scénario catastrophe – la confiscation par les nazis des collections d’art nationales, à l’instar de ce qui se passe déjà dans de nombreux musées allemands – et un plan diabolique pour les exfiltrer discrètement des musées en cas d’ordre de mobilisation générale. Puisque les véhicules de transport terrestre seraient les premiers à être placés sous commandement militaire, Sandberg se dit que la voie fluviale reste la plus sûre. L’équipe du musée prépare donc méticuleusement l’ordre d’évacuation des œuvres et se tient prête.

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Chefs-d’oeuvre à fond de cale : risqué, mais pas si barge, le plan de Sandberg, même s’il lui vaudrait sans doute aujourd’hui les foudres des spécialistes de conservation préventive (milieu humide, destruction assurée en cas de voie d’eau, sans compter l’éventualité de se retrouver pris dans les glaces hivernales du nord de la Hollande…)

Dès l’annonce de la pré-mobilisation, en août 1939, Sandberg commence à faire charger sa précieuse cargaison sur quatre barges au mouillage sur le fleuve Amstel, non loin du musée, qui allaient ensuite voguer vers diverses destinations et y rester amarrées plusieurs mois, en attendant… la deuxième phase du plan.

Un bunker décoré avec goût

Témoin des exactions commises durant la guerre civile espagnole lors d’un voyage en 1938, Sandberg décide ainsi de faire construire un bunker dans les dunes, près de Castricum, dans la province de Hollande Septentrionale, afin de protéger les œuvres de la menace des bombardements. Il faut dire que depuis mai 1940, les Pays-Bas sont occupés par l’armée allemande, et que l’hypothèse d’attaques aériennes sur leur sol se fait plus concrète.

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L’art underground, au sens propre. Visite guidée du bunker aux trésors par Willem Sandberg (image tirée du film Rembrandt in de Schuilkelder, « Rembrandt dans l’abri anti-aérien », 1941-1946)

L’abri, le premier du genre à être construit aux Pays-Bas à ces fins, est achevé dans le courant de l’année 1940. Equipé d’un mobilier de stockage adéquat, comme toute réserve de musée, notamment des grilles d’accrochage [vous noterez ce petit autoportrait de Van Gogh, sur sa grille, l’air de rien] pour les tableaux, il va rapidement recevoir une partie des collections les plus vulnérables du Stedelijk Museum, notamment celles qui se trouvaient dans les barges, mais accueillera aussi les trésors d’autres institutions : la Ronde de nuit de Rembrandt, fierté du Rijksmuseum, y séjourna, décadrée et roulée afin d’être stockée plus facilement ; des œuvres du musée Boijmans van Beuningen de Rotterdam y trouvèrent aussi refuge, ainsi que la collection des héritiers Van Gogh et des œuvres provenant de plus de 500 collections particulières menacées de saisies car appartenant à des Juifs. C’est là, je pense, la différence la plus saillante entre le cas français et le cas néerlandais, sur la question de la mise en sécurité préventive des collections d’art : tandis qu’en France, cette stratégie a visé les collections publiques (celles du Louvre en tête, grâce à l’action de Jacques Jaujard), l’approche des responsables néerlandais a pris en égale considération les acteurs publics et privés du monde de l’art, en l’occurrence collectionneurs et marchands.

Une fois la guerre déclarée, contrairement à la plupart des musées néerlandais, réquisitionnés comme hôpitaux, le Stedelijk Museum, même dépouillé de ses chefs-d’oeuvre, restera ouvert. Il présente un « nouvel accrochage », qui n’éveille pas les soupçons sur la localisation réelle des œuvres que le public avait l’habitude d’y admirer. La vie reprend son cours (presque) normal. Cependant, ce traitement de faveur n’a pas grand chose à voir avec la philanthropie ou l’amour de l’art. Pendant l’occupation allemande, le musée va ainsi se trouver contraint d’accueillir deux expositions de propagande nazie, les autorités néerlandaises considérant qu’en tant que pays neutre, les Pays-Bas n’avaient pas à refuser cela au voisin allemand… Mais le Stedelijk Museum résiste aussi à sa façon, en aidant financièrement les artistes qui avaient refusé de s’affilier à la Kultuurkamer des Pays-Bas. Cette chambre des métiers d’art calquée sur la Reichskulturkammer allemande fondée en 1933 par Goebbels, octroyait en effet une pension aux artistes labellisés par le régime nazi. Ceux qui s’y soustrayaient étaient non seulement privés de moyens de subsistance, mais encore soumis à des amendes s’ils exerçaient leur art hors du contrôle de la chambre. Le Stedelijk Museum accorda son soutien à plusieurs de ces artistes, souvent membres d’associations indépendantes (et souvent aussi, résistants), en leur donnant une visibilité en ses murs qui légitimait de fait leur travail, ou en leur commandant des œuvres.

Quant au bunker de Castricum, il dut être évacué en urgence en 1942, car il se trouvait sur le tracé du mur de l’Atlantique alors en construction par les Allemands. Rebelote : les trésors sont de nouveau sur la route, acheminés par le personnel du musée vers leur nouvel abri, le bunker de Zandvoort. Ce transfert n’a été possible que parce que les responsables du Stedelijk Museum ont réussi à obtenir l’accord des autorités allemandes (en leur cachant bien sûr que des biens appartenant à des Juifs se trouvaient mélangés aux collections nationales, puisque des lois antisémites spoliatrices s’appliquaient aussi au territoire des Pays-Bas). L’équipe du musée demeure très réduite néanmoins puisque la quasi-totalité du personnel masculin est affecté à la défense anti-aérienne. Son activité se ralentit donc considérablement entre 1943 et 1944, bien qu’il reçoive encore de nombreux visiteurs pour les quelques expositions qu’il parvient à organiser. Alors que la situation militaire se dégrade, le 20 septembre 1944, il ferme ses portes pour ne rouvrir qu’en juin 1945, à la libération des Pays-Bas. Les œuvres peuvent donc quitter leur bunker en toute sécurité et regagner Amsterdam, réparties dans plus de 200 camionnettes. Miracle : pas une oeuvre ne manque à l’appel, grâce aux registres tenus avec soin depuis le début de la guerre. Mais la tâche la plus difficile ne fait que commencer : démêler les collections publiques et les collections particulières…

Willem Sandberg : un homme, une vocation, une action

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Mais Willem Sandberg, c’est aussi un look [suis-je la seule à le trouver irrésistible ?]

Le Stedelijk Museum, l’un des premiers musées d’art moderne et contemporain du monde, créé en 1936, est indissociable de la personnalité de Willem Sandberg (1897-1984). Cette figure tutélaire, quasi-mythique, est tout d’abord un conservateur au profil atypique : plasticien et graphiste de formation, c’est lui qui a créé la première charte graphique et l’identité visuelle du Stedelijk Museum (refondue en 2012 par le duo néerlandais Mevis & Van Deursen). Nommé ensuite directeur de 1945 à 1963, il contribué à asseoir la réputation de son musée comme institution de pointe pour l’art contemporain, en impulsant notamment une politique d’acquisition trans-disciplinaire. Il ne parviendra que partiellement à ses fins, mais son action aura permis au Stedelijk Museum de se doter du premier département d’art vidéo, avant tout le monde. Bref, Sandberg, c’est avant tout un homme de convictions, un créatif et un sacré visionnaire.

Et, ce n’est pas surprenant, Sandberg va mettre pendant la guerre ses talents artistiques au service de ses idées, en réalisant notamment de faux-papiers pour des membres de la résistance. Il contribue aussi à préparer l’attaque du Bureau civique central d’Amsterdam, le 27 mars 1943. Arrêté, il parvient à s’enfuir et échappe ainsi de justesse au peloton d’exécution, contrairement à ses camarades conspirateurs. Il devra néanmoins passer les deux années suivantes à se cacher, jusqu’à la fin de la guerre. Une fois la paix retrouvée, Sandberg, désormais aux commandes du Stedelijk, consacre l’exposition de réouverture à son ami résistant H.N. Werkman, dont il présente les gravures clandestines réalisées pendant la guerre, notamment une série de planches en couleurs qui a pour thème le bunker de Castricum. En 1946, il organise une grande rétrospective Mondrian, qui sacre triomphalement cet art contemporain longtemps relégué aux oubliettes par le nazisme. L’oeuvre-symbole de cette reconquête, Victory Boogie-Woogie, dernière réalisation (d’ailleurs inachevée) de Mondrian, est le feu d’artifice de l’exposition, une véritable ode à l’espoir, à la vie et à la paix. Manquant alors de crédits pour acquérir l’oeuvre, Sandberg décide d’en faire réaliser une copie qui intègrera les collections de son musée. Cette réplique était d’ailleurs présentée dans le parcours de l’exposition « The Stedelijk Museum and the Second World War », dans l’avant-dernière salle consacrée à l’immédiat après-guerre.

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Piet Mondrian, Victory Boogie-Woogie, 1942-1944, huile et papier sur toile, 127 x 127 cm, la Haye, Gemeentemuseum

Comme bien souvent dans les moments critiques de l’Histoire, le point de basculement tient à la personnalité d’un individu, aux choix décisifs qu’il sera amené à faire dans des circonstances hors-normes, en son âme et conscience. En France, le rôle de Rose Valland, Monument Woman nationale, a été mis en lumière par la recherche récente et par un documentaire. Ce fut dernièrement au tour de Jacques Jaujard, « Illustre et inconnu », de faire l’objet d’un documentaire diffusé sur France 3, qui rend hommage à son action de sauvetage préventif des collections du Louvre dès le début de la guerre, alors qu’il était directeur des musées nationaux. Aux Pays-Bas aussi, le patrimoine a dû son salut à la personnalité de quelques professionnels engagés : Willem Sandberg est l’un d’eux, et non le moindre.

C’est vraiment pour des gens comme ça qu’on a créé le « Hug A Museum Worker Day » (mot-dièse #HAMuseumW), non ? Alors puisque ce jour tombe aujourd’hui 29 juin, profitons-en pour témoigner par une poignée de main, une accolade ou un gros câlin, toute notre gratitude à ces agents du patrimoine qui œuvrent dans l’ombre, dans des conditions de travail de plus en plus kafkaïennes [et ce quelle que soit leur position hiérarchique], pour assurer la sécurité des espaces des musées, l’accueil des visiteurs, la bonne santé des collections, leur connaissance, leur exposition, leur diffusion. Et pas uniquement parce que ces missions relèvent d’une obligation légale ou d’une injonction de service public : la plupart le font avec une passion et une énergie qui, fort heureusement, ne sont pas indexées sur la courbe d’évolution de leurs budgets.

Bref, même si, à l’instar d’une barge mal colmatée, la culture prend l’eau, n’attendons pas qu’on nous prive de musées et de patrimoine pour les défendre.

1968-1971 : le Baltardgate, du rififi au cœur de Paris

« Le centre Pompidou a longtemps divisé les Parisiens en trois grandes catégories : ceux qui trouvaient ça laid, ceux qui trouvaient ça beau, et ceux qui se demandaient s’il fallait trouver ça laid ou beau pour avoir l’air dans le coup. Rien n’est plus incertain que le sens architectural des Parisiens. On a vu les mêmes honnir le Sacré-Coeur et s’esbaudir à Beaubourg après avoir déchiré leur T-shirt en pleurant des larmes de sang devant les ferrailleries utilitaires de M. Baltard. » (Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, article « Paris », Seuil, 1985).

Voilà en substance ce qui me tournait dans la tête la semaine dernière, pendant que je parlais ici-même de vieilles pierres et de transports amoureux, de pulsions passionnelles contradictoires, de patrimoine et de politisation. Invariablement, la voix de Pierre Desproges égrenait avec son ironie délicieuse ces réflexions vachardes [mais Ô combien vérifiables] sur la capacité de ses contemporains à se changer périodiquement en pasionarias pour défendre – ou conspuer – des symboles du Paris monumental. Deux siècles après le mélodrame révolutionnaire, qui a permis d’accoucher dans la douleur d’une conscience patrimoniale moderne et son cortège législatif, voilà que les Parisiens ont remis ça. Tel Alexandre Lenoir, le héros romantique sauvant à son corps défendant de précieuses reliques de l’architecture médiévale en péril, le peuple de Paris (ou du moins une portion très audible de celui-ci) va faire des halles de Victor Baltard, promises à la pelleteuse, son cheval de bataille. Trois ans de polémiques, mobilisations, débats, scandales, invectives, prises de position d’intellectuels, batailles journalistiques, pétitions. Pour rien. Ou presque.

Mais c’est peut-être là toute sa chance dans son malheur : l’épisode des halles a constitué un véritable précédent dans l’histoire des mobilisations populaires en faveur du patrimoine et forcé à reconsidérer la valeur du patrimoine architectural récent. Décryptage de cet épisode-clé du mandat de Georges Pompidou, qui a fait couler beaucoup d’encre et tourné beaucoup de rotatives, comme peut-être aucune autre affaire de ce type ne l’avait fait auparavant.

 

Les Halles, ventre et centre de Paris

L’affaire de la destruction des Halles de Baltard est peut-être l’exemple le plus édifiant des liens complexes qui unissent le politique au patrimonial. Pour comprendre comment une polémique de cette ampleur a pu voir le jour dans la France des Trente Glorieuses, il faut revenir brièvement sur l’histoire du marché de Paris. Situé sur la rive droite de la Seine, le long de la « colonne vertébrale » nord-sud qui relie Paris à l’actuelle ville de Saint-Denis (lieu du martyre de saint Denis, le saint patron de Paris), l’emplacement convient au roi Louis VI le Gros qui décide d’y installer, dès 1137, le marché dit des « champeaux ». Mais le lieu est aussi chargé d’une lourde mémoire : sa permanence depuis le XIIème siècle et la proximité immédiate du cimetière des Innocents en font un symbole indéracinable du vieux Paris, où converge l’Histoire. A la veille de la Révolution, néanmoins, un premier événement est venu bouleverser les rapports entre les Parisiens et ce quartier : la destruction du cimetière des Innocents et le transfert des ossements dans les catacombes, pour des raisons de salubrité. Cette séparation des morts et des vivants, pour certains historiens du patrimoine (dont Alexandre Gady), marque véritablement le point de non retour vers une nouvelle ère de l’histoire.

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Charles Louis Bernier, Vue généralle [sic] prise du point A du plan et embrassant toute la partie du Cimetière, contre-épreuve d’un dessin à la mine de plomb, 22,8 x 43,5 cm, Paris, BnF

Le marché de Paris sera au fil du temps amélioré grâce à la construction de bâtiments couverts, connaissant une apogée avec l’édification des pavillons de fonte et de verre, gigantesques « parapluies », par Victor Baltard dans les années 1850. Centre vital et nourricier de Paris, les nouvelles halles du marché de gros illustrent l’âge d’or de la révolution industrielle et de la prospérité dans la France du Second Empire.

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Vue aérienne des dix pavillons de Victor Baltard. Dans l’alignement, à gauche, le bâtiment circulaire de la Halle au Blé ; et le long des halles, plus à droite, l’église Saint-Eustache et ses arcs-boutants gothiques.

Zola assigne aux pavillons de Baltard, récemment construits, l’un des rôles principaux de son roman « Le Ventre de Paris« . Leur architecture, la vie grouillante qu’ils abritent, et surtout la saturation d’impressions sensorielles y sont merveilleusement décrites [relisez le passage très olfactif de la « symphonie des fromages » pour apprécier ses talents de chef d’orchestre]. Mais puisque nous parlons ici plutôt d’architecture, quelques lignes de Zola en guise d’illustration. Lorsque son héros, Florent, est de retour à Paris après plusieurs années de bagne et découvre les nouvelles halles au petit matin : « Mais ce qui le surprenait, c’était, aux deux bords de la rue, de gigantesques pavillons, dont les toits superposés lui semblaient grandir, s’étendre, se perdre, au fond d’un poudroiement de lueurs. Il rêvait, l’esprit affaibli, à une suite de palais, énormes et réguliers, d’une légèreté de cristal, allumant sur leurs façades les milles raies de flammes de persiennes continues et sans fin. Entre les arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunes mettaient des échelles de lumière, qui montaient jusqu’à la ligne sombre des premiers toits, qui gravissaient l’entassement des toits supérieurs, posant dans leur carrure les grandes carcasses à jour des salles immenses […]. » C’est bien en effet cette architecture arachnéenne, lumineuse et aérienne, utilitaire autant qu’esthétique, qui caractérise les pavillons de Baltard. Sortes de cathédrales de l’ère industrielle avec leur plan inspiré des basiliques romaines, vaisseaux amiraux de la modernité à quelques encablures du chevet gothique de Saint-Eustache, ils s’inscrivent dans un vaste quadrilatère, le « carreau des halles », lui-même pris dans un tissu urbain très dense, témoignage lointain du Paris médiéval.

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Un pavillon des halles vu par Robert Doisneau

Pendant plus d’un siècle, le cœur géographique de Paris va se confondre avec son ventre symbolique : les dix pavillons accueillent chacun un type de denrées alimentaires (produits maraîchers, viande, poisson, crèmerie…), et en quantités suffisantes pour approvisionner – en gros et au détail – Paris, sa proche banlieue et une partie de la France aussi. Un gargantuesque festin renouvelé chaque jour. Mais l’activité intense et le trafic généré en ce point névralgique de la capitale ne vont pas sans poser de problèmes, en termes d’urbanisme autant que d’hygiène, tandis que Paris poursuit son développement démographique… certains redoutent donc, à courte ou moyenne échéance, une asphyxie du cœur de Paris, ou plutôt, pour filer la métaphore, une indigestion. Déjà en 1943, dans le Paris occupé, on avait émis le projet de déplacer le marché de gros. Cependant, d’une façon générale, on redoutait encore dans ces années de toucher aux halles, car on imaginait, dans une perspective vaguement superstitieuse, les conséquences dramatiques qui s’ensuivraient. Le lieu est en effet marqué par une histoire ininterrompue depuis le XIIème siècle… Cela explique que les partisans de la rénovation des halles ont mis longtemps avant d’obtenir gain de cause. Mais l’arrivée de Pompidou, en 1969, va donner un coup d’accélérateur au dossier.

 

Le Paris de Pompidou, un pari sur l’avenir

Il faut dire que l’état des lieux n’est pas brillant. L’importance prise par les Halles semble avoir réduit le quartier à sa seule fonction urbaine de marché de gros, tandis que les Parisiens peinent à le considérer comme le centre de leur ville. De plus, l’engorgement du centre et la fuite des habitants du quartier provoquent la crainte de voir le centre de gravité de Paris se déplacer. Pour cela, il est nécessaire de rénover le centre de la rive droite et de le rendre attractif car il n’offre aucune caractéristique d’un cœur de ville moderne, Paris étant une des seules grandes villes françaises à n’avoir connu depuis la guerre aucune grande opération d’urbanisme. Pour lutter contre la désertion des Parisiens et enrayer le déclin programmé de la capitale, il faut donc aménager des infrastructures : transports, commerces, logements… Et Pompidou voit grand : il imagine le centre de la capitale comme un centre d’affaires, avec des sièges d’entreprises, des galeries marchandes, des équipements sportifs et culturels, le tout desservi par une gare de RER où se croiseraient les lignes nord-sud et est-ouest. Vaste programme. Evidemment, ce feu d’artifice de projets est assez peu compatible avec le maintien des pavillons de Baltard. D’autant que depuis 1963, les banques mènent une spéculation immobilière sans précédent. Dans cette optique, le projet de destructions et reconstructions en plein cœur de Paris offre des perspectives de marchés juteux. C’est pourquoi, dès le printemps 1962, un conseiller communiste décortique l’affaire des halles comme « une formidable opération capitaliste ». Le futur marché de gros, envisagé à Rungis, est en effet, selon lui, un instrument de la domination des grosses sociétés succursalistes au détriment du petit commerce qui ne survivra pas au départ des halles centrales. S’ajoute à cela la voix des architectes Rotival et Lopez, théoriciens des « grands ensembles » et conseillers de Pompidou, qui piaffent d’impatience à l’idée de remodeler le centre de Paris [après avoir rayé de la carte les pavillons] afin de le faire entrer de plain-pied dans cette riante ère post-industrielle. Rien de bien nouveau sous le soleil finalement, si l’on se rappelle que Le Corbusier avait déjà tout planifié dès 1925 :

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Le Corbusier prévoyait en effet de raser tout le cœur historique de Paris, sur la rive droite, face à l’île Saint-Louis. A la place des charmants entrelacs de rues du Marais, un Légo géant hymne à l’orthogonalité et à la verticalité. On l’a échappé belle, cela dit.

Dès les années 50, les partisans du déménagement des halles hors de Paris vont trouver les arguments nécessaires [de bonne ou de moins bonne foi] pour hâter les décisions : la surface du marché de gros ne permet plus d’approvisionner une région capitale qui connaît une croissance exponentielle, les activités du marché provoquent des embouteillages dans un Paris au trafic automobile de plus en plus dense, et les problèmes de salubrité aux abords du marché offusquent les hygiénistes. Des armées [supposées ?] de rats se terrent dans les caves des halles, tandis qu’« un mètre cube d’air prélevé à Paris contient 600 000 microbes », comme le soutiennent des blouses blanches devant le conseil municipal. Sans compter le sentiment diffus d’insécurité qui plane sur les lieux à la nuit tombée, fruit de cet amalgame entre « Classes laborieuses et classes dangereuses » que l’historien Louis Chevalier avait déjà pointé en 1958 dans son ouvrage éponyme. Ni une ni deux, Michel Debré décide en janvier 1959 de transférer l’activité des halles dans un marché d’intérêt national, tandis que la viande irait à la Villette, même si le déménagement ne s’effectuera qu’en 1969. De ce fait, le transfert du marché à Rungis remet en question l’utilité des pavillons, qui occupaient alors quatre hectares du centre de Paris…

 

« Paris culturel » vs « Paris bancaire » : la bataille des halles

Néanmoins, jusqu’en juillet 1968, le conseil de Paris n’est pas totalement fermé à l’hypothèse d’une rénovation des pavillons de Baltard. Une exposition permanente dans le quartier montre même au public les maquettes de projets qui proposent une deuxième vie pour les anciennes halles. Mais aucun de ces projets ne trouvera son aboutissement ; c’est donc la solution d’une démolition qui finit par s’imposer. Après le déménagement effectif du marché de gros à Rungis, les pavillons qui ne gênent pas le creusement du RER sont maintenus à titre provisoire pour abriter des manifestations culturelles et en quelque sorte « nourrir l’esprit » après avoir nourri le corps. Le quartier, moribond depuis le départ du marché, se réveille. Les constructions de Baltard se révèlent flexibles et polyvalentes, à tel point qu’une étude prouve que l’animation des pavillons coûterait deux fois moins cher que celle des Maisons de la Culture. La campagne d’animation est orchestrée par un comité qui rassemble les acteurs du monde culturel, politique, commerçant mais aussi des habitants du quartier, tandis que l’Etat participe pour moitié dans le budget d’exploitation. Le 24 mars 1969, les pavillons ouvrent leurs portes au public. L’opération connaît un succès immédiat : pas moins de 70 000 visiteurs se pressent dans l’exposition consacrée à Picasso qui se tient sous les parapluies de Baltard. Mais c’est surtout leur architecture, redécouverte sous un nouveau jour, qui provoque le coup de foudre des Parisiens pour les pavillons et qui déclenchera l’une des plus formidables mobilisations de l’opinion publique en faveur d’un monument : la « bataille des Halles » opposera désormais les partisans du « Paris culturel » et ceux du « Paris bancaire », selon la formule choisie le 21 Juin 1971 par le Nouvel Observateur.

A mesure que la date fatidique de la destruction approche, l’opinion s’insurge contre cette décision sans appel. Il faut dire qu’en ouvrant les pavillons, le gouvernement a généré sans le savoir, et assez ironiquement, un obstacle de taille à la marche de son projet : dorénavant, il se heurte aux protestations du front des « anti-démolition ». Marcel Cornu relate cet épisode dans « La bataille de Paris » : « Quand s’en fut allée à Rungis une grande partie des halles la contestation, en effet, s’introduisit dans les grands pavillons de Baltard.[…] La contestation ne se doutait pas qu’elle était déjà contestation. […] Prodige ! D’emblée les pavillons […] tout sales, tout noircis, se reconvertissent : cirque, cinéma, théâtre… Dans ce Paris tristement mécanisé, […] spontanément, ils se transforment en lieux de fête. […] Ils deviennent […] la plus grande maison de la culture de France. […] Cette reviviscence n’a pu être spontanée que parce qu’elle répondait à une demande […]. Et, d’autre part, cette spontanéité devenait cri accusateur. […] Elle recelait en elle la contestation. »

Les pavillons trouvent chaque jour de nouveaux défenseurs. Ils sont devenus dans les esprits de véritables monuments historiques, dans toute l’acception symbolique du terme et sa dimension quasi-sacrée. En février 1971, tandis qu’on annonce la prochaine destruction des pavillons 1 à 6, une pétition recueille 2500 signatures. L’affaire des halles prend vite des allures de scandale. L’opinion publique contraint les autorités préfectorales à la reculade et les conseillers de Paris à se saisir d’un dossier qui au fond ne les intéressait pas vraiment. Pour leurs défenseurs, les pavillons sont la condition de la réanimation du quartier. C’est pourquoi l’opposition réclame du pérenne, non du provisoire. André Fermigier, quant à lui, déclare dans le Nouvel Observateur du 26 avril 1971 : « Si vous ne voulez pas que, par l’intermédiaire des architectes qui épancheront leurs états d’âme sur le carreau, l’affaire des Halles se termine par une autre victoire des prix de Rome, si vous ne voulez pas que le quartier, qui a toujours été le symbole du Paris populaire, devienne un quartier de riches et un quartier d’argent, défendez les pavillons ».

