A l’heure où la Grande Galerie du Louvre est impraticable en raison de la marée haute de visiteurs estivants en provenance des quatre coins du monde, à l’heure aussi où bon nombre de mes concitoyens, Routard et appli CityMapper en poche, s’apprêtent à explorer des contrées lointaines (ou pas tant que ça), à l’heure surtout où l’expérience immédiate est si périssable qu’elle doit s’instagrammer dans la microseconde sous peine d’auto-destruction, je pense qu’il est de mon devoir de mettre sur la table un sujet épineux. Et en même temps, je me sens aussi légitime pour traiter la question qu’une végétarienne à qui on demanderait son avis sur l’assaisonnement du tartare de bœuf : un peu concernée car, surtout en situation d’infériorité numérique, il faut bien avoir un avis sur le sujet, puisque la conversation d’un dîner entier peut tourner autour de ça… mais pas vraiment pratiquante non plus. Eh bien il en va de même avec le selfie culturel, ou plus généralement avec l’habitude de se faire prendre en photo devant tout tableau/sculpture/bâtiment/fontaine/plaque de rue/arbre/borne Vélib (rayez la mention inutile) afin de prouver au monde entier [si ce n’est avant tout à soi] que OUI, on y était : je manque cruellement d’expérience de première main, n’ayant jamais perçu l’intérêt de la chose.
N’allez pas en conclure pour autant que je suis une rabat-joie technophobe, que je prône le retour au Minitel et à l’appareil photo jetable avec sa molette qui fait crrrrr-crrrrr [auquel je repense avec une douce nostalgie tant ce bruit est la bande originale de tous mes voyages scolaires, bruit que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, tiens, un autre bon test pour démasquer les ados qui lisent ce blog de perdition au lieu de relire La princesse de Clèves sur la plage du Lavandou] je reconnais volontiers que l’arrivée d’une tablette et d’un smartphone a révolutionné mon quotidien d’historienne de l’art et mes habitudes d’apprentissage, que lors de mes visites de musées je mitraille méthodiquement œuvres + cartels en guise de mémo dès que je le juge nécessaire (c’est à dire souvent), et que j’aime à partager certaines de mes expériences culturelles sur les réseaux sociaux. Mais de là à surimposer ma trombine devant des chefs-d’oeuvre qui, à l’évidence, n’ont guère besoin de moi pour être ce qu’ils sont, il y a un pas que je ne suis pas préparée à franchir. Ceci étant dit, j’observe lors de mes pérégrinations que mon comportement est loin d’être le plus répandu, ce qui m’oblige à m’interroger non sur les raisons profondes de la pratique du selfie en milieu muséal et patrimonial – je ne suis pas sociologue – mais sur les modalités concrètes de la chose. Et éventuellement sur ses antécédents artistiques. Ce qui est déjà une amélioration en soi : il y a peu de temps encore, ma réaction face au phénomène [oui je sais c’est mal, mais à chacun son plaisir coupable] était le photobombing, soit la technique consistant à s’incruster l’air de rien dans le champ de la photo juste au moment du déclenchement. Mais trêve de confessions embarrassantes. Entrons dans le vif du sujet.
La sophistique du selfie-stick
C’est lors d’un récent séjour à Rome que j’ai compris que le monde venait de franchir un point de non-retour vers un nouvel âge de son évolution. Les signes avant-coureurs ne m’avaient pourtant pas échappé, ici ou là, mais je pense avoir sous-estimé l’ampleur du bouleversement. C’est donc dans la Ville Éternelle que j’ai fait la connaissance d’un objet que je n’hésiterais pas à qualifier de viral : la perche télescopique à selfie ou selfie-stick, qui permet à l’Homme de se passer de la présence d’un congénère secourable pour réaliser un portrait de lui devant l’arrière-plan de son choix. L’objet, malgré un design qui laisse perplexe, semble parfaitement adapté à sa fonction et se range facilement dans une poche ou un sac, de façon à n’être dégainé qu’au moment opportun. On enfile alors la dragonne, on clippe l’appareil photo ou le téléphone, on règle la longueur du bras et c’est parti [dans la pratique, il semblerait que l’appareil soit plutôt clippé en permanence au bout de sa perche, ce qui donne ces invraisemblables visions de touristes en groupes dont le déplacement ressemble à celui d’une garnison de fantassins romains armés de leur pilum]. Grâce à ce surcroît de longueur, l’utilisateur peut aussi photographier des endroits inaccessibles à un bras humain normalement conçu : le ras de l’eau d’un bassin à 1,50 mètre du bord sans risquer le plongeon, le dessus du cadre d’un tableau pour vérifier si le plumeau à poussière est passé régulièrement, le dessous de la jupe de sa voisine dans la file d’attente pour la basilique Saint-Pierre… bref, le selfie-stick, à l’instar du téléphone portable à ses débuts, ou encore de la tabatière au XVIIIe siècle, fait partie des objets qui introduisent de nouveaux comportements sociaux. Je serais d’ailleurs curieuse de savoir ce que Roland Barthes aurait pu écrire à son sujet.