D’autres intellectuels engagés en faveur du patrimoine rejoignent les défenseurs des pavillons : Claude Charpentier, André Laprade et André Chastel organisent une exposition en 1966, « Trésors des Halles », pour montrer que le quartier est digne d’être protégé et défendu. Chastel fonde même un comité de sauvegarde des Halles. Le 22 juin 1967 paraît un manifeste sur la vocation culturelle du quartier, signé par Aragon, Aron, Brassens, Ionesco, Mauriac, Montand… Les signataires sont inquiets de l’ambiguïté des intentions de l’administration et de la discrétion qui préside à ces décisions, et sont désireux de maintenir Paris dans son rôle de capitale culturelle du monde. En juillet 1968, l’Union des Champeaux [en hommage au premier nom donné à ce marché, au XIIème siècle : un signe fort pour inscrire ce combat dans une perspective historique], association créée par Fleury, Babelon et de Sacy (auteurs d’un guide patrimonial du quartier des halles paru en 1967), aide au montage d’une exposition d’information dans le quartier, qui présente aux habitants les projets pour les halles afin de les impliquer dans les débats. Jusqu’en octobre 1969, les Champeaux participent activement aux discussions sur l’aménagement des halles, ils interpellent même les candidats aux présidentielles.

Mais le gouvernement, de son côté, considère que l’attachement aux halles est le fait de soixante-huitards attardés idéalistes. De toutes façons, en janvier 1971, une déclaration parue au bulletin municipal officiel réduit la zone d’utilité publique au périmètre de rénovation, condamnant donc définitivement les pavillons.

 

Chronique d’une destruction annoncée

Tandis que les associations et porte-parole de l’opinion publique défendent une vie culturelle de quartier, un autre front de résistance se dessine sur le terrain de l’histoire architecturale. De même que les tenants de l’architecture néo-classique, en leur temps, fronçaient le nez devant un bâtiment médiéval, dont les dehors supposément « barbares » offensaient leur esprit rationaliste, les partisans de l’architecture moderne n’ont que mépris pour les constructions en métal et verre qui marquent les débuts de l’ère industrielle au XIXème siècle. Mais les défenseurs des pavillons réclament leur conservation à titre historique, comme l’un des plus beaux témoignages des débuts de la construction métallique. En parfaite résonance, quoi qu’en pensent les adeptes du béton, avec la création contemporaine la plus pointue. C’est ce que démontre une exposition organisée dans le sous-sol du pavillon 10, où sont présentées les meilleures productions des designers de l’époque, qui transforment le lieu en une oeuvre d’art totale. Pourtant les pavillons ne sont toujours pas inscrits à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques… et ne le seront jamais.

La volonté de ménager le patrimoine architectural des Halles reçoit un écho important au conseil municipal. La question de la destruction des pavillons divise même le gouvernement. L’opposition municipale en fait un cheval de bataille, considérant que la disparition des pavillons est due au mépris de leur valeur historique, technique et artistique par les autorités responsables. Témoins les plus important de l’architecture industrielle, ils sont en passe d’être détruits, au moment même où s’amorce, dans les autres pays du monde, une redécouverte et une revalorisation de l’architecture métallique du XIXème siècle. C’est donc aussi en anticipant le « sens de l’histoire » que se positionnent les défenseurs des pavillons.

La presse, de son côté, offre une caisse de résonance à l’affaire des Halles dès son déclenchement, et fournit à l’opinion publique les éléments d’appréciation que les pouvoirs publics rechignaient à dévoiler. Le quotidien Le Monde est particulièrement mobilisé sur ce dossier. Dans son édition du 31 juillet 1970, il lance un nouveau plaidoyer pour les pavillons, véritables « agoras » couvertes, alors que le schéma d’ossature du quartier vient d’être adopté par le conseil de Paris. Puis, le 11 décembre 1970, un journaliste déclare qu’« abattre ces pavillons grandioses, qui viennent d’être si brillamment, si sympathiquement remis en service, serait un attentat ». Enfin, durant le printemps-été 1971, Le Monde participe aux débats du moment : il critique le bien-fondé du plan de rénovation du quartier, le manque d’études urbanistiques préalables, la démolition des pavillons, et le « parachutage » de Beaubourg par la volonté présidentielle [je reviendrai sur son cas un peu plus loin]. Les adversaires de la démolition ne comprennent pas que l’on veuille détruire un espace, certes à rénover, mais qui a le mérite d’exister, pour construire des équipements culturels neufs et moins flexibles sur le plateau Beaubourg. Les partisans de la destruction des pavillons, eux, considèrent que le camp adverse minimise les obstacles et les coûts causés par une fouille du RER sous les pavillons, légitimant ainsi l’obligation de les détruire pour creuser à ciel ouvert. Le 13 mars 1971, Le Monde lance même une pétition contre la destruction.

 

La contestation franchit le périph’… et les frontières

Mais le débat ne passionne pas que le petit monde parisien de la culture et de la presse. Entre 1969 et 1971, preuve de l’ampleur sans précédent de l’affaire, la mobilisation gagne du terrain à l’international. Dès avril 1969, Le Monde évoque cette campagne de sauvetage sans frontières et les protestations adressées à Capitant, garde des sceaux et président de la commission permanente des halles. L’architecte Mies van der Rohe [qui a signé le bâtiment de la Neue Nationalgalerie de Berlin, un parangon de modernisme], déclare : « Je soutiens entièrement le principe de la conservation des pavillons des Halles, ils sont le symbole de l’âge d’or des techniques de construction françaises ». Peter Blake, rédacteur en chef de The architectural forum affirme pour sa part que les pavillons sont « l’un des plus beaux, l’un des seuls exemples de l’architecture du XIXème siècle industriel existant encore dans le monde ». M. de Wilde, directeur du Stedelijkmuseum d’Amsterdam, soutient que la démolition serait « une perte culturelle sans excuse ».

En juin 1971, le banquier américain Orin Hein offre même de racheter les pavillons pour 30 millions de francs et de les remonter aux Etats-Unis. Duhamel, ministre de la culture, le reçoit mais refuse sa proposition. Il faut dire que cela donnerait mauvaise conscience à l’administration en apportant la preuve que les pavillons, remontés et réutilisés, sont tout à fait viables et donc que l’opération aurait très bien pu se faire en France.

Le New York Times s’engage à son tour dans la protestation avec véhémence dans son édition du 23 juin 1971 : « On attend des Français qu’ils soient civilisés […] La République a manifesté une singulière insensibilité à l’égard de l’esthétique et de l’urbanisme. Elle s’emploie activement à détruire Paris. […] Les Halles ont refusé de mourir, il faut donc les tuer pour les remplacer par les monuments du « commercialisme », de l’opportunisme, de la cupidité et de la bêtise bureaucratique : architecture de promoteurs et stations de métro. »

Des télégrammes arrivent du monde entier pour la sauvegarde des halles : Niki de St-Phalle, Pierre Soulages, John Lennon, le conservateur du Trustee Museum of Modern Art, Max Ernst… Comble du comble, le jury international présidant la construction de Beaubourg [un aréopage d’architectes de renom qu’on ne peut pas vraiment qualifier de réacs hystériques] écrit même à Pompidou pour l’exhorter à conserver les pavillons, pendants du futur centre Beaubourg, « dont la disparition risquerait de compromettre l’œuvre qui restera attachée à [son] nom ». Ouch. L’affaire a non seulement franchi les frontières, mais elle est aussi remontée au plus haut niveau décisionnel. Car c’est bien d’une volonté présidentielle que tout a procédé, et c’est aussi une volonté présidentielle, stoïque face à tous ses adversaires, qui va mener l’affaire à son dénouement.

 

Une querelle des Anciens contre les Modernes ?

« Chère vieille France ! La bonne cuisine ! Les Folies-Bergères ! Le Gai-Paris ! La Haute-Couture […] ! C’est terminé ! La France a commencé et largement entamé une révolution industrielle », déclarait Pompidou lors de sa conférence de presse du 15 novembre 1972. Dès sa prise de fonctions en 1969, il souhaite moderniser le visage de la France et de Paris en imprimant sa marque sur le paysage urbain. Favorable à une meilleure circulation automobile dans Paris, il ouvre les voies sur berges [avant qu’Anne Hidalgo n’en rende, il y a deux ans, un grand tronçon à la circulation piétonne et trottinesque, sur la rive gauche]. Sa politique d’urbanisme s’inscrit aussi dans une volonté de rupture avec ses prédécesseurs : les premières tours de la Défense, le quartier Maine-Montparnasse, la construction des grands ensembles dans les banlieues…. Ce modernisme à tout crin explique en partie sa position inflexible quant au sort des pavillons Baltard. Symboles du passé, en inadéquation avec sa vision de Paris, ils doivent disparaître pour laisser la place à des bâtiments qui incarnent les nouvelles préoccupations du monde à la fin des Trente Glorieuses : la généralisation de l’économie de marché et la recherche du profit. Pour lui, le nouveau quartier des Halles devra avoir une vocation culturelle mais aussi commerciale. C’est pourquoi, malgré les pressions de l’opposition et du monde culturel, il est resté campé sur ses positions, prenant le risque de se rendre impopulaire. La « bataille des Halles » cristallise donc tous les conflits soulevés par l’entrée de la France dans l’ère moderne et la crainte face à un monde qui se métamorphose.

Mais la citation de Desproges, plus haut, et les protestations du jury international du projet Beaubourg, rappellent à quel point les destins de ces deux ensembles architecturaux sont intimement liés. Géographiquement tout d’abord, quelques centaines de mètres seulement séparent le carreau des halles du plateau Beaubourg. Chronologiquement, ensuite, car leur sort est scellé en quasi-simultanéité, entre la fin des années 60 et le début des années 70 : destruction pour les uns, construction pour l’autre. Symboliquement, enfin, car chacun incarne l’esprit d’une époque : l’une est révolue, tandis que l’autre n’est encore qu’une promesse. Et c’est résolument vers l’avenir que Pompidou, grand amateur d’art moderne devant l’Eternel, met le cap.

Un goût pour l’art moderne qui le conduit à impulser, dès 1969, le projet du centre Beaubourg, un musée-centre de création dédié à l’art moderne et contemporain, qui conserve et expose toutes les formes d’art. En 1971, un concours international d’architectes est lancé pour créer un geste fort qui occuperait 100 000 m² du cœur historique de Paris, à la place d’un îlot d’habitation insalubre nouvellement détruit. Ce concours très libre [je ne résiste pas au plaisir d’évoquer ici l’un des délires d’architecte les plus ébouriffants proposés à ce concours : l’œuf monumental d’André Bruyère], véritable laboratoire de réflexion sur l’architecture contemporaine, voit s’affronter pas moins de 691 équipes. On retient le projet de Renzo Piano et Richards Rogers, deux jeunes architectes qui n’ont pas froid aux mirettes. Le défi étant de faire cohabiter différentes activités en un même lieu vivant et ouvert, le programme proposé par Piano et Rogers n’utilise pas toute la surface et ménage une « piazza », qui sert de surface d’interaction ville/musée. Le système de plateaux modulables [cette flexibilité si appréciée par les défenseurs des pavillons Baltard] permet de refaire régulièrement l’accrochage. Les étages-plateaux s’empilent sans cloisonnements fixes, entièrement portés par la structure externe en poutrelles blanches qui constitue le squelette. Pour la première fois, on exhibe ce qui normalement est caché : tuyauteries, escaliers, conduites d’air et d’eau, dont les différentes couleurs révèlent les fonctions, habillent de façon très graphique la façade arrière, tout en permettant de gagner beaucoup de place sur les plateaux. Comme un organisme dont les organes et l’ossature seraient à l’extérieur. Quant à l’intérieur, il est visible depuis le dehors grâce à une surface entièrement vitrée. Le 31 janvier 1977, les Parisiens découvrent le rutilant Centre Georges-Pompidou, et comment dire… les avis sont assez clivés. C’est le retour de la querelle entre les « Anciens » et les « Modernes » !

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Côté face ou côté pile, le centre Pompidou reste un ovni posé à la lisière du Marais. Au début ça surprend. Après aussi. Mais on finit par s’y habituer.

J’ai toujours en tête cette magnifique planche de la BD L’étrange cas du Docteur Abraham, de Schuiten et Peeters, quand je pense à Beaubourg, qui semble avoir poussé en une nuit comme un champignon hallucinogène géant au milieu du vieux Paris. Ce parti pris radical, qui n’a d’ailleurs pas eu de descendance, favorise la fonctionnalité sur l’esthétique. Mais surtout : une architecture utilitaire de verre et de métal, merveilleuse ironie, tout comme les pavillons Baltard qui seront finalement détruits pendant le mois d’août 1971. A leur retour de vacances, les Parisiens trouvent les pavillons par terre, leurs charpentes métalliques vendues aux ferrailleurs. A leur place s’ouvre une gigantesque excavation, le « trou des Halles », qui fera partie du paysage jusqu’à l’achèvement du Forum, le 4 septembre 1979. Le seul rescapé est le pavillon 8, démonté et remonté à Nogent-sur-Marne [où il connaît une singulière afterlife, reconverti aujourd’hui en studio d’enregistrement pour télé-crochets], en guise de compromis. L’opération, menée sans difficulté par les architectes, achève de prouver que la démolition n’était pas inévitable. Le sentiment de gâchis domine alors parmi les défenseurs des halles.

 

 

L' »affaire des Halles » pourrait bien être un lointain sequel de l’épisode révolutionnaire. Sauf que dans la France de Pompidou, les règles ont changé : plus de monarque absolu [encore que] ni de gouvernement éjectable tous les six mois qui prend des mesures d’exception, mais une presse qui sait se faire entendre, des décisions soumises au vote du conseil municipal, une opinion publique structurée et, théoriquement, l’arsenal juridique ad hoc pour mettre un bâtiment à l’abri des bulldozers au cas où ça tournerait mal. Mais comme l’énonce l’implacable loi de Murphy dans sa lucidité glacée, si quelque chose peut tourner mal, ça va tourner mal.

Au delà des passions déchaînées autour de ce dossier, qui comme toutes les passions retombent telles un soufflé à plus ou moins brève échéance, il reste de l’épisode des halles trois faits à retenir encore aujourd’hui :

  • une prise de conscience aiguë autour de la question du patrimoine immédiat, ces constructions du XIXème et du XXème siècles qui ont gagné leurs galons à la dure dans la hiérarchie des valeurs artistiques. Tout jugement esthétique en la matière étant forcément subjectif, car modelé par le climat d’une époque, l’inscription au titre des Monuments Historiques apparaît aussi comme l’un des leviers pour préserver certains « moments » de l’histoire architecturale du regard parfois sévère que peuvent poser sur eux nos contemporains. Puisque le goût est un phénomène cyclique, qui enchaîne invariablement des phases d’engouement-oubli-redécouverte, protéger un bâtiment à titre préventif permet de le transmettre, et avec un peu de chance, quand le regard aura changé, de lui offrir une réception nouvelle. C’est le cas de l’immeuble Gloria Mansions, à Nice, chef-d’oeuvre de l’art déco azuréen des années 1930, classé en 1989.
  • une alternative au classement comme Monument Historique apparaît aussi dans cette tendance de fond, observable depuis une vingtaine d’années tout au plus, qui consiste à réhabiliter des bâtiments industriels ou utilitaires en centres dédiés à la culture, ou plus prosaïquement, au shopping : la Grande Halle de la Villette (l’ancien marché de gros pour la viande), pionnière dès les années 90, qui s’est refait une beauté comme salle de spectacles, accomplissant ce dont les défenseurs de Baltard avaient rêvé quelques vingt ans plus tôt. Puis le 104, le Carreau du Temple, Uniqlo-Marais… ou encore le Lieu Unique à Nantes, centre d’art contemporain qui s’est coulé dans l’ancienne usine des biscuits LU [et que les Parisiens envient secrètement aux Nantais].
  • et enfin, puisque l’on avait tant reproché aux autorités leur manque de transparence autour du projet des halles, le chantier actuel du nouveau Forum, démarré en 2010, est bardé de panneaux explicatifs très pédagogiques et hérissé de petites tourelles d’observation qui permettent aux badauds d’admirer l’avancée des travaux. Un peu comme ces promontoires dans les réserves ornithologiques, desquels on peut suivre la vie secrète des hérons cendrés…

Sauf que là, les seuls échassiers que l’on risque de croiser sont surtout des grues.

Les Français et le patrimoine : une histoire d’amour compliquée

Aaaah, le patrimoine. Souvenirs de vacances en famille dans les châteaux de la Loire, obscures chapelles romanes à demi enfouies sous la végétation, qu’un vieux du village vous ouvre avec une clé rouillée et des mines de conspirateur révélant une cache au trésor, frisson d’émotion qui confine au sublime en touchant précautionneusement un mur de granit sans âge… Oui, autant l’avouer tout de go : le patrimoine est largement affaire d’affectivité, de subjectivité, en plus de sa dimension historique. Il est aussi un argument touristique – on ne compte plus les labels destinés à le rendre visible, même dans les coins les plus reculés : Villes et Pays d’Art et d’Histoire, Maisons des Illustres, Jardins Remarquables… – et un moteur de célébration collective – des Journées Européennes du Patrimoine aux Nuits des Musées.

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Mona Lisa, une vie de rock-star.

Certes, la France peut s’enorgueillir aujourd’hui, et à juste titre, de posséder l’un des ensembles patrimoniaux les plus riches au monde, monuments historiques et musées confondus. Quelques chiffres pour en prendre la mesure : 1218 institutions classées « Musées de France » (chiffre 2015), et 44 236 bâtiments protégés au titre des monuments historiques (chiffre 2012), selon les données du Ministère de la Culture. Impossible de faire un pas dans Paris sans tomber sur au moins un de ces panneaux révélant l’histoire d’un lieu ou d’un édifice. Nous sommes donc cernés par ce patrimoine artistique et monumental accumulé au fil de l’histoire, et nous continuons d’en fabriquer en classant chaque année de nouveaux bâtiments ou objets au titre des monuments historiques.

Dans ses « Douze leçons sur l’histoire » (Seuil, 1996), l’historien Antoine Prost revenait sur cette « vague patrimoniale sans précédent » qui marque la France depuis les années 1980, en particulier à partir de la mandature de Jack Lang. « On conserve les vieilles voitures, les vieilles bouteilles, les vieux outils. Jeter devient impossible. Détruire, plus encore. » Cette portée symbolique (qui confine selon Prost à une forme de fétichisation) que revêtent les témoignages du passé, leur fonction mémorielle et leur potentiel affectif ont forgé une civilisation du « tout-patrimoine », et un sentiment fédérateur autour d’une histoire commune, si solidement enraciné qu’il semblerait avoir toujours existé. Or, comme souvent, ce qui paraît aller de soi a toujours besoin d’être examiné d’un peu plus près. Juste histoire de voir. Et si l’on place sous le bistouri les rapports qu’entretiennent aujourd’hui les Français avec leur patrimoine, que découvre-t-on ? Tout simplement l’un des plus incroyables mélodrames de l’histoire moderne.

 

L’art comme res publica

La condition indispensable à l’apparition d’une conscience patrimoniale est la constitution d’un public pour les arts, qui puisse se sentir concerné, de façon affective, par la protection des témoignages artistiques contemporains ou passés. Et un public suffisamment large pour former une base solide, consciente d’elle-même, et donc apte à peser sur les décisions politiques. En un mot : l’art doit d’abord devenir une chose publique. Or, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les seules occasions données à un public populaire de voir des œuvres d’art de près étaient assez limitées : tableaux accrochés dans les églises, expositions en plein air comme celles qui se tenaient à Paris place Dauphine, ou encore promenades dans les rues d’œuvres religieuses au moment des processions…  Hormis ces quelques excursions, l’art et les antiquités se concentraient alors dans les cabinets de particuliers, membres de l’aristocratie, du clergé, et bientôt de la bourgeoisie. A l’exception de l’architecture, qui occupait de fait une place visible dans l’espace public, et de la statuaire monumentale qui ornait les places royales, les autres formes d’art se trouvaient donc soustraites au regard du petit peuple, cantonnées à la sphère privée ou semi-privée (le collectionneur et les membres de son cercle de sociabilité). La construction d’un lien affectif entre la nation et son patrimoine n’est donc pas, en ce temps-là, à l’ordre du jour. Un nouvel événement vient cependant bousculer tranquillement la donne à partir de 1737 : les artistes de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture (ancêtre vénérable de l’Ecole des Beaux-Arts, qui formait les artistes destinés à travailler pour le roi) vont désormais investir chaque année, à la fin de l’été, le Salon Carré du Louvre pour y exposer leur production. Ce rendez-vous mondain, où se pressent les amateurs, curieux et mécènes, va rapidement devenir un rendez-vous incontournable de la vie artistique parisienne, et comme à cette époque Paris, c’est la France, et la France, c’est l’Europe [je schématise à peine], autant dire que le Salon du Louvre est the place to be : un lieu où se bâtissent et se défont des réputations, où les fins esprits de la critique d’art – Diderot et les frères Grimm en tête – fourbissent leurs premières armes littéraires et exportent leurs opinions par-delà les frontières.

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Gabriel de Saint-Aubin, Le Salon du Louvre de 1765, 1765, plume, lavis d’encre et aquarelle sur papier, 24 x 46,5 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. Un témoignage vivant de l’extrême densité des accrochages au XVIIIe siècle, qui ferait aujourd’hui tourner de l’œil un commissaire d’expo d’art contemporain habitué à l’esthétique du white cube… 

C’est justement dans ce climat d’effervescence propice que va paraître, en 1747, un texte fondamental, non seulement parce qu’il est considéré comme l’acte de naissance de la critique d’art moderne, mais aussi, et c’est ce qui m’intéresse ici, parce qu’il formule pour la toute première fois le projet de création d’un musée au palais du Louvre. La Font de Saint Yenne (car c’est son nom, même s’il a choisi l’anonymat pour publier son essai), dans ses désormais célèbres Réflexions sur quelques causes de l’état de la peinture en France, prend ainsi très explicitement position en faveur d’une meilleure conservation des chefs-d’oeuvre des collections royales et de leur exposition. Dans une rhétorique aux accents apocalyptiques, il évoque l’urgence de savoir quoi transmettre aux générations futures comme témoignages de « grandeur » et modèles artistiques à suivre pour éviter la décadence du goût: « Le moyen que je propose […] pour un rétablissement durable de la Peinture, ce serait donc de choisir dans ce Palais [le Louvre] ou quelque part d’autre aux environs, un lieu propre pour placer à demeure les innombrables chefs-d’œuvre des plus grands Maîtres de l’Europe […] qui composent le Cabinet des Tableaux de Sa Majesté, entassés aujourd’hui, et ensevelis dans de petites pièces mal éclairées et cachées dans la ville de Versailles […]. Une autre raison pressante pour leur donner un logement convenable […] c’est celle d’un dépérissement prochain et inévitable par le défaut d’air et d’exposition. […] Telle serait la Galerie royale que l’on vient de proposer, bâtie exprès dans le Louvre, où toutes ces richesses immenses et ignorées seraient rangées dans un bel ordre, et entretenues dans le meilleur état par les soins d’un Artiste intelligent, et chargé de veiller avec attention à leur parfaite conservation. » Il fustige même les conditions de conservation des sculptures de Pierre Puget dans le parc de Versailles, soumises aux intempéries et « écur[ées] comme un chaudron avec le plus gros sable »… [eh oui, avant de venir poser crânement sous sa verrière au musée du Louvre, le Milon de Crotone de Puget a connu les affres de nombreux hivers yvelinois et quelques peelings un peu trop virils, dixit La Font]. Conservation, exposition, transmission : les bases d’une acception moderne du musée sont jetées, dès 1747, même si La Font n’utilise pas ce terme. Ses Réflexions marquent le début d’un culte de l’oeuvre d’art et du patrimoine comme biens communs, à transmettre au plus grande nombre. Quant à son projet d’exposer au public des œuvres de la collection royale, il sera suivi d’effet, avec l’ouverture d’une galerie du Palais du Luxembourg au public en 1750, une initiative – certes éphémère puisque la galerie ferme ses portes en 1779 – qui préfigure assez bien le futur Muséum National du Louvre… mais ne brûlons pas les étapes.

Une célébrissime plume, en quasi-synchronie, s’attaque elle aussi à la question de l’art dans l’espace public, sous un angle un peu différent cette fois. C’est celle de Voltaire. Dans l’un de ses dialogues philosophiques, paru en 1748-1749, et intitulé Les embellissements de la ville de Cachemire (ici, p. 473 et suivantes), il imagine une conversation entre un philosophe indien et un bostangi, dignitaire de la ville de Cachemire, qui se plaint que sa cité soit laissée à l’abandon :

« – Que ne vous donnez-vous tout ce qui vous manque ? 

– Oh ! dit le petit bostangi, il n’y a pas moyen ; cela coûterait trop cher.

– Cela ne coûterait rien du tout, dit le philosophe.

– On nous a déjà étalé ce beau paradoxe, reprit le citoyen ; mais ce sont des discours […] admirables dans la théorie et ridicules dans la pratique. […]

– N’avez-vous pas soudoyé cent mille soldats pendant dix ans de guerre ?

– Il est vrai, et l’état ne paraît pourtant pas appauvri. 

– Quoi ? vous avez de l’argent pour envoyer tuer cent mille hommes [c’est une référence implicite de Voltaire à la guerre de succession d’Autriche], et vous n’en avez pas pour en faire vivre dix mille ?

Cela est bien différent : il en coûte beaucoup moins pour envoyer un citoyen à la mort que pour lui faire sculpter du marbre. »

Dans cette satire grinçante, Voltaire dénonce l’inertie de l’administration qui rechigne à mener des travaux d’embellissements (ou d’urbanisme, comme on dirait aujourd’hui) dans Paris en arguant du manque de moyens, alors qu’elle semble en trouver pour financer les guerres. Voltaire réclame ainsi un droit de regard sur l’utilisation des deniers de l’Etat, dont les investissements doivent servir au quotidien le bien-être des citoyens. Il appelle de ses vœux, par exemple, la construction de marchés couverts, de fontaines publiques, de dispositifs d’assainissement, ainsi que de monuments à valeur esthétique [et il affirme aussi résoudre par ce biais le problème de la pauvreté et de l’oisiveté qui frappe les masses populaires : relancer l’économie et réduire le chômage en lançant une politique de grands travaux, allez, on va nommer Voltaire ministre de l’Economie ET de la Culture]. Que ce soit chez Voltaire ou chez La Font de Saint Yenne, les concepts de citoyenneté, d’art et d’espace public se trouvent liés avec force, c’est très nouveau et c’est bien la preuve que les lignes sont en train de bouger au milieu du XVIIIe siècle en France.

Pendant ce temps, le projet d’un musée au Louvre poursuit son petit bonhomme de chemin. Et c’est bien d’une volonté monarchique qu’il procède tout d’abord. En 1774, en effet, Louis XVI monte sur le trône et nomme le comte d’Angivillers Directeur des Bâtiments du Roi, en charge des commandes artistiques et de l’aménagement des demeures royales. D’Angivillers est résolu à mener à son terme la transformation du Louvre, afin que le palais devienne un temple dédié aux arts et aux grands hommes de la nation, tel qu’en rêvaient La Font de Saint Yenne, Voltaire et ceux – de plus en plus nombreux – qu’ils avaient ralliés à leur cause, notamment les artistes qui réclamaient un accès aux chefs-d’oeuvre des collections royales, qu’ils pourraient prendre pour modèles. Il mène donc une véritable étude prospective pour adapter au mieux le lieu à ses nouvelles fonctions : revoir l’éclairage, assurer la sécurité des œuvres, repenser le cloisonnement des galeries… Un travail préparatoire d’une grande minutie, qui prend un peu plus de temps que celui dont dispose réellement le pouvoir monarchique, puisque son compte à rebours a déjà commencé. Néanmoins, en novembre 1788, on décide à titre d’expérience, d’installer un dispositif d’éclairage zénithal [gare au lapsus] au dessus du Salon Carré. En 1789 tout le monde considère que la démonstration est concluante. Hourra!

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Hubert Robert, Projet d’aménagement de la Grande Galerie du Louvre, 1796, huile sur toile, 115 x 145 cm, Paris, musée du Louvre. Qui mieux qu’un artiste peut envisager le meilleur dispositif d’éclairage pour la contemplation des tableaux ? Une lumière naturelle, venue d’en haut, et voilà la Grande Galerie transfigurée.

Sauf qu’il va falloir attendre encore un peu avant de pouvoir prendre son abonnement au Louvre : en 1789, l’Histoire a d’autres projets plus immédiats dans les tuyaux, une petite Révolution, par exemple.

 

La part d’ombre du Siècle des Lumières

Le 2 novembre 1789, les biens des ecclésiastiques sont nationalisés. Pour l’Assemblée, cette mesure est avant tout destinée à combler le déficit des finances publiques, l’une des causes de la crise de 1789. Un grand nombre de biens fonciers, mobiliers et immobiliers sont alors mis en vente dans les mois qui suivent, occasionnant un éparpillement patrimonial considérable [et faisant le bonheur de nombreux collectionneurs anglais qui réalisent de très belles affaires]. Mais dès 1790, on s’interroge sur la pertinence de gérer ces biens comme des marchandises. Une idée germe alors, celle d’un Etat-conservateur. Elle est traduite dans l’Instruction [de l’an II] sur la manière d’inventorier et de conserver : « Vous n’êtes que les dépositaires d’un bien dont la grande famille a le droit de vous demander compte ». En novembre 1790 est formée la Commission des Monuments, où siègent et artistes et érudits, destinée à rationaliser la gestion de ce gigantesque patrimoine mobilier et immobilier qui appartient désormais au peuple français. Ce petit monde phosphore activement pour reprendre le projet de musée au Louvre, d’autant qu’aux biens ecclésiastiques viennent s’ajouter ceux de la couronne, nationalisés par la loi du 8 mai 1792. Tout se passe à peu près [avec un max de guillemets et de pincettes] bien, quand un nouveau rebondissement va venir bouleverser l’agenda des muséophiles : l’émeute du 10 août 1792, qui voit la prise des Tuileries et la chute de la monarchie. C’est le point de départ d’une flambée assez incontrôlable d’iconoclasme anti-monarchique et anti-clérical. Le pouvoir révolutionnaire incite à détruire les symboles de l’Ancien Régime qui « offusquent le regard », puisque « les principes sacrés de la liberté et de l’égalité ne permettent point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple français les monuments élevés à l’orgueil, au préjugé et à la tyrannie ». L’Assemblée Législative vote un décret concernant tous les monuments en bronze – statues royales, plaques commémoratives… -, qui devront être déposés et confiés aux représentants des communes, afin d’être fondus en canons… sauf ceux qui peuvent « intéresser les arts » et pourront faire l’objet d’une dérogation par la Commission des Monuments. Un tri préalable doit donc être opéré pour éviter les destructions pures et simples « par les citoyens peu instruits ou par des hommes malintentionnés ». Néanmoins, si l’administration tente dans l’urgence de prendre quelques mesures pour encadrer ces destructions, c’est bien que la situation a rapidement échappé à son contrôle : le peuple français montre en effet un zèle remarquable à effacer toute trace du pouvoir monarchique dans l’espace public. Les statues royales sont détruites ou fondues, les fleurs de lys grattées, les plaques portant une inscription ou une dédicace faisant référence au roi sont arrachées des frontons (occasionnant bien souvent des dégâts irréversibles sur les bâtiments), la flèche de la Sainte-Chapelle est abattue au motif qu’elle comporte une couronne à son sommet, la Galerie des Rois, sur la façade de Notre-Dame, devient un jeu de massacre grandeur nature… et je jette un voile pudique sur tout le reste. Quant aux églises et autres bâtiments ecclésiastiques vidés de leurs occupants, nombreux sont ceux qui subissent un sort guère enviable, dépecés de leurs éléments métalliques, transformés en carrières de pierres… bref, pour le dire de manière euphémistique, on observe quelques menus excès. « Les monuments et les œuvres d’art ont toujours, dans les temps troublés, le sort des symboles qu’ils véhiculent », nous rappellent avec lucidité Jean-Pierre Babelon et André Chastel dans leur classique, « La notion de patrimoine »,1994. Mais la contre-attaque s’organise…

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Anonyme français, Alexandre Lenoir défendant les monuments contre la fureur des Terroristes, plume et lavis d’encres brune et noire sur papier, 23,9 x 35,5 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. Où l’on voit Alexandre Lenoir, futur fondateur du Musée des Monuments Français, faire rempart de son corps pour protéger les tombeaux royaux de Saint-Denis contre le marteau iconoclaste.

 

Une conscience patrimoniale acquise dans la douleur

Puisqu’il faut bien appeler les choses par leur nom, et que dans ce cas la chose avait depuis bien longtemps précédé le mot, eh bien restait à l’inventer, le mot. C’est chose fait lorsque l’abbé Grégoire, député du clergé lorrain aux Etats généraux, remet à la Convention son fameux Rapport contre le Vandalisme le 14 fructidor an III (31 août 1794). Vandalisme : nous y voilà. Pour forger ce néologisme (promis à un bel avenir), pourquoi diantre l’abbé Grégoire a-t-il choisi les Vandales parmi tant d’autres peuples Barbares ? C’est que la réputation de sauvagerie de ces hordes germaniques, et leurs accès de furor teutonicus, avaient laissé un souvenir cuisant dans l’imaginaire collectif, comme le rappelle Louis Réau dans sa passionnante « Histoire du vandalisme » (1959). Dans ses Mémoires, qui seront éditées en 1837, l’abbé Grégoire revient avec un certain souffle épique – et un brin d’auto-glorification – sur les événements qui l’ont conduit à s’élever contre les destructions : « On se rappelle que des furieux avaient proposé d’incendier les bibliothèques publiques. De toutes parts, on faisait main basse sur les livres, les tombeaux, les monuments qui portaient l’empreinte de la religion, de la féodalité, de la royauté, elle est incalculable la perte d’objets religieux, scientifiques, littéraires. Quand la première fois, je proposai d’arrêter ces dévastations, on me gratifia de nouveau de l’épithète de fanatique, on assura que, sous prétexte d’amour pour les arts, je voulais sauver les trophées de la superstition. Cependant tels furent les excès auxquels on se porta qu’enfin il fut possible de faire entendre ma voix et l’on consentit au Comité à ce que je présentasse à la Convention un rapport contre le vandalisme. Je créai le mot pour tuer la chose. » L’abbé Grégoire taxé de fanatique, voilà qui ne manque pas de sel. Mais la question cruciale est posée : s’il est à l’évidence possible de détruire par haine de la monarchie et du clergé, est-il possible de protéger par amour des arts et de l’histoire ? Autrement dit, en usant d’un même ressort – celui du passionnel et de l’affectif -, que l’on polariserait dans la direction opposée, peut-on inverser la tendance ? Le point de basculement réside dans le statut accordé par le plus grand nombre aux vestiges historiques et aux œuvres d’art. Tant qu’ils resteront perçus comme des traces ostensibles de la « superstition » ou de la « tyrannie« , et non comme des témoins du passé à préserver. difficile de fédérer un peuple autour d’eux…

Pourtant, l’année précédant le rapport de l’abbé Grégoire, un pas intellectuel avait déjà été franchi par le député Mathieu, dans un rapport remis à la Convention au nom du Comité d’Instruction Publique. Il affirme que « Les monuments et les antiquités, […] épargnés et consacrés par les temps […] parce qu’il ne les détruit pas, que l’histoire consulte, que les arts étudient, que le philosophe observe, que nos yeux aiment à fixer avec ce genre d’intérêt qu’inspirent même la vieillesse des choses et tout ce qui donne une sorte d’existence au passé » doivent être inventoriés et préservés. Ce texte énonce ainsi pour la première fois le « pouvoir de culture » que recèlent les objets historiques et artistiques, et donc leur portée morale et pédagogique. Un nouvel ingrédient est ajouté à l’équation : la vocation éducative du patrimoine. Mathieu marque donc un jalon décisif de la redéfinition moderne du terme. Toutefois, ses propos restent théoriques car les destructions, impulsées par les législateurs révolutionnaires, sont déjà en cours au moment où le député remet son rapport, qui s’inscrit dans la série des tentatives de rétro-pédalage de l’administration, dépassée par ses propres directives.

Merveilleux paradoxe, c’est pourtant bien en ces temps de fureur, comme ceux que traverse la France révolutionnaire, et face à ces vagues de destructions, que va s’éveiller une conscience patrimoniale. Elle apparaît dans des mouvements spontanés de sauvetage de certains monuments (églises, châteaux, hôtels particuliers…) par des citoyens hostiles aux idées révolutionnaires. De nombreux monuments majeurs ont ainsi frôlé la destruction, notamment le château des archevêques de Gaillon : « Tout cela dans son ensemble ne peut être considéré comme un chef-d’œuvre de l’art, dont on doit ordonner la conservation » s’était exclamé l’ingénieur en chef de l’Eure. Ben voyons ! Comme bien d’autres demeures nouvellement vidées de leurs ecclésiastiques ou aristocratiques locataires, le château de Gaillon n’a dû sa survie – et encore, partielle – qu’à son utilisation comme bâtiment public, en l’occurence, comme prison… [le calvaire de Gaillon ne s’arrêta pas là : vendu aux enchères vers 1925 comme un vulgaire bout d’étable, il aurait pu bien mal finir, mais retombera heureusement dans l’escarcelle de l’Etat qui l’acquiert en 1975. Ouf. Gaillon, c’est un peu le survivor des châteaux Renaissance].

Mais cette ferveur patrimoniale est aussi portée par des intellectuels qui voulaient voir la Convention adopter des mesures volontaires pour endiguer la flambée de vandalisme contre les bâtiments désertés par les émigrés ou le clergé. La notion de patrimoine s’étend alors aux œuvres d’art, réceptacles de valeurs traditionnelles mais désormais perçues aussi comme témoignages d’un lien commun entre les membres d’une même nation. Le débat sur les arts et le patrimoine est animé de mouvements contradictoires et simultanés : d’un côté, une argumentation des intellectuels en faveur de l’éducation et de la culture, qui ont besoin de s’appuyer sur le patrimoine, et de l’autre des flambées passionnelles contre les monuments. La relation entre patrimoine, culture et révolution reste encore très politisée.

Qu’en est-il du projet du Louvre ? On a failli l’oublier. Eh bien, au milieu de toute cette pagaille, il a tout de même fini par aboutir. Le Muséum National, futur Musée Napoléon, futur Musée du Louvre, ouvre ses portes en 1793 à l’issue d’âpres discussions, polémiques, débats… Afin de répondre aux demandes des artistes, un jour d’ouverture leur est spécialement réservé afin qu’ils puissent venir copier en tout quiétude les chefs-d’oeuvre des collections royales et privées rendus à la liberté (regardez bien le tableau d’Hubert Robert, un peu plus haut : on les aperçoit !). Sa création a d’ailleurs contribué à catalyser cette prise de conscience, de plus en plus large, en faveur du patrimoine. C’est véritablement le Muséum National qui précipite la transformation de ce patrimoine, qui est si longtemps demeuré un fait familial puis un fait monarchique, en un fait national, comme le notent Jean-Pierre Babelon et André Chastel dans « La notion de patrimoine« . C’est finalement en invitant le plus large public à venir prendre possession – au sens figuré – de ce patrimoine national, que l’institution muséale trouve sa raison d’être. Mieux : elle crée le besoin de musée, qui ne se démentira jamais jusqu’à aujourd’hui. Et le Louvre devient ainsi le prototype moderne du musée généraliste et universaliste, qui va se diffuser partout en Europe dès le début du XIXe siècle.

Le patrimoine, du pittoresque à l’administratif

J’ai évoqué un peu plus haut la figure d’Alexandre Lenoir, il mérite lui aussi quelques lignes dans cette grande épopée patrimoniale. C’est en effet lui qui va mettre à l’abri du vandalisme de très nombreux vestiges architecturaux déposés de monuments médiévaux – avec une mention spéciale pour le gothique auquel il voue un véritable culte -, dans le couvent des Petits-Augustins, situé sur la rive gauche face au Louvre. Ce lieu, qu’il aménage en vrai scénographe [en s’autorisant des libertés plus que discutables pour un regard d’aujourd’hui], devient une galerie progressive d’histoire de l’architecture, son Musée des Monuments Français, et connaîtra un immense engouement pendant ses quelques années d’existence (1795-1815). C’est dans ses galeries obscures, à l’atmosphère romantique et nostalgique, que les artistes, écrivains et poètes viennent chercher une inspiration nouvelle (j’ai déjà évoqué ici la vogue du style « troubadour » et de l’histoire nationale : elle trouve aussi ses racines dans le musée de Lenoir).

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Charles Marie Bouton, La folie de Charles VI – Vue de la salle du XIVe siècle au Musée des Monuments Français, exposé au Salon de 1817, huile sur toile, 114 x 146 cm, Bourg-en-Bresse, monastère royal de Brou. Cette recomposition historique prend pour cadre le musée de Lenoir dont elle restitue avec poésie l’ambiance surannée et joliment dark.

A bien des égards, ce musée a tenu une place importante dans la naissance d’un sentiment national qui s’incarnerait, à proprement parler, dans l’amour des vieilles pierres. Après les convulsions de la dernière décennie du XVIIIe siècle, et sa schizophrénie patrimoniale, c’est finalement ce passé commun qui réunit et apaise. Même si cela implique de lui accoler une lecture politique, et en quelque sorte de l’instrumentaliser. En 1830, Louis-Philippe monte sur le trône et se pose en roi réconciliateur des Français avec leur histoire : il fonde un Musée de l’Histoire de France dans une des galeries du château de Versailles, où sont exposées aussi bien des scènes de batailles royales que révolutionnaires, et crée le service de l’Inventaire Général, dont l’une des figures les plus connues est Prosper Mérimée (qui donne aujourd’hui son nom à la base de données des Monuments Historiques). Les inspecteurs de l’Inventaire sont chargés de sillonner le territoire et de recenser toutes ses richesses patrimoniales, monumentales et artistiques.

Cette volonté administrative s’inscrit dans un courant plus général de redécouverte des trésors oubliés de nos terroirs. Déjà en 1804-1806, l’érudit et historien Aubin-Louis Millin avait accompli un périple dans le midi de la France, pendant lequel il a tenu un journal. Il y détaille tous les monuments (antiques, médiévaux et modernes) qu’il a admirés sur son chemin, à l’attention des voyageurs et curieux : un Guide du Routard avant la lettre. Un colloque, tenu en 2008, a d’ailleurs permis de remettre en lumière le rôle des voyages d’Aubin-Louis Millin dans le développement d’une conscience patrimoniale moderne. Un peu plu tard, à partir de 1820, la série-fleuve des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France [le titre en lui-même est déjà tout un programme], illustrée de magnifiques gravures, connaît un franc succès et attise ce goût pour les antiquités nationales. Un goût toujours teinté d’une certaine nostalgie, qui transparaît dans ces planches très esthétisées, où de petites figures silencieuses semblent n’avoir d’autre fonction que celle de donner l’échelle des monuments… et de rappeler le devoir d’humilité de l’homme face aux témoignages du passé.

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Portail de l’église Saint-Bertrand de Comminges [Haute-Garonne], lithographie, planche tirée de la série Languedoc, tome 4 (1833-1837), des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, par Taylor, Nodier et Cailleux, Paris, éditions Firmin-Didot

C’est donc dans ce contexte de réenchantement patrimonial que les inspecteurs généraux des monuments historiques dressent des listes des édifices et œuvres à protéger et/ou à restaurer, qu’ils font ensuite remonter à l’administration centrale. Une loi, votée en 1887, vient ensuite encadrer les conditions de classement au titre des monuments historiques. Elle est modernisée en 1913, et devrait être refondue en septembre 2015 dans un nouveau paquet législatif Création-Architecture-Patrimoine aux contours pas très clairs. Il faut dire que la législation qui encadre le patrimoine en France est probablement l’une des plus alambiquée au monde. La métaphore du mille-feuilles me semble la plus à même de donner une idée de sa complexité byzantine : multiplicité des tutelles, des acteurs, des niveaux de protection… Mais c’est sans aucun doute aussi l’une des plus protectrices, puisque tout bien culturel, mobilier ou immobilier, appartenant à l’Etat ou à une collectivité territoriale, est considéré comme inaliénable et imprescriptible.

La notion contemporaine de patrimoine est donc le fruit d’une longue évolution et le réceptacle d’une affectivité particulière. De plus, le contexte d’extrême violence qui a vu naître la conscience patrimoniale explique, à mon sens, pourquoi elle constitue une corde si sensible aujourd’hui. L’idée de patrimoine a transité de la sphère religieuse à la sphère monarchique en passant par la sphère familiale, avant d’investir la sphère nationale, bref, étudier son cheminement, c’est observer un raccourci de l’histoire de France. C’est aussi l’une des incarnations les plus passionnelles de l’esprit républicain, puisque c’est à partir de la 3ème République que l’Etat va assigner avec volontarisme une fonction didactique à la culture et au patrimoine, en rattachant leur gestion au Ministère de l’Instruction Publique… en attendant Malraux. En effet, en 1959 est créé le Ministère des Affaires Culturelles, une entité autonome, dont le vibrant André Malraux sera la première voix. Finalement, de l’art comme res publica à la République des Arts, le pas est franchi. Et pour reprendre la jolie formule de l’historien médiéviste Patrick Boucheron, en accrochant sur les cimaises des musées des tableaux précédemment offerts à la dévotion dans les églises, nous voilà passés « de l’art religieux à une religion de l’art« .

 

Religion de l’art, certes, mais quid du patrimoine immatériel dans tout ça ? Après le classement à l’Unesco de l’art équestre ou encore de la fauconnerie à la française, je milite personnellement pour le classement du Pain, du Vin et du Saint-Félicien au patrimoine immatériel de l’humanité. C’est l’unique Sainte Trinité en laquelle je crois.

Patrimoines spoliés : comment réparer les erreurs de l’Histoire ?

2003 : le monde découvre avec stupeur que le musée de Bagdad a été allègrement pillé, en partie grâce à la négligence criminelle (et/ou complice ?) des forces militaires américaines présentes sur ce théâtre d’opération. Et ce en violation de plusieurs conventions internationales, notamment la Convention de La Haye (1954) sur la protection des biens culturels en cas de conflit armé, et la Convention Unesco de 1970 sur le trafic illicite de biens culturels.

Cette affaire, qui a causé des pertes irréparables aux collections nationales irakiennes, puisque tous les objets volés n’ont pu, loin de là, être retrouvés et restitués, en rappelle pourtant une autre, pas si lointaine, et de sinistre mémoire. Si ces conventions Unesco ont été rédigées et ratifiées, c’était bien pour éviter que ne se reproduise un épisode de pillage massif comme celui qu’a connu l’Europe, pendant la seconde guerre mondiale, sous la conduite des nazis. Il faut peut-être à cet égard remercier Hollywood et George Clooney pour avoir permis au grand public de découvrir cet aspect jusqu’alors assez méconnu de l’histoire européenne, par le biais du film Monuments Men en 2014 (malgré mes réserves concernant les libertés prises avec les personnages historiques et la glorification un brin exagérée du rôle joué par cette brigade américaine dans le sauvetage des œuvres volées).

Poursuivons donc sur cette lancée pour nous pencher un peu plus avant sur cette période troublée, dont les stigmates, 70 ans après la fin de la guerre, sont pourtant bien loin d’être effacés de l’histoire patrimoniale française. Et puisque l’objectif de ce blog est aussi de sensibiliser mes chers lecteurs au fonctionnement des institutions culturelles, dans la mesure où tout citoyen leur délègue la tâche de conserver et valoriser les collections publiques – et se trouve donc en droit de leur demander des comptes de temps à autre -, voici une petite synthèse sur la question, histoire d’y voir plus clair.

L’art en guerre

C’est en 1940, dans la France occupée, que commencent les premiers pillages de collections privées appartenant à des Juifs (parmi lesquelles des ensembles aussi prestigieux que les collections Rosenberg, Rothschild, Seligmann…). Ces saisies donnent lieu à de massives ventes aux enchères à Paris, avant que l’armée allemande ne prenne le contrôle de ces sombres opérations en étendant leur rayon d’action, de manière systématique, à tous les bâtiments publics (en premier lieu, les musées) ou privés contenant des œuvres ou objets d’art. Les plus grands musées nationaux avaient pris pour leur part, dès le début de la guerre, des mesures de grande envergure pour exfiltrer en toute discrétion le maximum de chefs-d’oeuvre vers la zone libre, ce qui aura tout de même limité la casse. En 1941, le gouvernement de Vichy franchit un nouveau cap en proclamant un corpus de lois antisémites, dont l’une dénie aux Juifs le droit de propriété, ce qui laisse les mains libres à l’Etat pour continuer de spolier allègrement les biens mobiliers leur appartenant, mais aussi leurs fonds de commerce, qui sont ainsi « aryanisés ». Avec l’aide d’historiens d’art [toute profession a son lot de brebis galeuses], Goering est chargé de faire son marché parmi les chefs-d’oeuvre que recèlent les collections de toute l’Europe sous domination nazie. Dans la cas de la France, cette gigantesque moisson échoue dans la salle du Jeu de Paume, au bout du jardin des Tuileries, transformée pour l’occasion en garde-meuble de luxe et de gare de triage, sans qu’aucun registre d’inventaire officiel ne soit tenu pour noter les entrées et sorties de ces pièces, et encore moins leur provenance… mais ce serait sans compter sur le travail héroïque de Rose Valland, alors attachée de conservation au Jeu de Paume, qui a tenu une comptabilité secrète des mouvements de œuvres, permettant ainsi de faciliter considérablement les restitutions après guerre.

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Rose Valland, la « Dame du Jeu de Paume », à qui le Centre Pompidou consacre cet éclairant article. Thumbs up !

De là, ces trésors seront dispatchés en Allemagne, où il viendront décorer dans le meilleur goût les bureaux des dignitaires du Troisième Reich, qui malgré leur appétence discutable pour les uniformes sanglés et les bottes de cuir, savent tout de même apprécier un Titien quand ils en voient un. Un sort particulier est réservé néanmoins, à partir de 1937, aux œuvres appartenant aux avant-gardes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle (fauvisme, expressionnisme, cubisme…) considérées par les nazis comme « Entartete Kunst » soit « art dégénéré« , et qui seront bradées sur le marché de l’art ou échangées contre des toiles de maîtres anciens. Ou même brûlées, allez hop, on va pas s’encombrer inutilement.