Tout cela est-il bien raisonnable ? Une fois évacuée cette question, assez vaine si l’on considère que mêmes les grands de ce monde ont sacrifié à la pratique, reste celle, plus impérieuse, de sa capacité de nuisance potentielle dans un environnement surpeuplé et « sensible », autrement dit rempli de crânes à cabosser et d’œuvres à abîmer à la suite d’un mouvement de poignet un tantinet trop enthousiaste. Et vu la concentration de perches à selfies dans certains hauts lieux touristiques, on devine que l’affaire peut rapidement passer du jeu de mikado au jeu de massacre. C’est bien pour éviter toute catastrophe que les principaux musées du monde ont interdit récemment l’usage du selfie-stick dans leurs espaces. Début mars 2015, la Smithsonian Institution, qui gère les musées de Washington, bannissait l’objet sacrilège, s’inscrivant ainsi dans la lignée du MoMA de New York, du musée des Beaux-Arts de Boston ou du Getty Center de Los Angeles qui avaient déjà pris des mesures à son encontre. En France, le Château de Versailles fut le premier établissement public d’envergure à interdire clairement la perche à selfie, depuis le 12 mars 2015. Une signalisation a été mise en place en attendant que le règlement soit modifié lors d’un prochain conseil d’administration. Le château, qui accueille 1 000 à 1 500 visiteurs par jour, expose de nombreux objets hors vitrines, et présente certains passages étroits rapidement obstrués par une forêt de selfie-sticks hérissés. Le ministère de la culture, conscient du problème mais soucieux de respecter les nouvelles habitudes de visite centrées sur le partage de photos, s’était fendu d’une charte dès juillet 2014 :
L’article 1 fait ainsi explicitement référence aux perches à selfies, qui rejoignent les trépieds au chapitre des objets indésirables à laisser au vestiaire. Le message est clair : ce n’est pas la pratique du selfie en elle-même qui est répréhensible, mais l’usage de l’artefact télescopique qui fait du bras humain un « bras augmenté ». Puisque la vogue est au transhumanisme, il n’est pas interdit de rêver à des lendemains qui chantent où nos bras cybernétiques s’allongeront tout seuls à la demande, pour cadrer un selfie avec assez de recul ou se gratter le dos. Mais pour l’heure, il faudra encore faire son selfie à l’ancienne devant la Victoire de Samothrace, c’est à dire à bout de bras et de guingois. Rien de bien folichon, me direz-vous. N’y a-t-il vraiment aucune alternative ? Eh bien, comme je ne saurais laisser mes lecteurs démunis à la veille de leur départ en vacances, voici quelques solutions piochées sur les cimaises des musées, justement, qui permettront à l’Homme post-moderne de remplacer avantageusement son selfie-stick, pour un résultat qui ne manquera pas d’épater ses amis virtuels. Et si c’est de Rome que le scandale arrive, c’est aussi de Rome que viennent les meilleurs exemples de l’histoire de l’art en matière de selfie culturel. Le tout est de bien choisir son modèle.
Votre chat s’appelle Praxitèle, vous distinguez au premier coup d’œil un marbre de Paros d’un marbre du Pentélique, vous effectuez une génuflexion devant la Vénus de Milo à chaque passage au Louvre, bref la sculpture antique c’est votre rayon et vous n’hésitez pas à le faire savoir…
… placez la barre haut en suivant la formule mise au point par le portraitiste Pompeo Batoni (1708-1787). Bien avant le tourisme culturel, il y avait le Grand Tour, ce voyage initiatique à travers l’Italie qu’effectuait toute l’aristocratie européenne – en particulier anglaise – au XVIIIe siècle. Il était en effet inconcevable qu’un jeune lord ne parfît point son éducation au contact des vestiges artistiques et architecturaux de la péninsule, avant de regagner la Perfide Albion, son fog et sa sauce à la menthe. On devine aisément que ces messieurs voulaient garder auprès d’eux un souvenir de leur voyage italien, de toutes les merveilles qu’ils avaient pu y admirer mais aussi des connaissances qu’ils y avaient acquises. C’est là que Batoni intervient : basé à Rome – ville-point d’orgue du Grand Tour évidemment -, son atelier devient le plus prisé de ces nobles clients qui défilent sans relâche pour se faire peindre un portrait encapsulant à lui seul toute leur expérience italienne.