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La salle des martyrs du Jeu de Paume, qui regroupait les toiles modernes spoliées : des Picasso, Matisse, Bonnard, Léger… et autres « croûtes » destinées à servir de monnaie d’échange contre des œuvres plus conformes à l’idéal esthétique nazi. Pour une poignée de Dali, un beau Vermeer. Et pour quelques Chagall de plus…

Une somme considérable d’œuvres anciennes d’importance majeure [dont on retrouvera en 1945 une grande partie stockée près de Salzbourg dans une mine de sel bourrée d’explosifs… je transpire rien que de penser que le Retable de l’Agneau Mystique de Jan van Eyck s’est retrouvé là-bas sur une étagère branlante rongée de salpêtre, sous la menace permanente d’un psychopathe à croix gammée qui en bon Attila n’aurait pas hésité à tout faire sauter pour ne pas laisser une chance aux Alliés d’y pénétrer] est, quant à elle, destinée à remplir le futur musée qu’Hitler veut faire construire à Linz, la ville autrichienne où il a fait ses études. En Allemagne et en Autriche, au fur et à mesure que les nazis sentent approcher leur déconfiture, les caches d’œuvres d’art se multiplient : cette mine de sel en est un exemple emblématique, mais les caves de châteaux ou d’autres résidences de campagne vont rapidement ressembler à des arrières-boutiques de receleurs, où les spoliateurs entassent à la hâte leur butin pour le soustraire aux Monuments Men et autres brigades lancées à la poursuite des œuvres volées.

MNR : trois lettres pour un casse-tête

Résultat des courses : en 1945, plus de 100 000 réclamations affluent pour revendiquer ces biens spoliés. C’est le début d’une opération titanesque [mais qui aurait flirté avec l’impossible sans Rose Valland et ses fiches] de recherches, recoupements, rapatriements, restitutions aux propriétaires volés. En 1943 déjà, la France libre avait adopté une ordonnance annulant les actes de spoliations commis durant l’occupation. Deux ans plus tard, à la fin de la guerre, le gouvernement vote une ordonnance qui organise la restitution des biens spoliés sous l’empire de la violence, même s’ils ont été acquis à un juste prix… C’est bien là toute la subtilité et la particularité du statut des œuvres qui ont transité sur le marché de l’art entre 1940 et 1945 : si leur acquisition lors d’une vente aux enchères peut passer pour une procédure régulière – rien n’empêchant un collectionneur de mettre en vente sa collection -, l’Etat considère avec raison que leur mise à l’encan s’est faite de manière forcée et sous la menace, les propriétaires n’en ayant pas eu le choix. Dans le cas d’une succession, le procédé était encore plus simple : il suffisait, pour déposséder les héritiers, de les contraindre à procéder à une vente publique. C’est ainsi qu’une spoliation peut prendre l’apparence de la légalité, puisque chacun de ces actes de vente revêtait la signature, certes extorquée, de la personne spoliée. Un simple élément de contexte permettant de comprendre le caractère totalement asymétrique du marché de l’art à Paris pendant cette période : 1 reichsmark équivalait alors à 20 francs ; la clientèle allemande était donc toute puissante. Et pour couronner le tout, les Juifs (qu’ils soient clients ou commissaires-priseurs) avaient été exclus dès 1941 de l’hôtel Drouot, qui est resté pendant plusieurs années la maison où ont été réalisées les plus importantes ventes de biens ayant appartenu à des Juifs. Par principe, donc, toute oeuvre d’art comportant des lacunes ou zones d’ombre dans son historique entre 1933 et 1945, ou passée sur le marché pendant cette période, sera désormais considérée comme de provenance douteuse. Après la capitulation allemande, 60 000 œuvres sont renvoyées en France depuis d’autres pays européens (Allemagne, Autriche, Suisse…) : il est donc temps de mettre en place une cellule spéciale de l’administration, dont la tâche sera de retrouver leurs propriétaires. Cette Commission de Récupération Artistique (CRA), grâce à la détermination inoxydable de Rose Valland, établit donc 85 000 fiches d’identification qui permettent de restituer, en l’espace de 5 ans, les trois-quarts des biens spoliés. Il reste donc alors près de 15 000 œuvres ou objets d’art dont les propriétaires restent à identifier. Cet ensemble est divisé en deux, 2143 œuvres seront confiées à la garde (j’insiste sur ce point : il ne s’agit en rien d’un transfert de propriété, les institutions n’en sont que dépositaires provisoires) des musées nationaux, tandis que les autres vont être vendues par le service des Domaines. Et ces fameuses 2143 œuvres, désignées sous l’acronyme MNR (Musées Nationaux Récupération), dont tout porte à croire qu’elles ont été spoliées, vont faire l’objet d’un décret de 1949 qui clarifie leur statut : elles doivent être exposées en permanence (donc ne pas être reléguées en réserve), être inscrites sur un inventaire provisoire mis à disposition de tout propriétaire spolié ou des ses ayants droit, elles doivent comporter sur leur cartel une mention spécifiant leur statut de MNR et surtout ne doivent en aucun cas quitter le territoire national.

http://www.franceculture.fr/player/export-reecouter?content=4583461 (Marie-Christine Labourdette, Directrice des Musées de France, définit les caractéristiques des MNR).

Aujourd’hui, la base de données Rose Valland, qui recense toutes les œuvres MNR confiées aux musées français et une vaste documentation juridique sur la question, doit permettre aux ayants droit des personnes spoliées (ces dernières ont bien souvent trouvé la mort dans les camps), de retrouver une œuvre ayant appartenu à un père, un grand-père… encore faut-il que ces personnes sachent que leur famille a fait l’objet d’une spoliation, et qu’une mémoire familiale en ait donc conservé le souvenir (une photo d’un intérieur, par exemple, qui montre les tableaux sur les murs, ou du mobilier de valeur). En l’absence de cette transmission mémorielle, la démarche spontanée de recherche ne peut avoir lieu. C’est donc à l’administration de se montrer particulièrement diligente et proactive pour rechercher les héritiers et leur remettre les biens spoliés (un groupe de recherche dédié à ces questions vient d’être mis sur pied par le ministère de la culture).

L’administration face à ses responsabilités

Et à ce propos, force est de constater que le rythme des restitutions de MNR, très soutenu pendant les années 50, s’est passablement essoufflé par la suite. 102 restitutions seulement ont eu lieu entre 1951 et 2014. En 1997, le rapport de la commission Mattéoli pointait déjà ce relâchement, mais une nouvelle dynamique venait tout juste d’être impulsée, le 16 juillet 1995, par Jacques Chirac, qui dans un discours fondateur prononcé au Vel’ d’Hiv dans le cadre de la commémoration du cinquantenaire de l’armistice de 1945, avait affirmé : «La France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux… Nous conservons à leur égard une dette imprescriptible.» Dette imprescriptible : l’emploi de cette formule juridique très forte, que ses prédécesseurs avaient toujours prudemment évité de prononcer, pose le débat au grand jour, comme un enjeu de mémoire et de société. Mais surtout il place la France face à sa responsabilité morale dans cette triste histoire. Et tout débiteur doit s’acquitter de sa dette. Fût-elle « imprescriptible », autrement dit non concernée par la prescription dans le temps, et ne prenant fin que par la restitution effective de tous les MNR, peu importe le délai nécessaire. De fait, le discours de Chirac [un des rares glorieux faits d’armes à mettre à son crédit] aura secoué l’administration et relancé les recherches. Des expositions de MNR sont d’ailleurs organisées en 1997 par plusieurs musées nationaux qui en ont la garde, afin de sensibiliser le grand public à cette question épineuse, de permettre à d’éventuels ayants droit de se manifester, et surtout de montrer la bonne volonté des musées français, qui avaient fait l’objet d’une campagne de presse les accusant de vouloir conserver ces œuvres par devers eux en ne faisant même pas le minimum syndical pour rechercher les propriétaires (ce qui n’est pas tout à fait faux en réalité : entre le ministère des finances qui n’était pas tranquille à l’idée que l’on découvre que la plupart des archives utiles à ces recherches avaient été perdues dans un incendie, et le ministère de la culture qui avait peur de voir les musées se faire dépouiller de leurs collections, on comprend que l’administration ait freiné des quatre fers). Preuve que ces enjeux dépassent pourtant largement le cas hexagonal, la Convention de Washington, signée par les pays membres de l’Unesco (dont la France) en 1998, reconnaît le statut de biens spoliés par les nazis, encourage la conduite systématique de recherches de provenance par les musées et propose un cadre juridique aidant à leur restitution. Afin de faciliter les interactions entre les victimes et l’administration publique, une Commission d’Indemnisation des Victimes de Spoliations (CIVS) est créée en France en 1999. Les effets de cette remobilisation administrative se font sentir puisqu’entre 1996 et 2003, 33 œuvres auront pu être rendues. Rien qu’en 2013, 7 œuvres ont été restituées.

Restitution

Le 19 mars 2013, la ministre de la culture Aurélie Filippetti préside la cérémonie officielle de restitution de sept œuvres MNR à leurs propriétaires légitimes, les ayants droit de deux grands collectionneurs juifs (le Dr. Richard Neumann et Josef Wiener).

C’est à la fois beaucoup et… très peu, si l’on ramène ce chiffre au nombre de MNR toujours en quête de propriétaire. Mais la situation reste pour le moins complexe cependant : le rapport remis par la sénatrice Corinne Bouchoux en 2013 identifie, parmi ces MNR, 163 œuvres dont l’origine est à coup (presque) sûr spoliatrice, tandis que les autres restent dans une sorte de no man’s land, qualifiées d’œuvres au « passé flou », et qui devront faire l’objet d’une enquête documentaire très approfondie [et très, très, très fastidieuse] afin de confirmer ou infirmer le fait qu’elles aient été spoliées. Il faut dire que la vente opérée par les Domaines, dans l’immédiat après-guerre, est encore aujourd’hui à l’origine de bien des incertitudes quant à la provenance de nombreuses œuvres. Le rapport Mattéoli a souligné l’amateurisme stupéfiant avec lequel le tri a été fait entre les pièces à vendre et celles à déclarer MNR, et l’absence quasi-totale d’archives des Domaines permettant de retracer les procédures d’acquisition des lots mis aux enchères [histoire de donner le tournis, rappelons que 135 000 lots ont été vendus à l’amiable, sans laisser de trace dans les archives de l’administration, et seulement 3190 par adjudication… on applaudit cette belle leçon de transparence]. Et pour en rajouter une louche, certains fonctionnaires liés à cette vente ont été condamnés pour escroquerie après avoir écoulé sans scrupules des biens culturels indéniablement spoliés, une double peine donc pour les propriétaires légitimes. Corollaire donc de ce joyeux bazar administratif, rien ne permet d’exclure que des œuvres d’origine spoliatrice se trouvent aujourd’hui accrochées sur les cimaises des musées publics, acquises de bonne foi par un acheteur lors de la vente des Domaines, puis réinjectées sur le marché de l’art, et passant de main en main jusqu’aux collections nationales, leur historique trouble étant peu à peu recouvert par leur historique récent. Mais la focalisation médiatique sur le seul sujet des MNR en a fait malheureusement un arbre qui cache la forêt. Obscure et opaque, la forêt. Le rapport de Corinne Bouchoux estimait à ce titre que 2 à 3% des œuvres offertes par des particuliers à des musées pourraient bien être de provenance suspecte… Quid de toutes les autres œuvres acquises par les musées français depuis les années 30, à l’époque où les procédures d’acquisition étaient loin d’être aussi sécurisées qu’aujourd’hui ? Impossible d’avoir une estimation du volume d’œuvres au passé potentiellement sulfureux qui figurent sur les inventaires. Seule la recherche de provenance appliquée aux collections publiques, une discipline universitaire dont l’enseignement est un peu en retard en France par rapport à l’Allemagne et aux Etats-Unis, pourrait permettre d’y voir plus clair sur les errements de ce « Musée disparu« , pour reprendre le très beau titre de l’ouvrage d’Hector Feliciano paru en 1995, qui est avec « Le pillage de l’Europe » de Nicholas H. Lynn, sorti la même année, la première étude d’envergure sur le sujet.

Nos voisins d’outre-Rhin s’en sortent-ils mieux ? Oui et non. Si l’Allemagne a effectivement pris très tôt à bras le corps, et avec succès, la question des restitutions de biens spoliés par les nazis, le cas récent de la rocambolesque affaire Gurlitt, un feuilleton aux multiples rebondissements (dont voici le résumé des épisodes précédents), prouve que l’Allemagne est bien loin d’en avoir fini avec ce passé embarrassant après avoir mis au jour en 2010, lors d’une banale enquête pour fraude fiscale, une véritable caverne d’Ali Baba remplie d’œuvres spoliées.

Un devoir moral ad vitam

Mais vu l’ampleur de la tâche à accomplir, et la conscience très pragmatique que le temps joue contre nous – les témoins directs sont bien souvent déjà morts, leurs descendants ne sont pas éternels non plus, et cette mémoire risque de s’éteindre avec eux -, il y aurait franchement de quoi se décourager. D’autant que tout indique que des objets spoliés réapparaissent périodiquement sur le marché de l’art… un risque qui doit obliger tous les acteurs de la chaîne à la plus grande prudence avant de proposer un objet aux enchères, ou avant de l’acquérir. Les galeristes et maisons de ventes ont donc un rôle clé à jouer dans ce « dépistage », en procédant systématiquement à une étude de traçabilité des œuvres (par le biais de bases de données comme l’Art Loss Register), et en excluant celles dont l’historique paraît trouble. Une exigence d’éthique partagée par la plupart d’entre eux, dont la réputation se fonde sur leur fiabilité et leur sérieux, mais tous ne s’embarrassent pas de scrupules. Les musées également doivent se montrer irréprochables tant sur leurs choix d’acquisitions que sur les recherches à mener sur les objets déjà présents dans leurs collections et dont le pedigree ne présente pas toutes les garanties (un cas récent comme celui du Matisse Rosenberg laisse pourtant perplexe quant à l’inertie d’un musée public face à la présence flagrante d’une oeuvre spoliée sur ses cimaises).

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Henri Matisse, Robe bleue dans un fauteuil ocre, 1937, huile sur toile, 80 x 60 cm. Volé dans le coffre-fort de Paul Rosenberg le 28 avril 1941, restitué en 2012 par le musée privé Henie Onstad Kunstsenter (Oslo) aux héritiers Rosenberg.

Des progrès encourageants se font sentir néanmoins depuis quelques années, notamment sur le volet de la formation des professionnels des musées : colloques, journées d’étude, publications, mise à disposition de nouveaux outils de recherche informatisés, établissement d’une méthodologie… ce sujet est aujourd’hui pris très au sérieux par le ministère de la culture. Il était temps. Mais il reste un gros travail de pédagogie et de sensibilisation à fournir, me semble-t-il, envers le public. C’est aussi à lui de réclamer que les musées accomplissent leur « opération mains propres » et de prendre part à ce devoir moral, le mot n’est pas trop fort, en adoptant de bonnes pratiques lorsqu’il interagit avec le marché de l’art, ou encore en alertant l’administration des musées en cas de soupçon sur la provenance d’une œuvre. Pourquoi ne pas organiser dans les musées de nouvelles expositions d’œuvres MNR, avec tout l’appareil didactique nécessaire pour faire comprendre les enjeux du problème ? Ou mieux diffuser le travail de la cellule qui s’active [sans grands moyens à sa disposition], au ministère de la culture, pour les recherches sur les collections spoliées ? Et cette autre question, plus lancinante et plus douloureuse aussi, qui se posera de manière inévitable à moyen ou long terme : quel sort réserver à tous les MNR qui forcément ne seront pas réclamés, les derniers héritiers ayant disparu avant d’avoir pu être retrouvés par l’administration ? Puisqu’il est absolument inenvisageable, d’un point de vue légal, de les inscrire à l’inventaire des musées qui en ont la garde – le statut juridique des MNR le stipule avec la plus grande clarté -, une solution pourrait être, à mon avis, de les regrouper dans un musée créé spécifiquement pour les accueillir, avec une médiation irréprochable qui serve aussi un devoir de mémoire. Ces œuvres, témoins muets des erreurs de l’Histoire, acquerraient donc une dimension universelle et symbolique, et se rappelleraient ainsi aux générations futures.

 

Sinon, on peut toujours pousser des cris d’orfraie en observant les hémorragies patrimoniales qui se produisent en ce moment-même au Proche-Orient à la faveur de multiples conflits armés. Tout ce raffut, bien que nécessaire et totalement justifié, ne sera que gesticulations et brassage de vent si ceux-là mêmes qui les dénoncent (je pense en particulier aux Etats membres de l’Unesco) ne balaient pas devant leur porte. Difficile, autrement, de donner des leçons recevables au reste du monde.

Pendant qu’on palabre, d’ailleurs, d’autres Monuments Men moins gominés que George Clooney mais sensiblement plus efficaces, œuvrent dans l’ombre au péril de leur vie pour sauver ce qui peut l’être encore d’un patrimoine archéologique syrien sous la menace de l’EI. Un bel exemple de courage qui devrait nous rappeler que l’Histoire, tout comme la vie, est un éternel recommencement. Et que l’actualité brûlante ne fait sens que si on la met en résonance avec cette Histoire, récente ou lointaine. Sans cela, elle n’est que la logorrhée télévisuelle abrutissante que servent les chaînes d’info en continu.

 

 

Quand l’Occident rencontre l’Orient (et vice-versa) – Episode 3

Aujourd’hui, pour le dernier volet de cette série consacrée aux rapports artistiques entre l’Orient et l’Occident, il sera surtout question d’iconographie et d’enjeux de représentation. Ambassadeurs, voyageurs, rêveurs, les artistes se situent aux avant-postes, à la croisée des mondes. Il relaient – et dans certains cas, fabriquent – les images de l’Orient et des Orientaux à destination de leurs contemporains. Ils y projettent l’esprit de leur temps, les fantasmes, les réalités politiques ou militaires, mais aussi et surtout leur propre imaginaire. On trouvera dans ce (long) billet tous les conseils pour réussir son déguisement de dignitaire ottoman, la vérité – enfin ! – sur les lacunes de Nicolas Poussin en ethnologie capillaire, des estampes japonaises qui ont vraiment de quoi emballer, une marquise de Pompadour avec une très longue pipe (j’en vois qui ricanent, au fond), et un père jésuite qui porte la même barbiche que maître Shifu dans Kung-fu panda. Mais j’en ai déjà trop dit. En route, l’Orient Express n’attend pas.

Figures d’Orientaux 

Pour un artiste occidental, au temps de la Renaissance, le moyen le plus sûr de croiser un authentique émissaire turc en grande tenue d’apparat était de flâner dans les rues de la Sérénissime. Depuis la prise de Constantinople en 1453 par les armées ottomanes, événement qui marque la chute de l’empire romain d’Orient, la pragmatique cité des doges a su en effet tirer son épingle du jeu en faisant du puissant nouveau voisin turc un allié diplomatique et économique. Malgré la crainte que suscitait en Europe l’affirmation de l’empire ottoman (alors que la Turquie ne voulait même pas encore faire partie de l’Union Européenne !), Venise va entretenir avec Constantinople des liens qui lui ouvriront aussi la porte de l’Orient, et pas n’importe laquelle : la Sublime Porte (une expo a été consacrée à ce sujet en 2006 à l’Institut du Monde Arabe). Ambassadeurs et marchands venus d’outre-Méditerranée deviennent des figures incontournables de la vie quotidienne à Venise et inspirent les artistes, comme s’en font l’écho de nombreuses œuvres de cette époque.

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Gentile et Giovanni Bellini, La prédication de saint Marc à Alexandrie, 1504-1506, huile sur toile, 347 x 770 cm, Milan, Pinacoteca di Brera

Sur cette toile monumentale, commandée par les conseillers de la Scuola Grande di San Marco à Venise, les frères Bellini, fiers tenants de la peinture vénitienne à l’aube du XVIe siècle, accordent une place prépondérante aux figures d’Orientaux. La scène se situe sur la place d’une Alexandrie imaginaire – dont l’architecture ressemble pourtant furieusement à celle de la place Saint-Marc de Venise, moi je dis ça… -, avec ses quelques minarets, son obélisque et même ses chameaux et girafes. Dans cette composition théâtrale, saint Marc, perché sur son estrade, s’adresse à la foule bigarrée venue l’écouter : les conseillers de la Scuola Grande, derrière lui, en habits rouges et noirs ; devant lui un parterre de femmes égyptiennes assises, voilées de blanc, et un groupe d’hommes aux habits exotiques et somptueux, coiffés de turbans. La représentation de ces dignitaires orientaux, au maintien noble et à l’allure imposante, traduit la reconnaissance par Venise de la puissance ottomane, avec laquelle elle entend désormais traiter d’égale à égale. Mais elle est aussi le signe de l’impact très direct sur Gentile Bellini de son séjour à Constantinople, où il fut envoyé en mission diplomatique en 1479. Cet artiste voyageur gardera une forte impression de sa rencontre avec une culture brillante et inspirante. Et de fait, ses Orientaux sont bien plus le fruit de l’observation directe – il a énormément dessiné pendant sa mission à Constantinople, de petites merveilles graphiques comme ce portait de femme orientale, vers 1480, conservé au British Museum – que d’une vision fantasmatique d’un Orient de seconde main. Du reste, dans cet assemblage d’architectures composites qui forme l’Alexandrie de ce tableau, ce sont vraiment les costumes qui ancrent la scène en Orient.

Un autre exemple de ces premières figures d’Orientaux chez un artiste grand voyageur lui aussi, mais qui contrairement à Gentile Bellini n’a pu côtoyer des Ottomans qu’aux abords de la lagune vénitienne : Albrecht Dürer, un concentré de génie dont nous ne cesserons de dire le plus grand bien sur ce blog, et dont la seule évocation suffit à nous consoler de l’invraisemblable penchant pour le kitsch qui caractérise parfois le goût allemand (ceux qui ont visité le Cabinet de Porcelaine du château de Charlottenburg à Berlin savent de quoi je parle, j’en ai encore les yeux qui piquent). Originaire de Nuremberg, donc, Dürer effectue deux longs séjours à Venise, en 1494-1495 et 1505-1507. Au cours du premier, il rencontre d’ailleurs Giovanni Bellini qui lui inspire cette remarque : « Il est très vieux et c’est encore le meilleur en peinture« . Total respect pour le vénérable ancêtre. Et tout comme les frères Bellini, il s’intéresse de près à ces Orientaux aux costumes si dépaysants…

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à gauche : Albrecht Dürer, L’Oriental et sa femme ou La famille turque, vers 1496, gravure au burin, 10,5 x 7,7 cm, Paris, BnF

à droite : Albrecht Dürer, Trois Orientaux, 1514, plume, encres noire et brune et aquarelle sur papier, 30,5 x 19,9 cm, Londres, The British Museum

Deux techniques différentes, deux regards différents aussi : les Orientaux de la gravure ont l’air de poser comme des personnages de théâtre ou des figures de caractère, un peu empruntés, dans une mise en scène pas très naturelle. Le turban est ici encore l’élément essentiel de leur accoutrement : c’est surtout lui qui permet de distinguer cette Orientale d’une femme européenne qui se promènerait à moitié topless… tandis que l’homme, il faut bien le reconnaître, est plus convaincant dans son orientalité : barbe fournie, long manteau drapé, arc et flèches. Image d’Epinal avant l’heure, la Famille turque est destinée à la diffusion par le biais de ce premier mass-media graphique des temps modernes qu’est l’estampe. Dürer y propose un modèle – certes stéréotypé – que pourront reprendre, par exemple, les artistes et artisans. Le contraste est radical avec le dessin du British Museum : cette œuvre autonome, réalisée par Dürer pour son propre usage, fait partie d’un corpus dessiné pléthorique dont les feuilles les plus éblouissantes sont jalousement conservées à l’Albertina de Vienne (ici et par exemple, profitez-en, la fréquence de leurs sorties en expo oscille entre « très rarement » et « jamais ! non mais ça va pas la tête ? »). C’est donc un but très différent qui anime Dürer lorsqu’il dessine ces trois Orientaux : il transcrit sur sa feuille, en couleurs, une image qu’il a vue, probablement au cours de ses pérégrinations vénitiennes, afin d’en conserver le souvenir. Un souvenir rétrospectif bien sûr, puisqu’il est déjà rentré en Allemagne lorsqu’il exécute ce dessin. La précision du trait et de la mise en couleurs n’exclut en rien la dimension esthétisante. Ses Orientaux enturbannés ont donc à la fois la véracité de figures saisies sur le vif (ou presque) et la forte présence que leur confère la mise en page de Dürer.

A la lumière de ces quelques exemples, une question s’impose : l’habit fait-il l’Oriental, et l’Oriental fait-il l’Orient tout entier ? En d’autres termes, si on se base sur le principe de la métonymie, rajouter dans une œuvre un turban, ou tout autre attribut exotique, suffit-il à créer une vision convaincante de l’ailleurs qu’on cherche à dépeindre ? En général oui, mais pas toujours de la manière la plus heureuse si on regarde ces œuvres avec un œil de spectateur du XXIe siècle… Et ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il me faut houspiller ici un monstre sacré de la peinture française du XVIIe siècle, j’ai nommé Nicolas Poussin.

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Nicolas Poussin, Saint François-Xavier rappelant à la vie la fille d’un habitant de Cangoxima au Japon1641, huile sur toile, 444 x 234 cm, Paris, musée du Louvre

J’ai déjà parlé ici et  de Saint François-Xavier et de sa mission jésuite au Japon, et j’ai montré la façon dont les Japonais avaient représenté les premiers Européens débarqués sur l’archipel ; représentations dans lesquelles le costume joue aussi un très grand rôle. Droit de réponse à présent : voici la glorieuse histoire de l’évangélisation du Japon vue côté chrétien. Dans cet épisode très rarement illustré de la vie du saint, tiré d’une biographie parue peu de temps avant sa canonisation en 1622, on voit François-Xavier opérer dans la ville de Kagoshima (Cangoxima selon la transcription phonétique approximative de l’époque) un miracle de résurrection sur la jeune fille étendue sur le lit au premier-plan. Il intercède par la prière auprès de Dieu, qui effectue une apparition surnaturelle dans la partie supérieure du tableau, tandis qu’au registre « terrestre » règnent la panique et l’émotion. Gestes dramatiques, attitudes dynamiques, couleurs saturées, expression des passions : on est bien en terrain connu pour ce qui est de la peinture religieuse académique du Grand Siècle, puisque l’œuvre était destinée au maître-autel de la chapelle du Noviciat des jésuites, à Paris. Ce n’est qu’après un examen attentif que l’on remarque la curieuse tonsure des personnages masculins, une tonsure qui n’a rien de monacal et pour cause. Il s’agit d’une coiffure que les Occidentaux tenaient pour extrême-orientale – à vrai dire, elle était chinoise et non japonaise -, consistant en un rasage de la moitié du crâne pour laisser une natte (ou ici, une houppette) à l’arrière de la tête. [A cette époque, d’ailleurs, le nom de « Chine » désigne un amalgame de Chine, d’Inde et de Japon, un espace mi-géographique mi-onirique, au sein duquel les Occidentaux n’ont pas encore identifié de particularismes.] Seuls les personnages masculins font l’objet d’un traitement volontairement « orientalisant », puisque les supposées Japonaises sont vêtues de draperies à l’antique, même s’il y a bien un petit quelque chose de vaguement exotique dans leur coiffure… Bref, ce n’est à l’évidence pas la vraisemblance ethnographique que poursuit Poussin dans ce tableau, mais l’impact de la scène sur le fidèle ; les dimensions monumentales de la toile l’y aident déjà un peu. Afin de situer le contexte général dans lequel se déroule cet épisode, il a recours à quelques éléments identifiés alors comme appartenant à l’imagerie de l’Extrême-Orient, puisque son tableau est destiné à un public parisien qui, comme lui sans doute, n’a jamais vu – et ne verra probablement jamais – d’Asiatique. La présence d’Orientaux ici tient plus à un déguisement, que l’on a peine aujourd’hui à ne pas trouver un brin ridicule. Désolée Nicolas, mais il fallait que ce soit dit. Et en plus ma transition est toute trouvée…

Travestissements à l’orientale 

Alors si l’habit – ou d’une manière générale, l’apparence extérieure – est effectivement la clé de voûte de la représentation des Orientaux, rien n’empêche les Occidentaux de se glisser, eux aussi, dans cet habit afin d’éprouver, même par procuration, le grand frisson de l’Orient. Dans certains cas cependant, revêtir le costume oriental fait tout simplement partie du métier. Regardons par exemple ce dessin de Rubens :

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Peter Paul Rubens, Portrait de Nicolas Trigault en costume chinois, 1617, sanguine, pierre noire et craie blanche, plume et encre brune sur papier, 24,8 x 44,6 cm, New York, The Metropolitan Museum

Le modèle de Rubens est le missionnaire jésuite Nicolas Trigault, envoyé en Chine par la Compagnie de Jésus en 1610. De passage à Anvers en 1617, où il mène une campagne de levée de fonds pour financer les activités de sa mission, il rencontre Rubens qui fait son portrait, sensible et expressif, dans sa tenue chinoise ; un dessin qui servira ensuite de base à la réalisation d’un portrait peint par l’atelier de Rubens la même année, actuellement conservé au musée de la Chartreuse de Douai. L’attention portée au costume est ici manifeste : c’est véritablement lui qui pose le personnage, qui lui donne toute sa présence, bien que paradoxalement le corps du modèle soit presque intégralement englouti sous les épaisseurs de tissu et sa coiffe, d’où seul son visage émerge. Rubens utilise tous les ressorts de la pierre noire, avec de subtils rehauts de blanc, pour définir les volumes des manches et de la robe, les jeux du tissu avec la lumière… L’inscription autographe en latin (dont voici ici la transcription et traduction en anglais), portée en haut à droite de la feuille, traduit elle aussi l’importance donnée au costume, qui n’est en rien un élément destiné à faire « couleur locale » : Rubens précise qu’il s’agit d’un habit proche de celui des lettrés chinois, de couleur sombre, que portaient alors les Jésuites présents en Chine. Il est probable qu’il ait recueilli ces informations directement de Trigault, afin de pouvoir orienter le choix de la palette qu’utiliseront ses collaborateurs pour la réalisation du tableau. La curiosité authentique de Rubens, son rôle diplomatique et son esprit universaliste ont été mis à l’honneur en 2013 lors de l’expo « Rubens l’Européen » au musée du Louvre-Lens. C’est à cette occasion que j’ai pu admirer de près ce bijou graphique, qui me semble condenser à lui seul un moment des relations entre Orient et Occident au XVIIe siècle : celui où deux mondes s’observent et apprennent à se découvrir de l’intérieur, en revêtant dans le cas de Trigault les habits de l’autre. Connue depuis la deuxième moitié du XVIe siècle par les récits du père jésuite Matteo Ricci, cette culture chinoise millénaire pousse véritablement les Européens à se remettre en question. Ça ne peut pas leur faire de mal. [Ah oui, au fait, y a un petit quelque chose, non ?]

Mais pas d’angélisme pour autant : la grande fabrique des stéréotypes continue de tourner à plein régime et certains clichés sur l’Orient ont la vie dure, même s’ils nourrissent il est vrai une production artistique qui n’est pas dénuée d’un certain charme. Le XVIIIe siècle français est à cet égard un formidable réservoir d’images fantaisistes et de motifs pseudo-orientalisants, qui s’inspirent en premier lieu de l’Extrême-Orient. La vogue est lancée en 1684 et 1686 lors des deux visites des ambassadeurs du Siam à la cour de Louis XIV, qui affolent leurs contemporains, artistes en tête. Le rêve oriental devient réalité ! Enfin presque. Si la « sinomanie » s’empare des arts (décoratifs surtout) dès 1690, notamment dans la fameuse première Tenture chinoise tissée par la manufacture de Beauvais [un blog de recherche très sérieux lui est consacré], l’intérêt pour le Moyen-Orient s’éveille un peu plus tard dans le siècle. Le contexte artistique et littéraire global y est propice : entre les Lettres persanes de Montesquieu (publiées en 1721) et L’Enlèvement au sérail de Mozart (créé à Vienne en 1782), l’Europe s’enflamme pour un Orient proche et lointain à la fois – une distance que va investir l’imaginaire. Mais revenons au travestissement, vecteur lui aussi d’imaginaire à peu de frais.

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Carle Van Loo, La sultane buvant du café, vers 1752, huile sur toile, 120 x 127 cm, Saint-Petersbourg, musée de l’Ermitage

Ce tableau et son pendant, La sultane faisant de la broderie, ont été commandés à Carle Van Loo par Mme de Pompadour pour décorer les dessus-de-porte de sa « chambre turque » du château de Bellevue. Ils appartiennent au sous-genre opportunément nommé « turquerie », qui prend pour oripeaux les mystères des harems – froissements d’étoffes précieuses, lumières tamisées, vapeurs de narguilés, chairs indolentes… Rrrrrr, n’en jetez plus -, dans une interprétation plus soft ici, puisque la sultane en question, amollie dans ses coussins, n’est autre que la Pompadour. Le costume turc sert ici à exalter son ego de femme de pouvoir se faisant servir, de lanceuse de modes aussi – elle a joué un grand rôle dans le développement des goûts à la chinoise et à la turque -, et confère à son image le vernis sexy attaché aux représentations de l’Orient [sexitude qui transparaît beaucoup moins, curieusement, dans le portrait que fera d’elle François-Hubert Drouais vers 1764, aujourd’hui à la National Gallery de Londres, mais passons.] Une vision de la femme assez différente en somme de celle que véhicule habituellement la peinture proto-orientaliste au XVIIIe siècle, où les occupantes des harems sont bien souvent assimilées à des esclaves sexuelles disponibles à tout moment pour soulager le sultan (je renvois à l’excellent livre d’Emmanuelle Peyraube, Le harem des Lumières, 2008). Mais attention, pas de confusion : la favorite de Louis XV n’a rien d’une courtisane de bas-étage, et son portrait travesti, même s’il flirte avec ces références, le montre avec autorité.

Et enfin, pour finir en beauté cette galerie de portraits travestis, en voici un que j’affectionne tout particulièrement, parce qu’il est de plus un autoportrait :

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Jean-Etienne Liotard, Autoportrait en costume turc, 1744, pastel sur papier, 61 x 49 cm, Florence, galerie des Offices

Liotard est un artiste comme on les aime : atypique, talentueux, voyageur, drôle aussi. Il est né et mort à Genève, a travaillé comme portraitiste auprès des membres les plus influents de l’élite européenne, sans jamais réussir à se faire admettre à l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture en France, ce qui me le rend éminemment sympathique. Et lui aussi a accompli un voyage fructueux à Constantinople entre 1738 et 1742, d’où il a ramené une somme considérable de dessins, dont beaucoup sont conservés au musée d’Art et d’Histoire de Genève (comme celui-ci). C’est à la fin de son séjour qu’il décide de se laisser pousser cette barbe, qu’il arbore fièrement dans son autoportrait [mais qui lui vaudrait sans doute aujourd’hui de passer un sale quart d’heure avec les agents de la police des frontières américaine] et qu’il gardera longtemps après son retour en Europe. Chez Liotard, le travestissement en costume turc relève certes d’un souvenir de voyage qu’il cultive, mais aussi et surtout d’une stratégie d’auto-promotion : il se fait surnommer le « peintre turc » (comme l’atteste l’inscription sur l’œuvre) et adopte un look exotique qui fait de lui une curiosité. Rien de plus efficace – quand on a déjà le talent – pour se démarquer dans le milieu très concurrentiel du portrait au XVIIIe siècle. Infatigable autoportraitiste, comme Rembrandt, il se représente aussi souvent coiffé d’un fez, preuve que cet Orient est devenu en quelque sorte partie intégrante de son identité artistique.

L’atelier de l’Orient

Représenter les Orientaux, se (faire) représenter en Oriental : les artistes participent donc activement à la fabrication d’un imaginaire de l’Orient, fait de lieux communs et de clichés aussi, même s’il procède à l’origine d’une véritable curiosité. Comment l’artiste passe-t-il de l’observation directe de l’Orient, ou des objets qui en proviennent, à la recomposition sur sa toile d’un Orient « d’atelier » ? C’est que les artistes sont avant tout de grands collectionneurs… J’ai évoqué Rembrandt à l’instant, restons en son agréable compagnie :

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à gauche : L’empereur Shah Jahan debout sous un baldaquin, miniature moghole, vers 1645, gouache et rehauts d’or sur papier, 17,8 x 9,2 cm, Paris, Fondation Custodia – Collection Frits Lugt

à droite : Rembrandt van Rijn, Shah Jahan debout, tenant une fleur et un sabre, vers 1650-1660, plume, encre brune et lavis d’encre brune sur papier, Paris, Fondation Custodia – Collection Frits Lugt

Le néerlandais Frits Lugt (1884-1970), immense collectionneur d’arts graphiques et passionné par Rembrandt, avait commencé très tôt à acquérir des dessins ou eaux-fortes de la main du maître, dont ce dessin à la plume directement copié d’une miniature moghole que Rembrandt avait alors en sa possession (il s’était constitué toute une collection de miniatures mogholes contemporaines, dont il a réalisé au moins 21 copies dessinées). En 1972, après la mort de Frits Lugt et la création de la Fondation Custodia, la collection de ce grand Monsieur fut enrichie par l’acquisition de cette miniature représentant le même Shah Jahan, dans une composition très proche de celle qui avait inspiré Rembrandt. Et voilà réunies au sein de la même collection l’œuvre et sa source d’inspiration. Une inspiration directement mise à profit par Rembrandt dans l’ensemble de sa production (peintures, dessins, eaux-fortes), où les figures d’Orientaux et les costumes exotiques sont un véritable fil conducteur, y compris dans des sujets bibliques comme ici avec cette eau-forte représentant l’épisode de Jacob et Laban. En puisant dans sa propre collection d’images et d’objets venus d’Orient, Rembrandt est peut-être le premier artiste moderne à se construire un univers visuel aussi affirmé, sans tomber une seconde dans un folklorisme de pacotille. Et ça, ce n’est pas donné à tout le monde.

Ceci dit, cette manière de travailler va faire florès, en particulier chez les peintres orientalistes du XIXe siècle. Ce courant pictural, né dans le sillage de la campagne d’Egypte de Napoléon 1er en 1798 (avec Delacroix et Chassériau notamment) puis soutenu par la conquête de l’Algérie au début des années 1830, ancre désormais ses sujets dans le cadre d’une Afrique du nord qui se découvre peu à peu au regard européen (enfin français, surtout). C’est à la deuxième génération d’orientalistes qu’appartient le peintre Jean-Joseph Benjamin-Constant (1845-1902), consacré tout récemment par une rétrospective au musée des Augustins de Toulouse (et un catalogue magnifiquement illustré, érudit, transdisciplinaire… mais à éviter de se laisser tomber sur le pied sous peine de 6 semaines de plâtre). Vivant entre Paris et Tanger à partir de 1870, il entame une collection d’objets précieux d’Afrique du nord qu’il va abondamment réutiliser comme accessoires dans ses compositions orientalistes. C’est en exposant ses toiles – principalement des sujets de genre ayant pour cadre la ville de Tanger et ses harems – au Salon de Paris qu’il se fait un nom. La clientèle bourgeoise est alors très friande de ces tableaux pittoresques qui fleurent bon le soleil, le thé à la menthe et les épices des souks, devenus presque accessibles depuis que la France a placé ses pions au Maroc. Ils flattent bien sûr la veine colonialiste de toute une frange de la population… pourtant, cet Orient refabriqué par Benjamin-Constant sera moqué par Huysmans en 1879, qui le qualifie « d’orientaliste des Batignolles » : une pique à l’adresse du peintre, qui avait en effet son atelier parisien boulevard de Clichy, et de ses tableaux qui ne serviraient qu’un « réchauffé » d’ambiance orientale bien loin de leur source d’inspiration première, au moyen des babioles et étoffes qui encombraient l’atelier. Certes, la collection d’objets de Benjamin-Constant est essentielle pour donner à ses scènes de genre le goût de l’authentique – puisque de toutes façons sa clientèle ne recherchait pas l’exactitude absolue, juste une peinture agréable à regarder et devant laquelle rêver -, mais cette collection ne serait rien sans l’expérience directe et prolongée de l’Orient qu’a vécue l’artiste. De son voyage en Andalousie en 1871, avec l’Alhambra de Grenade comme point d’orgue, il dira : »Trois mois d’une vie de rêve dans le palais arabe, l’Alhambra se dressant devant ma fenêtre, une centaine de promenades dans l’ombre des salles dont les plafonds voûtés en bois de cèdre sont constellés d’or et d’ivoire, et sur le miroir d’eau de la fontaine des sultanes le reflet somptueux des arcades et des interminables colonnades mauresques ! » [un moment de bonheur d’autant plus appréciable quand on songe qu’à la même époque, en France, entre la défaite de Sedan, l’occupation de Paris par les troupes de Bismarck puis la Commune, l’heure n’était pas vraiment à la fête].

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Jean-Joseph Benjamin-Constant, Le lendemain d’une victoire à l’Alhambra, 1882, huile sur toile, 132 x 106 cm, Montréal, musée des Beaux-Arts

Dans le décor quasi-théâtral de la Salle des Ambassadeurs de l’Alhambra, Benjamin-Constant imagine l’émir inspecter le précieux butin qu’il a ravi la veille à l’ennemi chrétien : des femmes, évidemment, parmi lesquelles il choisira les heureuses élues pour son harem. Il s’inspire de plusieurs épisodes légendaires de la vie de l’émir Mulhacén (l’avant-dernier roi de Grenade avant sa chute en 1492), qu’il mélange un peu, mais son but n’est pas de faire une grande peinture d’histoire. Il cherche plutôt à faire revivre comme au temps de sa splendeur un lieu dans lequel il a aimé déambuler, et à restituer les impressions sensorielles qu’il a éprouvées là-bas : la monumentalité de l’architecture, les effets de lumière au travers des moucharabieh, la fraîcheur de l’ombre qui tranche avec la lumière crue au dehors. Et si ces tapis d’Orient, sous lesquels les femmes cachent leur nudité, sont ceux qui ornent son atelier parisien, qu’importe, sa peinture se veut « un régal pour les yeux« , comme dira un critique au Salon de 1882 où le tableau est présenté. Alors ne boudons pas notre plaisir. Si on ne peut plus rêver, hein…

De l’orientalisme au japonisme, il n’y a qu’un pas esthétique à franchir (plus quelques fuseaux horaires). Ce n’est pas ce qui effraie Vincent Van Gogh, exact contemporain de Benjamin-Constant. Et dans ce cas comme dans le précédent, la collection personnelle de l’artiste va devenir le pivot de son langage artistique, qu’elle transforme de façon bien plus radicale. J’ai parlé la semaine dernière des estampes japonaises et de la fascination qu’elles ont commencé à exercer sur les Européens à partir du XIXe siècle. Et pourtant, ce n’était pas vraiment prévu ainsi : d’un prix dérisoire et disponibles en surabondance, elles ont en effet longtemps servi de papier d’emballage pour le transport des objets d’art envoyés depuis l’Extrême-Orient jusqu’en Europe. Et assez ironiquement, c’est à ce même papier d’emballage que vont commencer à s’intéresser certains artistes et amateurs un peu plus curieux que les autres, qui auront su voir dans ces images la révolution esthétique tant attendue pour sortir la peinture de son carcan académique. Les frères Jules et Edmond de Goncourt sont de ceux-là, fervents défenseurs du japonisme, qui vont entamer la constitution d’une remarquable collection d’art japonais et chinois. Van Gogh, qui se trouve à Paris dans les années 1870-1880, découvre les romans des Goncourt, mais aussi les estampes japonaises en travaillant dans une galerie d’art. Il a perçu que l’avenir de sa peinture (de LA peinture ?) était à chercher très, très à l’Est. De retour à Anvers, il se met à couvrir ses murs d’estampes japonaises, qu’il se procure sans doute chez les quelques marchands qui en font alors commerce, et devient par la force des choses collectionneur à son tour. Entouré en permanence de ces images, dont il ne sait quasiment rien, il va laisser cette nouvelle esthétique s’infuser peu à peu en lui jusqu’à opérer sa petite révolution : volumes synthétiques, couleurs pures en aplats, omniprésence du trait de contour, efficacité graphique… il commence à entrevoir des spécificités de l’art japonais qu’il pourrait utiliser dans sa pratique. Il les apprivoise d’abord par le pastiche :

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à gauche : Utagawa Hiroshige, Maison de thé aux pruniers à Kameido, 1857, gravure sur bois, 34 x 22 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum

à droite : Vincent van Gogh, Pruniers en fleurs (d’après Hiroshige), 1887, huile sur toile, 55,6 x 46,8 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum

Cette copie peinte, réalisée avec l’aide d’un calque, est la première expérimentation grandeur nature de Van Gogh à partir d’une estampe de sa collection, et il ne choisit pas la plus moche puisqu’il s’agit de l’une des Cent vues d’Edo, la série-phare de Hiroshige. Mais ce n’est pas une copie servile : il tend au maximum les contrastes entre les couleurs complémentaires (vert et rouge ici) et surtout habille l’image d’un cadre décoratif orné d’idéogrammes qu’il a empruntés à une autre estampe. C’est pousser fort loin le japonisme ! Et c’est le signe évident d’une appropriation par l’artiste de ce nouveau langage, de façon presque kinesthésique, puisque son crayon sur le calque, puis son pinceau sur la toile, vont rejouer la gestuelle nerveuse d’Hiroshige. C’est aussi une rééducation du regard, du cadrage, et un retour vers l’essence d’un motif. Une assimilation qui culmine dans cet ultime chef-d’œuvre :

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à gauche : Vincent Van Gogh, Amandier en fleurs, 1890, huile sur toile, 73,3 x 92,4 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum

à droite : Ogata Kôrin, Etui à encens avec fleurs de prunier, fin XVIIe-début XVIIIe siècle, couleurs et feuilles d’or sur soie, 33,3 x 24,2 cm, Atami (Japon), MOA Museum of Art

Van Gogh disait que la consolation devait être le but le plus élevé de l’art. On pourrait se dire qu’il n’a pas atteint ce but, puisqu’il a mis fin à ses jours en 1890, quelques mois à peine après avoir peint son Amandier. Néanmoins, son Japon imaginaire, dont il a capté l’esprit au travers de sa collection d’estampes sans rien savoir de son histoire, a été un refuge artistique, un lieu où il a régénéré son art, en avance sur tous les autres. Il ne cherche pas à recréer un Japon sur la base des quelques images qu’il en a reçues, comme l’auraient fait les orientalistes, il laisse plutôt le Japon le recréer. Et je pèse mes mots. S’il écrit dans une lettre à son frère Theo, en 1888, à propos de La vague de Hokusai : « lui par ses lignes, son dessin, lorsque dans ta lettre tu te dis : ces vagues sont des griffes, le vaisseau est pris là-dedans, on le sent. Eh bien si on faisait la couleur toute juste ou le dessin tout juste on ne donnerait pas ces émotions-là.« , c’est qu’il a parfaitement compris les potentialités expressives infinies qui s’ouvrent une fois qu’on s’affranchit de la nécessité de se conformer au réel, cette mimesis qui est pourtant le postulat de base de l’art européen classique. Un lâcher prise salutaire, un reboot radical qui ouvre la voie au cubisme et à l’abstraction.

L’Orient, autopsie d’un fantasme

A bien y regarder, l’Orient est peut-être ce qui pouvait arriver de mieux à l’art occidental : source d’inspiration inépuisable, il a revigoré la production artistique, ajouté de nouveaux motifs au répertoire décoratif, remis en question des principes esthétiques. Mais surtout, il a permis aux Occidentaux de rêver, même sur la base d’un malentendu. L’Orient, ou ce que l’art en véhicule depuis le début de la période moderne, est toujours plus ou moins tenu à distance. C’est ainsi qu’il peut demeurer ce miroir tendu à l’Occident pour lui permettre de questionner ses valeurs et son identité, tout comme le fait Montesquieu en passant par le filtre de l’Orient pour critiquer le système politique français. Mais à mesure que cet Orient va devenir une réalité géopolitique mieux cernée, arpentée par des scientifiques, linguistes, photographes qui en rapporteront des témoignages objectifs, il cessera d’incarner aux yeux des Occidentaux cet ailleurs plein de promesses. La connaissance fait reculer le fantasme, jusqu’à le faire disparaître. Dans le même temps, les acteurs du monde oriental ont acquis un poids diplomatique et cherchent à se débarrasser de cette image d’Orient d’opérette que leur ont collée pendant des siècles les Européens. Cela dit, on les comprend. De plus, le proche et le moyen-Orient sont devenus, en l’espace de quelques décennies, des scènes artistiques à part entière, qui ont acquis leur place sur le marché de l’art et dans les musées, comme l’a montré l’année dernière l’exposition « Iran, unedited history« , au musée d’Art moderne de la ville de Paris. L’Orient n’est donc plus objet de l’art mais sujet. Et aujourd’hui le charme semble bel et bien rompu, puisque l’évocation de cette aire géographique est bien moins synonyme de harems feutrés et de jardins d’eau que de conflits armés, de fanatisme religieux et de drames humanitaires. Mais si l’Orient, en tant que fantasme occidental, a disparu, ce n’est pas une raison pour abandonner à son triste sort le patrimoine de Syrie et d’Irak, même si la tâche qui incombe à l’Unesco tient à la fois des travaux d’Hercule, du mythe de Sisyphe, du tonneau des Danaïdes, des moulins à vent de Don Quichotte, et autres métaphores de l’infaisabilité. Ne serait-ce qu’au nom de tout ce que l’Occident doit à l’Orient (si Van Gogh n’avait jamais croisé une estampe japonaise, ses toiles se vendraient-elles aujourd’hui des millions, pour le plus grand bonheur des maisons de ventes aux enchères ? Hein ? Bon. CQFD.)

Et pour tous ceux – dont je fais partie – qui ont quand même, malgré tout, une envie obstinée de continuer à rêver, je ne saurais trop recommander la lecture de ces deux petites pépites du 9ème art que sont « Le chat du rabbin » de Joann Sfar et « Habibi » de Craig Thompson.

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Tiens, la BD, ça serait pas encore une invention japonaise, ça ? CQFD.

Quand l’Occident rencontre l’Orient (et vice-versa) – Episode 2

C’est reparti pour un tour (du monde) : deuxième étape de l’enquête sur les traces des relations entre l’Occident et l’Orient à travers les arts. Aujourd’hui il sera question de mariages fusionnels, de techniques artistiques et de techniques de jardinage (patience, vous allez comprendre), d’étoiles baladeuses, des cheveux de Bouddha, de géométrie appliquée, de Vierges Marie travesties, de geisha et d’architecture en kit à monter soi-même. Bref, une réjouissante équipée recrutée tout spécialement pour bousculer les idées reçues, décentrer le regard, révéler des sens cachés et changer de point de vue. Prêts ? Alors trève de teasing, en route !