Pompeo Batoni, Portrait de Lord Thomas Dundas, 1764, huile sur toile, 298 x 196,8 cm, Yorkshire, collection du marquis de Zetland
Vous pourrez m’objecter que ça manque de spontanéité, mais regardons de plus près : le modèle est représenté en pied dans une pose élégante et décontractée, dans son bel habit de jour, comme au retour d’une promenade (d’où la canne, le chapeau et le lévrier). Le décor est celui d’une architecture classique (notez les colonnes doriques), avec une alcôve donnant sur l’extérieur où sont exposées de petites sculptures. Lord Dundas désigne une autre sculpture qui surplombe une fontaine et semble s’adresser à un personnage hors-champ. Joli jeu de lumière oblique qui provient de l’ouverture au-dessus de l’alcôve et donne un caractère intimiste à la scène. Mais le génie de Batoni réside dans les citations : il truffe ses portraits de références directes ou indirectes aux œuvres visibles à Rome. Je suis sure que vous aurez donc reconnu quatre blockbusters des collections de sculpture antique de la cour du Belvédère, au Vatican : de gauche à droite dans l’alcôve, j’ai nommé l’Apollon du Belvédère, le Laocoon et l’Antinoüs ; et au-dessus de la fontaine, l’Ariane endormie, du moins des répliques réduites de ceux-ci. La recette est donc simple chez Batoni : un décor architectural classique et grandiose (toujours une colonne et/ou un rideau de velours), une ouverture vers l’extérieur, des sculptures ou architectures romaines. Le tout entièrement recomposé dans l’atelier, qui possédait de nombreux moulages des antiques célèbres. Le modèle ne faisait que passer pour l’esquisse de son visage et de son costume, le reste était peint selon les diverses formules de composition de Batoni, offrant un choix à peu près illimité. D’un fonctionnement quasi-industriel, l’atelier était capable de produire un nombre impressionnant de portraits de touristes en un temps record, quitte à les faire expédier en Angleterre s’ils n’étaient pas terminés avant le départ de leur propriétaire. Ça c’est du service.
L’avantage du système Batoni, c’est qu’il résout élégamment le problème du multi-selfie en permettant au modèle de poser devant plusieurs œuvres à la fois. Il évite aussi à Milord de s’encombrer de copies-souvenirs en plâtre de ses sculptures préférées [alternative aussi à la boule à neige-Colisée] puisqu’elles sont déjà dans le tableau. Avouez que le résultat ne manque pas de gueule. Facile à reproduire chez vous, si vous disposez d’un costume de théâtre, d’un rideau, d’une colonne en carton-pâte trouvée sur un décor de péplum et de quelques belles reproductions en résine.
En bon poète, vous faites rimer nature et culture, et vous avez bien raison, c’est furieusement tendance [cf. l’inscription à l’Unesco des vignobles bourguignon et champenois], mais à condition de distiller subtilement des indices de votre érudition et de vos penchants romantiques…
… faites comme Tischbein, auteur de ce célébrissime portrait bucolique de Goethe. Enfin célébrissime surtout outre-Rhin.
Johann Heinrich Wilhelm Tischbein, Goethe dans la campagne romaine, 1787, huile sur toile, 164 x 206 cm, Francfort, Städelmuseum
C’est au cours de son séjour en Italie, en 1786-1787, que le poète, qui avait déjà quelques œuvres majeures à son actif (Les souffrances du jeune Werther, Iphigénie en Tauride, Torquato Tasso…), fait la connaissance de Tischbein, qui sera aussi son hôte à Rome. Ce voyage italien est, selon ses dires, une véritable renaissance à laquelle il vient ressourcer son art. Il explore donc, avec Tischbein pour guide, les alentours de Rome, notamment les vestiges qui bordent la Via Appia. Il semble que cette visite ait eu un impact particulier sur Goethe puisqu’il choisira cet arrière-plan pour son grand portrait. Ici aussi, bien sûr, il s’agit d’une vision recréée en atelier, mais on identifie très clairement, au centre, le mausolée de Caecilia Metella, cette large tour à créneaux (1er siècle av. J.-C.). Poétique des ruines, vanité des civilisations qui se croient éternelles, méditation sur le temps qui passe et sur la grandeur antique : on est au point de basculement entre idéal néo-classique et prémices du romantisme. Goethe, stoïque et concentré [et nullement gêné par ces quelques approximations dans les proportions de son anatomie, dont cette cuisse gauche un peu trop longue pour être honnête], est alangui sur des fragments d’architecture éparpillés (chapiteau de colonne, bas-relief…) et mangés par la végétation, devant un fond de nature sereine. Tischbein reprend la formule, canonique depuis la Renaissance, du corps allongé dans un paysage [ça ne vous rappelle rien ?], en apportant des éléments à haute valeur ajoutée symbolique et poétique. Les vestiges apparaissent comme une transcription imagée de l’état d’esprit du poète, un paysage intérieur.