 

Syncrétismes : accords parfaits entre Orient et Occident

Les sociologues considèrent qu’un transfert culturel est consommé lorsqu’il donne naissance à de nouvelles formes hybrides, dans la sphère des idées, en politique, dans la vie religieuse, et bien sûr dans les arts. L’exemple des porcelaines chinoises à montures de bronze et des meubles plaqués de panneaux de laque du Japon, que j’ai abordé la semaine dernière, rend compte d’une hybridation, mais qui reste finalement plutôt en surface, presque cosmétique, si on la compare à d’autres cas. Il existe en effet des formes, des motifs iconographiques, qui ont su se mélanger très intimement jusqu’à devenir une expression singulière. Ces exemples de syncrétismes artistiques sont parmi les curiosités les plus fascinantes de l’histoire de l’art car ils court-circuitent les distances géographiques, réunissent des schémas de pensée apparus en des points éloignés du globe, bref, rappellent à qui veut bien les regarder de près que l’art est un langage universel. La preuve en images.

Tout d’abord, convoquons ici notre figure tutélaire favorite, Alexandre le Grand, qui est décidément toujours dans les parages. En même temps, comme il est allé à peu près partout, c’est assez facile de tomber sur lui, y compris quand on le cherche très loin de sa Macédoine natale. La dernière phase de sa conquête de l’Est, donc, s’achève aux portes de l’Inde, au nord-ouest du Gandhâra, région antique qui correspond à une partie du Pakistan et de l’Afghanistan d’aujourd’hui. Cette région, la plus lointaine province du monde hellénisé donc, est bouddhiste (le bouddhisme a essaimé depuis l’Inde au Ve siècle av. J.-C., soit un siècle avant l’arrivée d’Alexandre). La mise en présence d’une culture visuelle hellénistique, par l’intermédiaire de la statuaire notamment, et de cette nouvelle spiritualité, va se traduire par l’apparition, au IVe siècle, des toutes premières images sculptées du Bouddha :

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à gauche et au centre : Bouddha debout, schiste gris, Gandhâra, IIIe-IIe siècle av. J.-C., Nice, musée des Arts asiatiques

à droite : tête d’Aphrodite de Cnide dite tête Kaufmann, marbre, Asie mineure, vers 150 av. J.-C., H. 35 cm, Paris, musée du Louvre

Modelé réaliste du visage, drapé mouillé qui laisse deviner les formes du corps, très léger déhanchement qui adoucit l’impression de hiératisme, chevelure traitée en ondulations symétriques, stylisation légère des volumes du nez et des arcades sourcilières, comme sur la sublimissime tête Kaufmann du Louvre : l’art hellénistique « donne corps » à une iconographie bouddhique naissante, lui prête son langage plastique pour incarner un message spirituel. Ce Bouddha, vêtu à la grecque et non à l’indienne, présente toutefois les bases de l’iconographie qui se transmettra ensuite à l’Inde puis à toute l’Asie : les lobes d’oreilles allongés (par le port de lourdes boucles), le point d’émission de lumière entre les sourcils (urna), le chignon (ushnisha) – qui dérivera ensuite vers un traitement de la chevelure en petites bouclettes, comme cela -, la forme courbe des yeux profondément incisés. Si, au temps de son prêche, le Bouddha n’avait pas demandé à ses disciples directs de créer des images de lui, c’est donc deux siècles après sa mort, et au contact d’une influence extérieure, que vont naître ces images, devenues ensuite parties intégrantes du bouddhisme dans toute la diversité de ses expressions. En plus d’offrir à l’Orient une technique artistique, l’Occident lui apporte également sa culture de l’image. Il est certain que sans ces images – ni les routes et caravanes pour les transporter – le bouddhisme ne se serait pas diffusé aussi efficacement à travers le continent asiatique. Heureuse rencontre donc. Et rendons ici hommage aux deux bouddhas colossaux de Bâmiyân, eux aussi témoignages (tardifs) de cette belle culture du Gandhâra, dynamités par les Talibans en mars 2001.

Un autre exemple étonnant de syncrétisme, toujours sur le terrain de la représentation de divinités, est à chercher au Japon. Le pays est d’ailleurs assez coutumier du fait : peu après l’introduction du bouddhisme via la Corée, au milieu du VIe siècle, les Japonais ont commencé à pratiquer un culte syncrétique qui mêlait la religion autochtone polythéiste-animiste (le shintô) et cette religion importée du continent. Ils ont donc établi des correspondances entre les bouddhas et les kami, divinités vénérées dans le shintô. Mais, je l’ai évoqué la semaine dernière, une autre religion cherche aussi à s’implanter sur l’archipel dès la fin des années 1540 : le christianisme. Malheureusement pour François-Xavier et sa mission jésuite, l’évangélisation du Japon va bientôt se heurter à une très vive opposition de la part du gouvernement guerrier alors en place, la dynastie de shôgun Tokugawa. Ce n’est pas particulièrement l’exaltation du sacrifice qui dérange les autorités – puisque le suicide rituel par éventration au sabre, ou seppuku, fait partie intégrante du code d’honneur du samurai – mais plutôt l’idée que des gens soient prêts à mourir pour leur dieu plutôt que pour leur seigneur féodal, ce qui était tout de même un brin subversif. Ni une ni deux, les persécutions de chrétiens japonais commencent dès les années 1610, avec un climax en 1637-1638 lors des révoltes de paysans du fief de Shimabara contre leur seigneur trop gourmand en impôts, paysans qui fondaient aussi leurs revendications sur un message chrétien. Il n’en fallait pas plus pour faire interdire le christianisme au Japon. Comme à ses débuts, dans la Rome impériale, ce culte doit donc se cacher et adopter une iconographie cryptée, qui se base sur des transferts… de la même manière que la première iconographie chrétienne avait assimilé le Christ à Orphée pour leurs caractéristiques communes de figures psychopompes, les « chrétiens cachés » (kakure kirishitan) puisent dans le panthéon bouddhique pour donner forme à la notion de compassion incarnée par la Vierge Marie :

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à gauche : Maria-Kannon, porcelaine sous couverte transparente, XVIIe siècle (?), Japon, collection Nantoyôsô

à droite : Guanyinporcelaine de Dehua, Chine, période Kangxi (1662-1722), H. 31 cm ; l. 18 cm, Paris, musée national des Arts asiatiques Guimet

Cette statuette de culte, à gauche, reprend l’iconographie chinoise de Kannon (ou Guanyin en chinois), à droite, le bodhisattva le plus vénéré au Japon, celui qui littéralement « entend tous les appels du monde ». Les représentations chinoise et japonaise de Kannon l’ont rapidement féminisé, contrairement au bouddhisme de tradition indienne qui le représente sous les traits d’un prince richement paré, comme tous les bodhisattva. C’est donc assez naturellement que les chrétiens japonais vont lui apporter quelques menues modifications pour assimiler cet être de compassion à une Vierge à l’enfant : un voile plus couvrant, un enfant (donc) sur ses genoux, des personnages intercesseurs (saints ? anges?) à ses pieds : et voilà comment on contourne une interdiction de culte. Le syncrétisme fonctionne d’autant mieux qu’il se fait ici à deux niveaux : formel – avec l’adoption et l’adaptation d’une imagerie existante -, et sémiologique, parce que cette assimilation est rendue possible par l’adéquation des valeurs incarnées par Kannon et la Vierge, ces deux figures personnifiant l’aspect féminin de toute divinité, l’amour de l’humanité, le lien entre les hommes et le divin.

Dernier exemple, cette fois-ci en Europe : c’est au sud de la péninsule ibérique, sous domination musulmane de 711 à 1492 (date de la prise de Grenade par les armées de la reconquista catholique), que s’est épanouie l’une des cultures les plus brillantes de l’Occident médiéval, avec comme âges d’or l’époque du Califat Omeyyade de Cordoue (929-1031) et celle du royaume de Grenade (1238-1492). Quiconque a visité l’Alhambra, perchée sur sa colline au-dessus de Grenade, a écouté le chant de la fontaine du Patio des Lions et rêvé dans les jardins du Generalife, a pu se sentir échapper pendant quelques heures au tumulte du monde, comme si le ticket d’entrée était en réalité un sésame vers une autre dimension de l’espace-temps, d’où on n’a pas franchement envie de revenir. Les siècles d’implantation de culture musulmane ont marqué durablement l’art, l’architecture et les arts décoratifs pour aboutir à une forme syncrétique faite d’influences maures et wisigothiques, l’art mozarabe, qui donnera naissance à un premier art roman hispanique (ici, par exemple, les arcs outrepassés ou « en fer à cheval », de tradition typiquement mauresque, dans l’église Santa Maria de Melque, bâtie au VIIIe siècle près de Tolède). Voici aussi le destin surprenant d’un motif décoratif omniprésent dans l’ornementation islamique : l’étoile à huit branches ou octogramme, formée de deux carrés concentriques superposés et décalés de 45°. Dans la tradition coranique, ce motif est appelé rub el hizb (quart de section), il s’agit d’un symbole typographique utilisé pour marquer des divisions en parties égales au sein du texte et qui permet de rythmer la récitation du Coran, découpé en 30 sections (une par jour du mois). Ce symbole indique donc le quart d’une récitation quotidienne. Sa connotation religieuse est fondamentale : c’est en quelque sorte une métonymie du texte tout entier, une forme géométrique parfaitement régulière qui renvoie à la perfection de la parole divine. D’où son utilisation surabondante dans les pavements de mosquées (ici, un exemple iranien daté vers 1260, conservé au Musée des Arts décoratifs), notamment, où elle est souvent combinée à d’autres formes géométriques pour produire un dessin complexe. On trouve évidemment ce motif dans l’ornementation du palais de l’Alhambra, mais aussi, et c’est plus intéressant, dans des contextes tout ce qu’il y a de plus chrétiens…

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en haut : détail d’un plafond du palais de l’Alhambra, Grenade

à gauche : tambour octogonal, transept de l’église du Sauveur dite « la Seo », début du XVIe siècle, Saragosse

à droite : Gil de Siloé, Tombeau de Jean II de Castille et d’Isabelle du Portugal, dernière moitié du XVe siècle, Burgos, chartreuse de Miraflores

Le tambour de l’église du Sauveur reprend la structure octogonale induite par le motif de l’étoile à huit branches, qui est présente par le dessin que forment les nervures, au centre de la composition, avec des pointes plus étirées toutefois. Quant à la micro-architecture qui porte les gisants de Jean et Isabelle (parents de la reine Isabelle la Catholique, donc difficile de faire plus catholiques), elle reprend elle aussi cette forme d’étoile à huit branches mais sur une base rectangulaire. Ces deux derniers exemples, assez éloignés géographiquement du cœur historique de la culture hispano-mauresque, prouvent la vitalité de cet héritage au travers des siècles, y compris après la reconquête, dans l’Espagne chrétienne. L’assimilation de ce motif islamique qu’est l’étoile à huit branches dans un contexte chrétien présuppose un contact prolongé entre ces deux cultures visuelles, mais aussi fatalement une perte progressive de sa signification symbolique qui lui a permis de devenir un élément ornemental parmi d’autres. Il intègre donc le répertoire décoratif propre à l’art et à l’architecture espagnols.

Cueillir, greffer, transplanter : des artistes-jardiniers sans frontières

Les formes artistiques purement syncrétiques sont le cas le plus abouti de transfert culturel entre Occident et Orient dans ce domaine, mais le spectre est large et donne à voir toute une palette de modes d’échanges et des degrés d’interpénétration assez divers. Il faut évoquer les emprunts ou citations, qui peuvent ne concerner qu’un motif isolé « cueilli » par l’artiste, ou encore la greffe d’une nouveauté technique qui bouscule les codes de représentation, ou même la transplantation d’un petit bout d’ailleurs sur un autre substrat. Allons voir ça de plus près.

Dans son livre intitulé Bazaar to piazza – Islamic trade and italian art, 1300-1600 (2002), Rosamond E. Mack se consacre à une enquête passionnante sur la provenance de nombreux motifs que l’on retrouve dans l’art sacré italien de la fin du Moyen Âge à la Renaissance. Elle étudie le contexte économique, diplomatique et commercial qui sous-tend les liens entre l’Europe et l’Orient – principalement le monde arabe -, et la manière dont l’arrivée de marchandises luxueuses venues du bassin méditerranéen a marqué la vie quotidienne des Italiens en ce temps-là. Evidemment, comme toujours, c’est au travers des œuvres d’art que ces témoignages sont parvenus jusqu’à nous. Et là encore, en sortant sa loupe, on y découvre quelques curiosités.

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à gauche : Gentile da Fabriano, L’adoration des mages, 1423, tempéra sur bois, 300 x 283 cm, Florence, galerie des Offices

à droite : plat, cuivre incisé et incrustations d’argent et d’or, Egypte ou Syrie, vers 1300-1350, collection Aron

Dans ce chef-d’oeuvre absolu du courant « gothique international », qui marque les derniers feux de l’art médiéval avant les prémices de la Renaissance, Gentile da Fabriano nous offre sur un plateau une profusion de raffinement, d’or et de richesses. Il suffit de cliquer sur l’image pour pouvoir l’admirer en ultra HD et se perdre dans cette débauche de détails chatoyants, comme si on y était (non, encore mieux en fait, on ne peut pas s’en approcher autant à la galerie des Offices !). Justement, si on regarde de près le visage de la Vierge, vêtue de bleu, à gauche, on remarque ce très beau nimbe doré, décoré d’une calligraphie sur son pourtour, et comportant quatre petits médaillons marqués de poinçons comme une pièce d’orfèvrerie… il s’agit d’une reprise directe d’un type de plat importé d’Orient qui était alors considéré par les Italiens comme un summum de luxe et de magnificence, et comme rien n’est trop beau pour exalter la figure de Marie et des saints, ce motif va être introduit dans l’art dès le XIVe siècle pour venir auréoler leurs visages. On retrouve dans le nimbe de Marie une inscription en caractères pseudo-arabiques rythmée par quatre rosettes disposées en ses points cardinaux, exactement comme sur le plat de la collection Aron. Cette oeuvre témoigne donc de la vitalité des liens commerciaux entre les rives de la Méditerranée à l’aube des Temps Modernes, mais surtout de l’admirable capacité des artistes à cueillir, assimiler et restituer des motifs issus de cultures lointaines, créés dans un contexte religieux différent, pour leur donner un sens nouveau. Le tout sans avoir l’impression, ne serait-ce qu’une seconde, d’accomplir un acte transgressif. Le monde était-il moins cloisonné et moins clivé à cette époque ? La question vaut la peine d’être posée.

Un autre exemple, cette fois-ci pour illustrer l’aventure d’une greffe technique sur une production artistique déjà très implantée. Hop, on retourne au Japon. Quelles images ont autant fait fantasmer les Occidentaux que ces xylographies (estampes imprimées à partir d’une matrice de bois gravé) polychromes, appelées du doux nom poétique d’ukiyo-e (littéralement « images du monde flottant »)… Dans cette production qui se développe massivement dès le XVIIe siècle au Japon, à partir d’ailleurs de techniques importées de Corée et d’Occident, l’échelle de la représentation change et se resserre autour de figures humaines, personnages pittoresques, beautés des quartiers de plaisirs, vues de faubourgs. Mais si le format évolue – les supports que sont la feuille de papier ou le livre illustré rompent avec les supports plus traditionnels comme le paravent ou le rouleau vertical, par exemple – les codes de représentation du réel restent inchangés. L’art japonais ancien se singularise en effet par une mise en espace qui ne connaît que deux types de perspective (cavalière et axonométrique), et par un traitement des formes généralement en aplats de couleurs cernés d’un trait de contour, qui revient donc à nier la volumétrie. Dépaysement garanti donc pour un œil occidental, formaté par des siècles de conquête patiente des règles de la perspective géométrique, du rendu des volumes, bref de la restitution dans une oeuvre d’art de la réalité la plus convaincante au regard des lois de l’optique. Alors quand un maître de l’estampe aventureux comme Okumura Masanobu décide de se pencher sur la question et d’étudier la science occidentale de la perspective, c’est un peu la révolution :

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à gauche, en haut : Okumura Masanobu (1686-1764), Grande vue en perspective de la maison Echigo dans la rue Suruga (Edo), xylographie urushi-e et encres sur papier, 1745, 43 x 62 cm, Boston, Museum of Fine Arts

à gauche, en bas : Vue d’une cité idéale (dite aussi Panneau d’Urbino), tempera sur bois, vers 1470, 67 x 239 cm, Urbino, Galleria Nazionale delle Marche

à droite : Katsushika Hokusai (1760-1849), Jour de l’an au bordel Ogiya à Yoshiwara (Edo), xylographie et encres sur papier, vers 1810, 35 x 24 cm, New York, Brooklyn Museum

L’estampe de Masanobu confine à l’exercice de style : il choisit de représenter l’intérieur d’une maison de thé d’Edo (nom ancien de Tôkyô), tout en verticales et horizontales parallèles – les poutres du plafond, les bords des tatami, l’encadrement des fenêtres – comme une sorte de boîte qui lui permet d’étudier précisément, dans une approche quasi-mathématique, les déformations de l’espace à mesure qu’il se rapproche du point de fuite. Il applique ainsi les principes de la perspective monofocale (c’est à dire à point de fuite unique) tels que les ont théorisés au XVe siècle, en Italie, Filippo Brunelleschi et Leon-Battista Alberti (ici un article détaillant le procédé utilisé par Brunelleschi pour comprendre le phénomène). Masanobu réitère donc, à plus de trois siècles de distance et dans un autre medium artistique, l’exercice auquel s’était livré l’auteur (toujours anonyme) du Panneau d’Urbino. Il inaugure un nouveau type d’estampes, l’uki-e (« images flottantes » ou « vues en perspective »), des vues qui font intervenir cette façon de voir importée d’Occident. Néanmoins, cette greffe technique ne prend pas au point de supplanter totalement la représentation traditionnelle de l’espace : les deux vont cohabiter, comme le montre l’exemple plus tardif de cette estampe du vénéré Hokusai, à droite, qui choisit ici de construire l’espace de cette maison de geisha conformément à l’esthétique propre au Japon, mais qui dans d’autres réalisations – ses paysages notamment – se révèle un très fin connaisseur de la perspective occidentale (comme ici dans sa vue du Nihonbashi, célèbre pont d’Edo, vers 1830). Si l’art japonais des XIXe et XXe siècles acquiert la pleine maîtrise des techniques artistiques occidentales (dont la peinture à l’huile), la tradition picturale autochtone reste solidement ancrée néanmoins, au point d’être revendiquée par le courant contemporain Superflat, dont Murakami Takashi est le chef de file le plus connu (et pas seulement pour avoir habillé des sacs Vuitton et le château de Versailles). L’artiste reprend à son compte l’ultra-planéité et les fonds à la feuille d’or de l’art classique pour créer toute une imagerie liée à la subculture, comme cet ébouriffant paravent pop qui met en scène son personnage cartoonesque Dob-kun, sorte de double grinçant de Mickey.

Et enfin, histoire de filer jusqu’au bout la métaphore jardinière, un joli exemple de transplantation, toujours en lien avec le Japon : le pavillon japonais du jardin du musée Albert-Kahn, à Boulogne-Billancourt, construit à la toute fin du XIXe siècle. Ce pavillon est indissociable du goût du banquier et philanthrope Albert Kahn (1860-1940) pour l’Extrême-Orient et le Japon, où il s’est rendu plusieurs fois. De même qu’il est indissociable de l’engouement général des Européens pour le Japon, qui découvrent son artisanat et son architecture lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1887, où le Japon présente les reconstitutions d’un jardin traditionnel et d’un temple. Les pavillons d’inspiration japonisante vont donc fleurir en Europe au XIXe siècle, mais aucun d’entre eux n’atteint le degré d’authenticité de celui d’Albert Kahn, et pour cause. Lorsque le banquier s’installe dans sa villa de Boulogne en 1893, il fait venir du Japon le paysagiste Hata Wasuke pour concevoir un jardin japonais typique (même s’il a été entièrement réaménagé dans les années 1990, on peut toujours y admirer au fil des saisons la floraison des cerisiers, des camélias, puis le rougissement des érables… aaaah… encore un petit bonheur hors du temps à s’offrir en ce moment malgré les pics de pollution aux particules fines, mais comme je dis toujours, quitte à perdre deux heures d’espérance de vie à respirer cet air vicié, autant le faire en regardant de jolies choses, c’est plus gai), et des charpentiers afin de bâtir deux maisons traditionnelles et un pavillon de thé. Mais pas n’importe quel pavillon ! Il s’agit d’un pavillon caractéristique de l’architecture de la province du Kantô (région de Tôkyô) : sobre, dépouillé, avec sa structure de bois reposant sur une base de pierre, et son toit recouvert de bardeaux de bois, il était dévolu à la dégustation du thé et à la contemplation de la nature environnante.

Une maison japonaise, 14 mai 1915. jardin albert kahn

Le pavillon de thé du jardin d’Albert Kahn : une photographie ancienne, à gauche (collection du musée Albert-Kahn) et une vue contemporaine, à droite.

Conçus comme une petite portion de Japon délocalisée sur les bords de Seine, le jardin et les pavillons japonais d’Albert Kahn sont bien plus qu’une simple reconstitution folklorique : la restauration récente de ces architectures a révélé la présence de marques et numérotations sur les poutres et les autres matériaux de construction, ce qui a permis de mieux comprendre leur histoire. Chacune des parties constitutives des pavillons a en réalité été préparée et numérotée au Japon, par une équipe de charpentiers, puis l’ensemble de ce Meccano géant expédié par bateau jusqu’au Havre, et ensuite patiemment réassemblé pièce par pièce, en suivant les numéros, par les mêmes charpentiers, dans le jardin d’Albert Kahn. Il s’agit donc, de A à Z, d’une réalisation parfaitement authentique, qui incarne le savoir-faire japonais. Aujourd’hui, entre les ravages de la deuxième guerre mondiale et les nombreux séismes qui ont secoué le Japon, plus aucun pavillon de ce type n’est visible sur l’archipel. Le pavillon de thé d’Albert Kahn a donc une immense valeur patrimoniale : classé Monument Historique en France, il est ni plus ni moins le dernier témoignage et donc le conservatoire d’une architecture japonaise traditionnelle disparue. Oui, à presque 10000 km de distance de la terre qui l’a créé. Voilà comment la transplantation a permis de sauver un pan de culture extrême-orientale, même si Albert Kahn était loin de se douter, à l’époque, que son pavillon d’agrément acquerrait une telle importance suite aux aléas de l’histoire…

C’est avec ces méditations sur l’impermanence de toute chose, qui imprègne tant la pensée et l’esthétique japonaises, que se clôt ce deuxième épisode des regards croisés entre Orient et Occident. La semaine prochaine, j’inviterai les artistes orientalistes, les artistes voyageurs, les artistes diplomates, les artistes d’hier et d’aujourd’hui qui ont contribué à façonner une image de l’Orient entre fidélité et fantasme, au fil du pinceau, au fil du crayon. Mais pour l’heure, on se cale en position du lotus avec une tasse de sencha, on fait brûler un bâton d’encens, on relit Quartier lointain, le chef-d’oeuvre du maître de la BD japonaise Taniguchi Jirô, on profite du printemps pour aller boire du saké en déclamant des poèmes sous les cerisiers en fleurs selon la tradition nippone du hanami… et on se console de l’insondable stupidité humaine en apprenant par cœur ce haiku :

« La vie est-elle courte

Il m’a semblé bien long

Le rêve que j’ai fait. »

(Yayu)

Quand l’Occident rencontre l’Orient (et vice-versa) – Episode 1

Autant le dire tout de suite, il n’est pas forcément évident de garder son humeur joviale et badine par les temps qui courent. Certes, les envolées du mercure, le soleil insolent, les premiers bourgeons sur les forsythias sont des indices qui ne trompent pas : printemps, renouveau, régénérescence frappent à notre porte avec insistance pour nous tirer de notre torpeur frileuse et nous décoller de nos écrans d’ordi (avec un insuccès relatif en ce qui me concerne aujourd’hui). En d’autres circonstances, j’inviterais tout un chacun à s’échapper quelques minutes, quelques heures, loin de ses corvées ménagères et obligations quotidiennes, pour aller courir au ralenti, nu, dans un champ de pâquerettes sous le regard bienveillant des pigeons ramiers entre deux pirouettes nuptiales. Je me sentirais l’envie de vivre d’art, de beauté, d’amour et d’eau fraîche sans penser au lendemain, emportée par l’énergie de la Nature que je sens vibrer sous mes pieds. Même les deux charmants bambins de mes voisins, qui hurlent des inepties à caractère scatologique du matin au soir, m’inspireraient un commentaire attendri sur la revigorante impétuosité de la jeunesse et son mépris rafraîchissant des conventions sociales…

Seulement voilà, ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma part, croyez-le bien, mais il me suffit de me mettre à l’écoute des bruits du monde pour constater que même en ce joli début de printemps, la stupidité humaine, tout comme la course des astres ou le cycle de la vie, ne fait jamais de pause. Alors que justement, ça ne lui ferait (ou plutôt ça ne nous ferait) pas de mal. Enfin, si seulement cette stupidité s’en tenait là, dans son coin, à macérer dans son magma d’idées obtuses sans faire plus de tort que ça à la pensée et à la raison… ça irait encore à peu près. Ce qui est un tantinet plus embêtant, c’est quand elle s’empare d’engins de chantier pour tâcher d’effacer de la surface du monde des témoignages d’un passé lointain, d’un art et d’une culture devenus malgré eux incompatibles avec une pensée unique qu’elle cherche à imposer. Les fort peu sympathiques boy-scouts fanatisés qui se sont livrés, dans un grand raffut médiatique orchestré par leurs soins, aux autodafés, au saccage du musée de Mossoul, à la destruction au bulldozer de la cité antique de Nimrud, ne font malheureusement que reproduire ces bonnes vieilles méthodes totalitaires qui ont si bien fait leurs preuves au siècle dernier. S’attaquer à l’histoire, à la culture et au passé pour mieux s’en couper et refonder son idéologie sur des bases préfabriquées et artificielles, en comptant pour le reste sur la fascinante capacité de l’être humain à la résilience, à l’acceptation puis à l’oubli. Et cette désagréable sensation de vivre dans un roman de George Orwell, 1984 ou La ferme des animaux (au hasard). Ou de se retrouver projeté dans le dernier chapitre de la bouleversante autobiographie de Stefan Zweig, Le monde d’hier, tant la lucidité de son analyse concernant la montée du 3ème Reich entre en résonance, par un court-circuit de l’histoire, avec notre présent. Et voilà pour le point Godwin, ça c’est fait.

Il est particulièrement douloureux, pour toute personne qui a fait de l’art et/ou de la culture son métier, d’assister à de telles destructions, à tel point que je n’ai même pas voulu regarder ces images pour ne pas remuer la hallebarde dans la plaie. Alors aujourd’hui, puisqu’il m’est impossible de rester silencieuse pour autant, qu’il faut bien résister à sa façon, et que l’actualité récente nous incite impérieusement, par exemple, à (re)découvrir qui étaient les néo-Assyriens – faut-il que les vestiges de leur civilisation soient massacrés au marteau-piqueur pour que le monde mesure l’importance de cette culture du Moyen-Orient ancien ? -, je propose de réfléchir sur les liens entre l’Occident et l’Orient au travers des témoignages artistiques qu’ils nous ont transmis depuis l’Antiquité. Le chemin à parcourir étant long et sinueux, et ce sujet me tenant particulièrement à cœur – à cause de l’actualité certes mais aussi à cause de ma double formation de japonologue/historienne de l’art occidental -, j’ai choisi de l’accomplir en plusieurs étapes, au moins deux, peut-être trois… Une chose est sûre néanmoins : les hérauts de la théorie du « choc des civilisations » vont en prendre pour leur grade car, ne leur déplaise, opposer l’une et l’autre cultures ne fait que prouver leur coupable étroitesse de vue. Et révèle au passage quelques bonnes grosses lacunes en histoire, ce qui est tout aussi impardonnable. Allez, au piquet avec bonnet d’âne et obligation de recopier 100 fois les Lettres persanes de Montesquieu à la plume d’oie. Et quant à nous, en route vers l’Orient de tous les fantasmes pour la première étape de notre périple…

L’Orient, une invention occidentale ? 

Pour commencer, il faut déjà définir ce qu’est l’Orient. Techniquement, si l’on se réfère au sens premier du terme, il s’agit de ce qui se trouve à l’Est. Oui mais à l’Est de quoi ? Car évidemment, une telle notion est on ne peut plus relative. On est tous l’oriental de quelqu’un, si on prend cela au pied de la lettre : ainsi, un Brestois devrait légitimement considérer un Messin comme son oriental…  sauf que dans la pratique, il faut bien reconnaître que le terme est déjà fortement connoté en français, comme dans beaucoup d’autres langues européennes : il s’agit d’un Orient qui prend comme point de référence l’Europe en tant qu’aire culturelle au sens large, et se définit par rapport à celle-ci, pour ainsi dire par élimination. Voilà un premier élément de réponse. Ensuite, où commence et où s’arrête l’Orient ? Là encore, on constate que non content d’être un concept relatif, l’Orient est aussi un concept à géométrie variable. Il commençait autrefois aux portes de l’actuelle Turquie avant que les conquêtes d’Alexandre n’étirent les limites du monde hellénisé jusqu’à la vallée de l’Indus (Pakistan actuel). Ensuite, ses contours ont eu tendance à se confondre parfois avec ceux du monde musulman, ce qui induit encore de nouvelles frontières mouvantes, au gré de l’expansion de l’Islam. De ce fait, l’Afrique du nord, colonisée par la France à partir des années 1830, sera perçue alors comme une terre orientale, par les peintres notamment. Enfin, Proche, Moyen ou Extrême, il englobe aujourd’hui un vaste ensemble géopolitique qui part du rivage Est de la Méditerranée pour parcourir la péninsule arabique, l’Asie centrale, le sous-continent indien, la Chine et ses voisins, la péninsule coréenne et enfin le Japon. Quant à l’existence d’un Orient comme réalité culturelle une et unique, là encore, prudence pour ne pas tomber dans un essentialisme intellectuellement discutable et idéologiquement dangereux : la zone géographique immense à laquelle on donne aujourd’hui par commodité le nom d’Orient est une mosaïque complexe d’ethnies, de cultures, de religions et de traditions dans laquelle il serait bien artificiel de chercher à déceler des constantes, des généralités, bien que les linguistes aient mis en évidence une parenté entre de nombreuses langues parlées en Asie et en Europe, qui dériveraient d’un dialecte indo-européen commun.

La question sous-jacente, si l’on cherche à définir ce qu’est l’Orient pour un point de vue occidental, est bien sûr de chercher à comprendre ce qu’est l’Occident pour un point de vue oriental. Prenons par exemple le cas du Japon. Difficile de faire plus oriental dans l’orientalité. Le nom même de Japon (Nihon), qui veut dire « origine du soleil » – métaphore de l’Est donc, qui a glissé ensuite vers ce nom poétique de « pays du soleil levant » dans les langues occidentales -, lui a été donné par la Chine, « Empire du milieu » si l’on traduit les idéogrammes qui composent son nom. C’est donc en fonction du référentiel chinois, qui marquait le centre du monde connu en ce temps-là dans cette zone du globe, que le Japon a choisi de se définir. Voilà qui illustre encore la relativité de la notion d’Orient : il y a toujours plus oriental que soi. Quant à savoir comment les Japonais ont perçu les premiers occidentaux avec lesquels ils sont entrés en contact, voici ce que l’on peut en dire (et en voir) :

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Attribué à Kanô Sanraku, Nanban-byôbu ou Paravent des Barbares du Sud (détail), or et couleurs sur papier, époque Momoyama (1578-1615), Tôkyô, Suntory Art Museum

Ce sublime paravent à six volets, classé Trésor National au Japon, fait partie d’une paire comme bien souvent. Au long des 3,70 mètres que déploie chacun de ces paravents, se raconte l’arrivée au Japon d’une délégation occidentale – composée d’Espagnols et de Portugais majoritairement – venue livrer des armes. Les échanges avec l’Occident avaient commencé dès les années 1530-1540, avec un nouveau pas franchi en 1549 quand François-Xavier, missionnaire jésuite, pose le pied sur l’archipel et tente son évangélisation. Les peintres d’alors sont très impressionnés par ces longues silhouettes sacerdotales vêtues de noir (que l’on distingue sur ce détail), ou ces hommes en culottes bouffantes, summum du chic princier dans les cours d’Europe (mais accoutrement ignoré des Japonais qui portaient ce qu’on appelle aujourd’hui un kimono), par la haute stature, la pilosité et la physionomie des Européens avec leur supposé « long nez ». Mais le plus amusant est peut-être le fait que ces voyageurs soient désignés sous le terme de Barbares du Sud par leurs hôtes japonais. D’une part, l’emploi du terme barbare, qui n’est en rien une nouveauté puisque les civilisations grecque et romaine l’ont utilisé pour définir les peuples n’entrant pas dans leur sphère culturelle, ici appliqué à ces Européens si fiers alors d’être maîtres du monde, invite rétrospectivement à l’humilité. D’autre part, leur perception comme un peuple venant du Sud a de quoi dérouter le sens de l’orient(ation). A l’exception de ses voisins directs côté Ouest, la Chine et la Corée, avec lesquels il entretient des relations diplomatiques depuis le IIIe siècle de notre ère, le Japon d’alors connaît évidemment très mal le monde qui l’entoure. Alors puisque l’Ouest c’est la Chine, ces Européens velus ne peuvent décemment provenir que d’une terra incognita située au Sud – soit quelque part entre Jakarta et Canberra si on veut pousser le délire jusque là. On peut donc résumer cette histoire ainsi : au XVIe siècle, si le Japonais est toujours l’Oriental du Chinois, l’Européen est le Méridional du Japonais. Ça va, vous me suivez ?

Contacts militaires et commerciaux  : apprivoiser l’Orient 

Mais revenons en Europe, pendant l’Antiquité, pour observer les prémices des échanges entre le monde grec et ses voisins proche-orientaux, échanges culturels et commerciaux qui empruntent généralement les routes maritimes dans ce grand lac qu’est la Méditerranée. Attestés dès l’époque minoenne (3500 à 1450 av. J.-C.) mais mal documentés, ces liens s’intensifient dès la période archaïque, ce dont témoigne la production de céramique (une technique, rappelons-le en passant, inventée au proche-Orient). A la fin du VIIIe siècle av. J.-C., en effet, un nouveau type de vase à décor polychrome orientalisant apparaît à Athènes et Corinthe : c’est la naissance du style dit proto-corinthien, où la figuration humaine cède la place à des motifs surtout géométriques, végétaux et animaux.  Parmi le bestiaire peint sur ces pièces, on retrouve des fauves, des antilopes, des sphinx, des griffons, autant d’animaux empruntés directement au vocabulaire ornemental oriental, mis en scène sur un mode de frise qui n’est pas sans rappeler les bas-reliefs dans l’art assyrien évoqué plus haut :

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Olpè proto-corinthienne aux sphinx et aux animaux, céramique à figures noires, Corinthe, vers -640, H. 32,4 ; diam. 17,5 cm, Paris, musée du Louvre

Ainsi, cet exemple précoce montre un premier aspect de l’Orient : c’est un réservoir de formes, de motifs et d’inspiration, à adapter et à réinterpréter pour créer un nouveau style. Un aspect sur lequel j’aurai l’occasion de revenir copieusement. L’Occident poursuit ensuite sa découverte de l’Orient au fil des conquêtes d’Alexandre le Grand, en Asie mineure d’abord puis jusqu’aux portes de l’Inde. Politiquement, les Macédoniens ont su innover en imposant une structure en Etat territorial, combinée à la coutume orientale de sujétion et d’intégration des peuples vaincus. Ce système hybride survivra à la mort d’Alexandre. Sur le plan culturel et artistique également, la tradition hellénistique a tiré profit des particularités orientales pour parvenir à une forme de symbiose : ce goût pour une monumentalité architecturale ostentatoire (dont le Mausolée d’Halicarnasse, en Anatolie, est le paradigme, bien qu’on ne connaisse cette Merveille du Monde disparue que par des reconstitutions hypothétiques), sera à l’origine de réalisations aussi marquantes que le grand autel de Pergame, bâti au IIe siècle av. J.-C., à 110 km de l’actuelle Smyrne (Turquie). Ses frises en haut-relief développent une scène de gigantomachie (combat des dieux contre les Géants), soit une iconographie tout à fait grecque, mais à une échelle propre à l’art oriental d’Asie mineure. Ces vestiges, que l’on peut admirer au Pergamonmuseum de Berlin, réussissent à donner une idée des dimensions du complexe cultuel dans lequel ils s’inscrivaient : il ne s’agit QUE du péristyle entourant l’autel, je vous laisse donc imaginer la taille du temple, et ensuite celle de la ville… L’immense empire macédonien, qui procède bien sûr d’une volonté politique et guerrière hégémonique, apparaît donc comme la première rencontre de grande ampleur entre l’Occident hellénisé et le vaste monde oriental, qui entament ainsi un dialogue culturel et artistique fait d’assimilations, de mélanges, de greffes.

Un dialogue qui perdure après la chute de l’empire et se poursuit au fil des caravanes qui empruntent la Route de la Soie (entre le IIe siècle av. J.-C. et le XIIIe siècle de notre ère) reliant la Chine au bassin méditerranéen. Cette longue phase de proto-mondialisation, aux enjeux avant tout commerciaux, est aussi le catalyseur de bouleversements culturels : diffusion de religions nouvelles (bouddhisme, islam…) ou encore de matériaux, motifs et techniques artistiques venus des confins du monde connu.

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à gauche : plat, porcelaine à décor bleu sous couverte, Chine, époque Yuan, vers 1325-1340, Sèvres, Cité de la Céramique

à droite : plat, pâte siliceuse à décor bleu sous couverte, Turquie (Iznik), vers 1480, Sèvres, Cité de la Céramique

Ces deux plats, que séparent un siècle et demi et quelques milliers de kilomètres, illustrent bien ces dialogues : si le bleu de cobalt utilisé par les peintres sur porcelaine chinois provient du Moyen-Orient, c’est en cherchant à imiter la porcelaine chinoise, dont la recette n’avait pas encore été percée à jour, que les ateliers d’Iznik produiront une nouvelle pâte céramique très blanche et légère qui fera leur succès, et sur laquelle les artisans traceront ces gracieux entrelacs, qui empruntent autant au style chinois qu’au style persan. Cette céramique orientale trouvera un écho direct en Hollande, aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec la production de faïence de Delft, qui reprend elle aussi l’idée d’un fond blanc et de motifs (ornementaux ou figuratifs) bleu sombre, ici deux exemples du XVIIIe siècle conservés à Paris, au musée Cognacq-Jay.

La transition est toute trouvée pour introduire cette dernière étape-clé, pour la période moderne, des échanges entre l’Occident et l’Orient : la création en Europe des Compagnies des Indes Orientales (1600 pour l’Angleterre, 1602 pour la Hollande, 1664 pour la France). Chacune des grandes puissances du Vieux Continent place ses pions en établissant des comptoirs commerciaux et des routes maritimes qui dopent l’import de marchandises exotiques, vendues à prix d’or à une clientèle friande de curiosités et de matériaux précieux. C’est dans le domaine des arts décoratifs que les bouleversements sont les plus significatifs : l’arrivée sur le marché de porcelaines et céladons chinois, ou encore de mobilier en laque japonais, donne des idées à une corporation très active dans la fabrique des modes et des tendances : les marchands-merciers. « Marchands de tout, faiseurs de rien« , comme dira à leur sujet le dédaigneux Diderot, ces marchands-merciers sont le pivot entre les importateurs de matériaux exotiques, les artistes/artisans (menuisiers, ébénistes, bronziers…) et une riche clientèle. Ils reçoivent des livraisons de ces matériaux qu’ils vont chercher à valoriser et à adapter au marché, français dans le cas qui nous occupe. C’est ainsi que va naître une nouvelle production d’objets de grand luxe tout à fait hybrides !

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Paire d’aiguières et vase, porcelaine à couverte céladon, Chine, XVIIIe siècle, avec montures en bronze doré attribuées à Jean-Claude Duplessis père, vers 1745-1749, Paris, musée du Louvre

Coup de génie des marchands-merciers : faire remonter systématiquement toutes les porcelaines asiatiques, livrées « brutes » évidemment, par des bronziers renommés afin d’en transformer l’usage (ici, à partir de trois vases de forme identique, l’on obtient deux modèles différents selon la garniture appliquée) et de les rendre plus conformes au goût de la bourgeoisie parisienne. Les ajouts de bronze adoptent ainsi les ondulations du style rocaille alors très en vogue. Et voici comment les marchands-merciers apportent une (grosse) valeur ajoutée à ces pièces conçues pour l’exportation – donc de qualité moindre – qui déferlent par bateaux entiers en Europe. Transformer le bof en wouaouh, la céramique produite à la chaîne en objet follement désirable, créer ex nihilo un besoin, un marché, et l’auto-alimenter : décidément, ces habiles marchands-merciers n’auraient pas eu grand chose à apprendre des gourous du marketing fraîchement moulus d’HEC. Un autre exemple de ces étonnants croisements concerne le mobilier, révolutionné par l’arrivée en Europe de panneaux de laque du Japon :

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Bernard II van Risen Burgh (estampille BVRB) (1696-1766), commode pour le cabinet de retraite de la reine Marie Leczszynska à Fontainebleau, 1737, bâti de chêne, placage de bois fruitier, laque du Japon, vernis-martin, bronze doré, marbre, H. 85 cm, L. 127 cm, P. 61 cm, Paris, musée du Louvre

Attention chef-d’oeuvre : cette commode est le tout premier meuble plaqué de laque du Japon à faire son entrée dans les collections royales françaises. Voici son histoire. Le marchand-mercier Thomas-Joachim Hébert avait en sa possession de beaux panneaux de laque japonais, ici avec un motif polychrome en léger relief, provenant comme bien souvent de cabinets dépecés à leur arrivée en Europe. Restait à trouver quoi en faire. Le laque est alors très prisé mais difficile à travailler et surtout à adapter aux formes à la mode dans le mobilier. Il fait donc appel au génial ébéniste BVRB qui relève un défi de taille : courber à la vapeur le précieux panneau de laque afin de le remonter sur une commode au bâti galbé, et ce sans le briser comme de la vulgaire sapinette. Et voilà le travail : le motif du panneau originel, scié en deux dans sa largeur pour pouvoir être plaqué sur les tiroirs, occupe le cartouche central de la commode, les raccords étant masqués par une fine garniture de bronze qui assure la transition entre le laque et le vernis-martin (une technique d’imitation du laque) utilisé pour les extrémités de la façade. L’intégration du décor de laque au reste de la commode est bluffante : BVRB parvient à conserver la totalité du motif et compose le reste du décor de manière à le mettre en valeur. Cette symbiose parfaite marque un jalon dans l’histoire du mobilier français, mais exemplifie aussi à merveille cette « acculturation » dont l’Orient fait l’objet à partir du XVIIe siècle. Transformé par le goût et le savoir-faire d’une époque, il fait désormais partie des meubles, au propre et au figuré, et gagne sa place dans la vie quotidienne de l’élite européenne. Le voilà réinterprété, donc pleinement apprivoisé !

Ainsi, qu’ils passent par le biais des armes ou des échanges commerciaux, les transferts culturels entre Orient et Occident sont une constante de l’histoire depuis l’Antiquité. Très tôt, l’un et l’autre côté du globe ont trouvé leur intérêt dans ce dialogue : importation de matières premières ou d’objets manufacturés, diffusion des techniques, des sciences et des savoirs (n’oublions pas que ce sont les lettrés arabes qui ont sauvé et transmis l’héritage des philosophes grecs pendant le Moyen Âge, comme l’a aussi rappelé Abdennour Bidar dans son émission Cultures d’Islam du 9 janvier dernier), essaimage des cultures, des religions et des arts.

Voici que s’achève ce premier épisode. Une petite pause bien méritée à l’ombre d’un palmier dans une oasis… La semaine prochaine, on repart en voyage sur les épaules des artistes sans frontières qui vont nous balader entre Andalousie et Afghanistan, entre Japon et Italie. Pas besoin de refaire ses vaccins, ni de remettre la main sur son passeport, ni de gérer son décalage horaire : l’art est un tapis volant qui nous transporte d’un monde à l’autre à la vitesse de l’imaginaire. Et d’imaginaire, il en sera aussi question très bientôt. Alors en attendant, pour rester dans l’ambiance, on se relit avec délectation L’enchanteresse de Florence de Salman Rushdie en écoutant l’album Mozart l’Égyptienavec ce qu’il faut de thé à la menthe à portée de main…

L’art et ses maîtresses

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Lectrices, lecteurs, nous y voilà : comme vient nous le rappeler à point nommé l’humour à froid (c’est le cas de le dire) des Indégivrables de l’excellent Xavier Gorce, aujourd’hui est le jour d’après. Comme un lendemain de cuite nous colle une bonne gueule de bois, un lendemain de Journée Internationale des Droits des Femmes est l’occasion de faire le point sur le sort réservé à la moitié de l’humanité dans le vaste monde. Activité qui requiert également quelques cachets d’aspirine. Je ne reviendrai pas sur le contenu des très bons reportages, enquêtes, témoignages diffusés hier sur Arte et France Inter, ni sur la persistance d’un sexisme ordinaire qui s’exprime le plus souvent sous couvert de blagounettes (alors que comme chacun sait les femmes n’ont AUCUN sens de l’humour, enfin), ni sur les schémas et stéréotypes profondément intégrés par le biais de l’éducation, de la socialisation, et qui font finalement du tort à tous les sexes. Pas plus que je ne reviendrai sur la fin de la Fashion Week parisienne, cet  événement rendant à sa façon un hommage vibrant, sonnant et trébuchant à l’Éternel (hum) Féminin. Bref, qu’elles soient vêtues de Balenciaga ou de burkas, les femmes ont occupé le devant du podium cette semaine. Et certaines, je pense, s’en seraient bien passées.

Mais l’objet de ce blog n’est pas de parler chiffons ni statistiques de scolarisation des petites filles en Afrique sub-saharienne, d’autres le font très bien et je renvoie à leurs travaux récents. Je voudrais plutôt examiner comment, dans le domaine de l’histoire de l’art, depuis le XIXe siècle, le regard sur la femme a évolué. Pas le regard sur la femme comme objet d’une oeuvre d’art, comme motif pictural, mais le regard sur la femme-sujet : celle qui se tient palette à la main, devant son chevalet, ou qui modèle la terre dans son atelier de sculpture. Celle qui crée, qui produit, qui comme ses confrères masculins apporte sa pierre à l’édifice. En un mot, sur la femme artiste. Et en la matière, les deux siècles d’historiographie de l’art occidental qui viennent de s’écouler ont le mérite de donner à voir, dans les faits et en images, l’évolution plus générale du regard sociétal sur les femmes. Il faut dire qu’on part d’assez loin. Alors en voiture Simone ! (Simon peut venir aussi)

Une histoire de l’art sous le signe de la testostérone ?

Le premier écueil de taille, quand on commence à aborder la question des femmes artistes, est très prosaïquement un problème de vocabulaire. La langue française, qui à bien des égards, dans son lexique comme dans sa syntaxe, est assez misogyne, nous condamne bien souvent à féminiser un masculin existant : poète/poétesse, sculpteur/sculptrice (ce qui n’est pas très heureux) ; ou encore à accoler le nom « femme » devant la discipline artistique en question. C’est ainsi que le terme « femme peintre » apparaît dès 1783 dans une correspondance, tandis que « peintresse  » (râh, rien que de le taper ça me fait mal aux oreilles) se répand aussi. Quand les « peintresses » en question ne sont tout simplement pas assimilées à des hommes, à qui les textes donnent du « Monsieur » : c’est le cas par exemple d’Elisabeth Vigée-Lebrun et d’Anne Vallayer-Coster. Quant au mot « artiste », dont la forme ne varie pas en genre, seul l’article peut en définir le féminin ou masculin. Mais dans le cas d’un pluriel, cette distinction s’efface : force est de constater alors qu’il est généralement entendu au premier abord comme de genre masculin. Donc le mot « artiste », censé être universel, est déjà genré dans l’inconscient, polarisé vers le masculin et excluant de fait une potentielle féminisation. Cela se vérifie, me semble-t-il, dans la plupart des langues européennes qui utilisent un dérivé de l’italien « artista », mot employé pour la première fois par Léonard de Vinci comme je l’ai évoqué dans un précédent billet. La mécanique d’une langue étant le reflet fidèle d’idéologies et de conceptions propres à une société, ce constat préliminaire n’est pas forcément des plus encourageants. Allez, un premier cachet d’aspirine.