Conservé à Francfort, ville natale de Goethe, ce tableau est devenu au fil du temps une véritable icône, qui a joué un rôle prépondérant dans la construction et la diffusion de l’image de ce génie national allemand. Comme quoi, Tischbein avait tapé juste. Et à quoi reconnaît-on une image iconique ? A sa capacité à être détournée à toutes les sauces : par Warhol, par la marque de bière Köstritzer, et d’autres encore. Vous aussi, prenez un air inspiré et impénétrable devant votre monument fétiche, le regard perdu dans le lointain et la pose faussement nonchalante [quelques accessoires peuvent vous aider à entrer dans la peau d’un poète : cape, chapeau… ou encore cuissardes en cuir si vous êtes fan de Francis Lalanne]. Postez le cliché sur votre mur Facebook et comptez les memes qui ne devraient pas tarder à pulluler.
Vous vous dites qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, surtout lorsqu’il s’agit de sa propre image. L’autoportrait est votre obsession, et ça tombe bien car vous avez des talents artistiques et un esprit torturé qui ne demandent qu’à s’exprimer…
… suivez l’exemple d’un artiste venu du froid, le Hollandais Maerten van Heemskerck, alias le « Michel-Ange batave ».
Maerten van Heemskerck, Autoportrait devant le Colisée, 1553, huile sur bois, 42,2 x 53 cm, Cambridge, Fitzwilliam Museum
Van Heemskerck appartient à la première génération de peintres romanistes, c’est à dire des artistes d’Europe du Nord venus s’installer en Italie pour se confronter à la leçon antique, autant qu’à celle des maîtres de la Renaissance. Son séjour, entre 1532 et 1536, se révèle particulièrement fructueux puisqu’il réalise un grand nombre de dessins de paysages, vestiges et sculptures, ainsi que ses plus célèbres tableaux à sujets mythologiques, qui révèlent une véritable fascination pour l’Antiquité. Le Colisée, notamment, a particulièrement retenu son attention. Il lui consacre un étonnant autoportrait rétrospectif : près de vingt ans séparent en effet son retour de Rome de l’exécution de ce tableau, qui commémore son expérience italienne fondatrice. Ce qui rend l’oeuvre si marquante, c’est le dispositif complexe utilisé par Heemskerck. Il s’y représente ainsi deux fois : la petite effigie de dessinateur assis en plein travail, à droite, c’est lui, à l’époque de son séjour ; et cet homme barbu, d’âge mûr, qui regarde le spectateur, c’est encore lui ! Autre curiosité : ce n’est pas le « vrai » Colisée que Heemskerck a peint mais une peinture du Colisée, comme le montre l’étiquette en trompe-l’œil au bas du tableau, qui porte sa signature, son âge et la date de 1553. Par un jeu de mise en abyme, l’artiste dédouble son identité, télescope passé et présent et se pose à la frontière des mondes, à la fois dans l’espace de la représentation et dans l’espace du spectateur.
Allez trouver une appli qui vous fasse la même chose. C’est le grand avantage du pinceau sur l’algorithme. Néanmoins, les plus bidouilleurs pourront sortir quelque chose de satisfaisant sous Photoshop. Le tout est de bien penser sa composition : quitte à prendre son temps pour faire un selfie-souvenir [vous n’êtes pas obligés d’attendre vingt ans non plus, hein], autant soigner la mise en scène et les niveaux de lecture. Sans omettre une pointe d’humour décalé, toujours bienvenue afin de démarquer votre oeuvre intello-conceptuelle d’un collage hasardeux de photos de vacances.
Voilà, il ne me reste plus qu’à vous en souhaiter de bonnes (les vacances), et n’oubliez pas, le selfie oui, mais pas à n’importe quel prix : je lisais récemment cet article édifiant qui m’a fait hésiter entre rire jaune et consternation. Finalement, si le selfie se limite à être d’un goût discutable [avec la circonstance aggravante de la duckface bien sûr], ce n’est déjà pas si mal. Pour le reste, détournez, décalez, la créativité ne s’use que si l’on ne s’en sert pas, et ce n’est pas Gerard Andriesz Bicker qui me contredira !
Bartholomeus van der Helst, Portrait de Gerard Andriesz Bicker, 1642, huile sur toile, 94 x 70 cm, Amsterdam, Rijksmuseum [avec l’intervention d’un visiteur facétieux]