Second constat, plus directement en lien avec notre sujet : les historiens d’art, du XVIe siècle (avec Giorgio Vasari, père fondateur moderne de la discipline, auteur des Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes, 1568 pour la deuxième édition) jusqu’au début des années 1970, sont exclusivement des hommes. On a coutume de dire que l’histoire est écrite par les vainqueurs, ou tout du moins, par une élite dirigeante, qui lui imprimerait plus ou moins son prisme subjectif, ses valeurs. Dans le cas de l’histoire de l’art, si nous commençons notre examen au début du XIXe siècle, quelle situation socio-politique avons-nous sous les yeux ? Eh bien, pendant l’époque troublée – c’est un euphémisme – qui suit la Révolution, l’on observe que le profil-type du vainqueur, membre de l’élite, est un homme blanc appartenant à la bourgeoisie. L’administration des beaux-arts n’échappe pas à la règle. Le beau projet de Muséum National, qui se concrétise dans les murs du Louvre – vidé de ses royaux oripeaux – en 1793, est un bon exemple du tri opéré par cette classe dirigeante qui va durablement marquer, par ses choix, la physionomie des collections du Louvre et plus généralement l’historiographie de l’art. En effet, les saisies massives opérées par le gouvernement révolutionnaire, dans les collections du clergé et de la noblesse, ont tôt fait de placer le peuple français à la tête d’un patrimoine considérable, en termes de volume mais aussi de qualité. Une commission est mise sur pied pour sélectionner les œuvres qui présentent, selon ses critères, le plus grand intérêt artistique et pédagogique, et qui seront affectées au Louvre à des fins d’instruction, pour les artistes comme pour les citoyens-visiteurs. Ce musée, projet politique avant tout, se veut donc le réceptacle des témoignages les plus importants du génie artistique européen. Et qui dit sélection dit exclusion de certaines catégories, qui ne flattent pas cette classe dominante, masculine : c’est pourquoi les artistes femmes sont évincées des cimaises du Louvre. L’enjeu est de taille : il s’agit de créer dans ce Muséum National une incarnation de la modernité, d’un présent qui se fonde sur un passé quelque peu expurgé, en adéquation avec les valeurs de cette élite. En un mot : de refonder une identité nationale (tiens tiens). Or, le grand malheur des femmes dans cette affaire est que la Révolution les a désignées comme responsables de la décadence de l’Ancien Régime, entre la Pompadour, maîtresse en chef de Louis XV, qui avait acquis un pouvoir indéniable en politique comme dans les arts, et Marie-Antoinette, bête noire de la littérature pamphlétaire de la fin du XVIIIe siècle (il faut dire qu’elle cumulait trois tares rédhibitoires : femme, jeune ET autrichienne, ça ne pouvait décemment pas se finir en happy end, pauvrette). Bref, à l’aube du XIXe siècle, le Muséum National ne cherche pas à s’encombrer d’œuvres de femmes artistes, que le siècle précédent avait pourtant révélées et respectées, pour certaines d’entre elles. Corollaire de cette exclusion, le déni pur et simple de la créativité au féminin, un déni qui aura la vie dure, on en reparlera plus loin (tremble, Sigmund). Paradoxe flagrant et amère ironie, la femme comme objet de l’art est toujours omniprésente (on l’a évoqué ici même avec l’affiche des Guerilla Girls), mais vue au travers de l’imaginaire masculin, chosifiée selon ses fantasmes. Double peine donc pour les femmes, qui en plus d’être exclues comme artistes, le sont aussi comme spectatrices potentielles de ces œuvres, dans lesquelles elles ont toutes les peines du monde à se reconnaître. Comme l’a montré l’historien Georges Vigarello dans le tome II de cette grande Histoire de la virilité, le XIXe siècle est par excellence le siècle qui affiche la grande victoire de la testostérone. Difficile, dans ces conditions, que l’histoire de l’art échappe à la règle. Cette conception machiste sera relayée – pire, étayée – sans remise en question par Hippolyte Taine, grand philosophe de l’art, et Sigmund Freud, qu’on ne présente plus (nous y voilà !) : les femmes sont incapables d’avoir un rôle actif dans la vie culturelle et artistique puisque ces malheureuses créatures sont dominées par leurs humeurs. Et ces messieurs de cantonner la femme à ses occupations « traditionnelles », un peu artistiques éventuellement mais toujours dans des genres mineurs : le portrait, la nature morte, la peinture sur porcelaine et sur soie, l’illustration… bref des arts perçus comme mécaniques, proches de l’artisanat, qui ne demandent pas beaucoup, pensent-ils, de réflexion. De toutes façons, « réflexion » et « femme » dans la même phrase, enfin, soyons sérieux. En 1860, Léon Lagrange publie dans la Gazette des Beaux-Arts un article déniant tout de go les capacités des femmes, arguant d’obscures raisons physiologiques et psychologiques. Et hop, un deuxième cachet d’aspirine. A moins qu’on ne se remonte le moral en se rappelant que la grande Sonia Delaunay, aussi brillante en peinture que dans les arts textiles (auxquels elle a rendu leurs lettres de noblesse), a été capable de ce tour de force aussi humble que fondateur :

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Sonia Delaunay (1885-1979), Couverture de berceau, 1911, chutes de tissus, Paris, musée national d’Art moderne

Sonia Delaunay réalise ici, dans cette modeste et émouvante couverture pour son fils Charles, non seulement une magnifique leçon d’upcycling, mais surtout, selon ses propres dires, sa première oeuvre abstraite (LA première oeuvre abstraite de l’histoire de l’art, à vrai dire, on n’est qu’en 1911), qu’elle tendra par la suite sur un châssis à la manière d’un tableau. Comme quoi, on peut être une femme, jeune maman, et inventer l’abstraction entre deux tétées. Un exemple à méditer.

Le paysage s’éclaircit pourtant timidement à la fin du XIXe siècle : une Union des Femmes Peintres et Sculpteurs est fondée en 1881 en France par Mme Bertaux, sculpteur, pour défendre une meilleure représentation des femmes dans les institutions artistiques et valoriser leur travail. Une union qui a connu une étonnante longévité, jusque dans les années 1990 ; c’est ce que retrace un documentaire sorti en 2007, interviews d’anciennes membres à l’appui. Puis au début des années 1900, le Collège libre des sciences sociales, à Paris, dispense ses premiers enseignements de « féminologie » : l’invention des sciences sociales modernes passe donc par la prise en compte, enfin, des femmes comme champ d’étude. C’est un pas vers leur reconnaissance, en tant que sujets longtemps exclus de la grande histoire, mais aussi plus spécifiquement en tant que sujets agissant, créant, doués de vie intérieure, capables aussi de génie. Comme si l’Homme venait de poser le pied sur un nouveau continent inconnu, peuplé de l’autre moitié du genre humain.

Les gender studies, vers la (re)découverte des femmes artistes

Tragique destin que celui de cette innocente expression anglo-saxonne, gender studies, agitée comme un chiffon rouge pendant des mois par les excités du Printemps de la Manif française pour Tous. Rarement, dans l’histoire récente, un concept aura suscité autant de récupération, d’incompréhension, de stigmatisation que celui-ci. Oui, je l’avoue, cette hystérie autour d’une supposée « théorie du genre » – dont il faudrait déjà qu’on m’explique clairement la définition, puisque même les sociologues invités à la hâte sur tous les plateaux télé et dans tous les studios de radio pour faire un peu de pédagogie de crise, au plus fort des manifs, affirmaient qu’une telle « théorie » était un fantasme bricolé et monté en épingle par certains milieux catholiques bas du front qui avaient interprété, comme ça les arrangeait, les postulats de base des études de genre – cette hystérie donc m’a laissée relativement perplexe. Car à bien y regarder, les études de genre n’ont en rien cette aura prétendument sulfureuse que d’aucuns ont voulu dissiper à grands coups d’encensoirs. Il s’agit tout simplement d’un courant transdisciplinaire des sciences humaines, apparu dans les années 1970 aux Etats-Unis, qui vise à mieux comprendre les rapports sociaux entre les sexes et la façon dont ces rapports influent sur la dynamique sociétale en général… et sur la production artistique également, puisque l’histoire de l’art n’est qu’un domaine parmi d’autres des Humanités. Rien de bien méchant somme toute. Et dans le cas qui nous occupe, c’est incontestablement à l’émergence d’une génération d’historien(ne)s de l’art formé(e)s dans la perspective des gender studies que l’on doit la redécouverte et le regain d’intérêt pour les figures de femmes artistes, grandes oubliées de l’historiographie jusqu’alors. Oubliées à de très rares exceptions près : la portraitiste Elisabeth-Sophie Chéron est mentionnée dans les écrits de Roger de Piles et Dezallier d’Argenville, deux hommes de lettres et d’art du XVIIIe siècle ; et Elisabeth Vigée-Lebrun, autre portraitiste évoquée plus haut, est sans doute la seule femme artiste à ne pas avoir souffert de cet oubli puisqu’au XIXe siècle déjà des monographies paraissaient à son sujet. Mais deux exemples, sur l’ensemble des femmes qui ont fait l’art, c’est bien maigrelet. En 1971, Linda Nochlin pose donc la question qui fâche dans son article intitulé « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes femmes artistes ? » (dont voici ici le texte) : tout simplement parce qu’une telle production est restée dans l’angle mort de l’historiographie, du fait de la condition d’épouse et mère dans laquelle les femmes étaient cantonnées, et qui les écartait ainsi de la sphère des arts. Et ce quels que soient leurs efforts pour exister aussi comme artistes, ne serait-ce qu’à temps partiel. Les conditions économiques de leur exercice artistique entrent aussi en jeu : n’est finalement considéré comme artiste à part entière que celui qui peut en vivre, dont c’est l’unique activité. Autrement, il ne s’agit que de passe-temps ou d’artisanat.

Cet article séminal, au titre en forme de provocation, lance véritablement les gender studies appliquées à l’histoire de l’art, parallèlement à l’essor du féminisme sous toutes ses formes. L’offensive est menée contre un système patriarcal qui a dépossédé les femmes de leur propre histoire. Mais alors, sur quoi se baser pour la reconstruire ? Eh bien, sur la recherche, sur une approche positiviste, quasi-archéologique, visant à faire réémerger ces artistes femmes oubliées, dont certaines des œuvres se trouvent pourtant dans de grands musées, sous une attribution erronée (masculine, de toutes façons), tant la documentation à leur sujet s’est perdue dans les limbes de l’Histoire. En 1972, un autre jalon décisif est marqué par l’exposition « Old mistresses – Women, Art and Ideology« , à Baltimore, une sélection d’œuvres d’artistes femmes qui a fait date dans la discipline, et dont les commissaires étaient Griselda Pollock et Rozsika Parker. Le titre choisi ne manque pas d’humour caustique : il souligne l’absurdité de langage à laquelle contraint la féminisation de l’expression « old masters« , « maîtres anciens », devant le mutisme coupable du dictionnaire, et joue aussi de la connotation sexuelle du terme « mistress« , « maîtresse » dans le sens adultérin, qui assimile encore la femme à un objet de fantasme masculin. Pourtant, au même moment, à la National Gallery de Londres, les quelques œuvres de femmes artistes, identifiées comme telles, sont reléguées en réserve dans les sous-sol du musée, une situation qui inspirera à Griselda Pollock son bon mot d’ « Underground women« , « Femmes souterraines« … Pourtant, en dépit de quelques expositions fondatrices, qui font avancer la recherche et permettent au grand public de découvrir sous un jour nouveau ces créatrices, il faut attendre 1992 pour que soit publiée la première série de monographies sur des femmes artistes, écrites par des historiennes de l’art, aux éditions Thames and Hudson. Et il faut bien l’avouer, ça commençait à urger : les histoires de l’art les plus massivement traduites et diffusées alors, celle de Janson et celle de Gombrich (malgré toute l’affection que je porte à cette dernière), ne font aucune mention de femmes artistes. A la suite de ces monographies, le regard a changé peu à peu et la recherche a fait boule de neige. C’est ainsi qu’on assiste enfin, depuis dix ou vingt ans, à l’essor régulier de publications scientifiques (thèses, catalogues raisonnés, catalogues d’expositions…) sur des personnalités de femmes artistes, toutes périodes confondues, avec une prédilection sans doute pour la période moderne. Et de nouvelles optiques se font jour : après le féminisme militant des années 80, qui polarisait l’histoire de l’art au féminin, l’approche se veut plus positiviste, sans idéologie. On s’intéresse aux artistes femmes comme on le ferait, finalement, pour un artiste homme, sans que le critère du genre soit un prisme de lecture qui orienterait trop la réflexion. Parce que finalement, l’historiographie aura vraiment gagné le combat quand on ne sera plus obligé de préciser le sexe de l’artiste, et que le terme, enfin, aura retrouvé son acception universelle.

Auto-portraits de femmes artistes : formes et enjeux

La question centrale que pose le débat sur le genre des artistes, c’est finalement de savoir si l’individualité créatrice peut transcender cette donnée biologique, somme toute assez aléatoire, et comment les femmes parviennent à mettre en scène leur identité artistique selon les codes de leur temps et la place que leur a assignée la société dans laquelle elles évoluent. Alors pour finir en beauté, et faire également le point sur les découvertes récentes au sujet des femmes artistes (exposées début 2014 lors du colloque « Ce que les gender studies font à l’histoire de l’art« , à Paris), voici une surprenante et réjouissante galerie d’auto-portraits de femmes, car quel meilleur exemple que l’auto-portrait pour s’incarner et s’affirmer aux yeux du monde, pour ses contemporains et pour la postérité ? (ces réflexions ne s’appliquent pas à la pratique du selfie, que je ne saurais justifier par des arguments d’historienne de l’art).

La première de ces dames à passer dans la cabine d’effeuillage sera Sofonisba Anguissola (v. 1532-1625), probablement la plus éminente des femmes artistes dans l’Italie de la Renaissance. Et pourtant, ça partait mal. Ses parents, issus de la petite noblesse de la ville de Crémone, sont en effet frappés de la plus terrible malédiction qui soit : ils donnent naissance à six filles, avant l’arrivée tant attendue d’un héritier mâle. Que faire de toutes ces filles, qui coûtent si cher à doter et à marier ? Le père de Sofonisba Anguissola agit alors avec le pragmatisme froid d’un bon gestionnaire, qui réfléchit aussi à sa promotion sociale : il va assurer à sa progéniture féminine une valeur ajoutée sur le marché des jeunes filles à marier en leur faisant donner une formation intellectuelle hors pair (instruction humaniste dans les arts et lettres, la musique, la broderie aussi évidemment…). Autrement dit, faire de ces demoiselles des denrées rares dans la chaîne alimentaire matrimoniale. C’est ainsi que Sofonisba entre en apprentissage auprès du peintre Bernardo Campi à l’âge de 14 ans, avant d’enseigner elle-même la peinture à ses autres sœurs (ça s’appelle du retour sur investissement). Elle entame dès le début de sa carrière de peintre une impressionnante série d’auto-portraits, souvent accompagnés d’inscriptions latines, qu’elle utilise à des fins d’auto-promotion : ils témoignent de son habileté à restituer une ressemblance, mais aussi de sa culture humaniste – elle maîtrise le latin -, et cerise sur le gâteau, ils sont réalisés par une femme ! A cette époque où les cabinets de curiosités sont furieusement à la mode, chacun veut acquérir l’une de ces raretés pour sa collection. Dans le même temps, son père les présente aux différentes cours environnantes pour faire connaître les talents prodigieux de sa fille (n’oublions pas qu’il essaie toujours de la caser), des talents qu’elle met en scène en se représentant tantôt assise au clavecin, ou devant son chevalet, ou encore tenant une broderie élaborée. Ou comment affirmer tout autant ses vertus domestiques, ses qualités de future épouse, ses dons intellectuels, sa personnalité artistique. Un grand écart étonnant qui met K.O. pas mal d’idées reçues : à sa façon, elle lutte contre les clichés de son temps en montrant que le féminin n’est pas un principe entier et immuable mais une réalité à multiples facettes, qui semblent parfois se contredire. Finalement, le plan de son père fonctionne mieux qu’espéré : il n’aura même pas à la marier puisque le roi Felipe II d’Espagne la prendra à son service, comme peintre de cour et dame de compagnie pour la reine, et pourvoira donc à ses besoins jusqu’à sa mort. Mais au-delà de ces auto-portraits « publicitaires » avant l’heure, celui qui me fascine le plus par sa complexité est celui-ci :

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Sofonisba Anguissola, Bernardo Campi peignant Sofonisba Anguissola, v. 1559, huile sur toile, 111 x 110 cm, Sienne, Pinacoteca Nazionale

Une astucieuse mise en abyme que cet auto-portrait itératif, qui montre l’image de l’artiste à la fois comme objet (la Sofonisba du tableau dans le tableau) et comme sujet (la même, virtuellement présente dans toute l’oeuvre). C’est la femme sur la toile qui attire le regard puisqu’elle se trouve en majesté, en pleine lumière, dans un espace pictural qu’elle domine. Par contraste, Campi à son chevalet passe au second plan, sa silhouette happée par le clair-obscur et le fond noir du tableau. Au-delà du rapport évident de maître à disciple que le tableau met en scène, il y a peut-être un clin d’œil malicieux de la part de Sofonisba Anguissola qui affirme par ce dispositif qu’elle a surpassé Campi dans son art : c’est au tour de son maître de la peindre avec respect, et je ne peux m’empêcher de considérer le regard qu’il adresse au spectateur comme un regard dirigé vers son élève elle-même, celle qui peint le tableau, comme s’il cherchait dans ses yeux son approbation. Le réseau de sens et d’interprétations rend cette oeuvre vraiment unique en son genre et révèle, plus que tout le reste de sa production sans doute, l’intelligence picturale de Sofonisba Anguissola, son ego d’artiste, son statut de Maestra (puisque l’italien nous fournit ce terme).

La deuxième peintre que je voudrais présenter, eh bien on ne la présente plus : c’est Artemisia Gentileschi (1593-1654), à qui le musée Maillol a consacré une exposition monographique en 2012. Son destin de femme et d’artiste, autant que la violence crue de certaines de ses toiles, ont rapidement braqué les projecteurs de l’histoire de l’art (Roberto Longhi lui consacre un premier article dès 1916), puis des gender studies, sur son cas singulier. Avec à peu près tous les excès dans l’interprétation, tant et si bien que sa réputation l’a longtemps précédée sans que l’on cherche vraiment à comprendre son oeuvre sous un autre angle que celui de la psychanalyse (d’où les limites et dangers, en toutes circonstances, d’apposer une vision anachronique sur une oeuvre d’art en la coupant de son contexte de création). L’artiste est donc la fille d’Orazio Gentileschi, un peintre romain proche du milieu caravagesque, qui la formera à la peinture pour qu’elle puisse l’aider à l’atelier. C’est au cours de son apprentissage qu’elle sera victime d’un viol par Agostino Tassi, un collaborateur de son père. Orazio réclame alors justice pour réparer ce préjudice fait à sa fille – donc à lui aussi par ricochet -, déflorée et déshonorée par un indélicat. Le procès, dont les minutes ont été intégralement conservées et même publiées (notamment par Alexandra Lapierre dans la biographie de l’artiste, en 1998), dure neuf mois. Elle doit fournir la preuve qu’elle était bien vierge au moment du viol… et pour cela, les juges vont recourir à des examens humiliants de son intimité, et même à la torture. Bref, même si la justice donne finalement tort à Tassi, on comprend qu’elle soit un peu remontée à la suite de cette douloureuse expérience. C’est à la lumière de ces événements qu’on a expliqué, par la suite, ses interprétations particulièrement sanglantes du thème pictural de Judith et Holopherne (ici dans la version de 1614 conservée au musée Capodimonte à Naples) comme une catharsis, une vengeance par procuration, une castration détournée. Il faut peut-être tempérer ces interprétations en prenant aussi en compte le contexte de jeunes années d’Artemisia Gentileschi artiste : élevée dans un milieu artistique exclusivement masculin, par un père veuf, objet de concupiscence pour tous les collaborateurs de ce dernier qu’elle croisait à l’atelier, elle a dû ressentir très tôt, dans sa chair, que son statut de jeune femme la plaçait à part. Consciente de son talent mais aussi des barrières que lui imposait sa condition féminine, il lui fallait trouver une manière de s’affirmer avec force comme femme libre, indépendante d’une autorité masculine – au premier chef celle de son père dont elle deviendra la rivale – et comme artiste à part entière. Sa Judith, héroïne de l’Ancien Testament, rompt donc, par sa froideur et son courage, avec les archétypes conventionnels de personnages féminins vertueux. Dans le même temps, sur le plan formel, le tableau marque son émancipation vis à vis du style de son père. Elle fait donc coup double. Mais c’est aussi dans une oeuvre plus apaisée que le tempérament d’Artemisia Gentileschi peut exprimer toute son ampleur :

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Artemisia Gentileschi, Auto-portrait ou Allégorie de la Peinture, huile sur toile, 1639, Windsor Castle, Royal Collection

Coutumière de l’auto-portrait comme Sofonisba Anguissola, Artemisia Gentileschi répond ici à une commande prestigieuse, celle de Charles 1er d’Angleterre (elle passera en effet quelques années de sa vie dans la Perfide Albion, au service de la cour). Ayant perdu son attribution au cours du XXe siècle, c’est donc mentionné comme une Allégorie de la Peinture anonyme que ce tableau est redécouvert dans les années 60, avant de faire l’objet d’une réidentification, recherches à l’appui. L’artiste se représente ici presque conformément au canon de représentation des allégories de la peinture qu’avait fixé Cesare Ripa dans son traité d’iconologie (1593 pour l’édition originale) : tenant sa palette, devant son chevalet que l’on devine, en plein travail. Cependant, elle adapte cette iconographie en ne figurant pas un linge sur sa bouche et en peignant ses propres traits. Elle joue donc sur le genre noble entre tous de l’allégorie, le plus intellectuel et codifié qui soit, tout en exaltant son individualité et en mettant en scène sa propre créativité. Cette peinture royale, destinée aux collections du souverain, qu’elle ne quittera jamais, est aussi le manifeste d’une artiste tellement sure de son talent qu’elle s’autorise une licence.

Enfin, une vision plus légère, celle d’Elisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842), une artiste dont le destin se confond avec celui de son siècle. Formée elle aussi par son père, pastelliste spécialisé dans le portrait, elle parvient rapidement à la célébrité comme portraitiste, une activité qui lui apporte des revenus confortables. C’est donc sans grand entrain qu’elle accepte d’épouser le grand marchand d’art Jean Baptiste Pierre Lebrun, qui lui ouvre cependant les portes d’une clientèle de marque, à commencer par Marie-Antoinette, dont elle signe les portraits les plus emblématiques (comme celui-ci, daté de 1783). Le XVIIIe siècle est par excellence le siècle qui renouvelle le regard porté sur l’enfance, au travers des écrits de Rousseau notamment (Emile ou De l’éducation, 1762). L’enfant n’est plus considéré comme un sous-homme mais comme un être pensant, qui possède son univers propre, et dont il faut accompagner le développement psychologique par une éducation bienveillante, apte à en faire un futur bon citoyen. C’est donc assez naturellement que le Siècle des Lumières va voir le développement considérable du portrait d’enfant, sous toutes ses formes : sur toile, en grand format, ou comme bijou intime, peint en miniature sur ivoire, que l’on porte sur soi. Et j’en viens donc à Elisabeth Vigée-Lebrun, qui combine dans ce tableau son auto-portrait et le portrait de sa fille Julie :

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Elisabeth Louis Vigée-Lebrun, Auto-portrait avec sa fille, 1789, huile sur toile, 130 x 94 cm, Paris, musée du Louvre

Ici encore, l’auto-portrait sert plusieurs buts : celui de figurer sa personnalité artistique (l’artiste se représente vêtue dans le goût à la grecque, qui faisait fureur en ce temps-là, qui renvoie également à un idéal de l’art classique de l’Antiquité, dans l’héritage duquel elle se place), mais aussi de mettre en scène le sentiment maternel et la relation, presque fusionnelle, entre mère et fille. Si le portrait de femmes accompagnées de leurs enfants était déjà très développé en Angleterre, par exemple ici avec Lady Cockburn et ses fils aînés par Joshua Reynolds (1773), c’est sans doute la première fois que le lien affectif entre les protagonistes est restitué avec autant de justesse, peut-être précisément parce que c’est l’artiste elle-même qui s’implique dans la représentation. Il y a encore aujourd’hui quelque chose de très moderne dans cette façon de traduire avec spontanéité, par le biais de la gestuelle, un sentiment, qui dépasse ainsi la sphère intime pour s’afficher aux yeux du monde. Elisabeth Vigée-Lebrun réalisera en 1786 un autre auto-portrait avec sa fille, toujours au Louvre, qui paraît plus formel et moins naturel en comparaison. L’artiste et la mère, comme chez Sonia Delaunay plus tard, se retrouvent mêlées au cœur de l’oeuvre d’art.

Et voilà comment, mine de rien, trois auto-portraits de femmes montrent en raccourci les problématiques principales de la condition féminine entre le XVIe et le XVIIIe siècle : faire un bon mariage, tenter de s’émanciper de la phallocratie ambiante, être mère. Mais avant tout, ces femmes sont des artistes : elles jouent avec les codes, magnifient leur ego, repoussent les limites de leur condition, imaginent de nouvelles formules et font avancer l’art. Quel culot ! (Et après, en plus, elles vont réclamer le droit de vote, c’est ça ?) Mais les progrès patiemment accomplis dans ces petits domaines que sont l’art et l’histoire de l’art peuvent sembler bien dérisoires au vu du travail titanesque qui reste à mener un peu partout dans le monde pour sortir les femmes de leur condition de citoyennes de seconde zone, voire carrément de bétail humain. Pour autant, décorréler ces problématiques n’aurait aucun sens, car comme l’affirme l’artiste contemporaine Claire Tabouret (née en 1981), « De même qu’il est pertinent de parler de féminisme dans le monde d’aujourd’hui, il est pertinent et naturel que l’art qui se construit dans ce monde soit nourri et habité par les questions féministes. L’art est peut-être le premier pas, le premier lieu où peuvent s’exprimer les différences, en plaçant l’être au centre, en donnant une visibilité aux corps, aux complexités et aux tensions qui l’habitent. » L’espace de l’oeuvre d’art, comme peut-être celui de la culture au sens large, se situe donc aux avant-postes dans bien des combats politiques, dont le féminisme.

Alors en attendant le jour où la Journée de la Femme sera devenue inutile car il n’y aurait plus aucune inégalité hommes-femmes en ce bas monde, un premier pas pourrait être de déconstruire les stéréotypes de genre qui nous enferment encore, en 2015, dans nos démocraties occidentales plutôt progressistes et libérées. Car ces trois artistes, depuis leurs époques lointaines, nous prouvent aussi que l’éternel féminin, à l’instar du prince charmant et du point G, est un mythe, qui tend à n’autoriser qu’une vision étroite de ce qu’est une femme, alors qu’il y a à peu près autant de façons d’être une femme que de femmes (ce qui est valable aussi pour les hommes). Alors femmes ou hommes, soyons iconoclastes, refusons les étiquettes. En plus ça gratte.