Autant le dire tout de suite, il n’est pas forcément évident de garder son humeur joviale et badine par les temps qui courent. Certes, les envolées du mercure, le soleil insolent, les premiers bourgeons sur les forsythias sont des indices qui ne trompent pas : printemps, renouveau, régénérescence frappent à notre porte avec insistance pour nous tirer de notre torpeur frileuse et nous décoller de nos écrans d’ordi (avec un insuccès relatif en ce qui me concerne aujourd’hui). En d’autres circonstances, j’inviterais tout un chacun à s’échapper quelques minutes, quelques heures, loin de ses corvées ménagères et obligations quotidiennes, pour aller courir au ralenti, nu, dans un champ de pâquerettes sous le regard bienveillant des pigeons ramiers entre deux pirouettes nuptiales. Je me sentirais l’envie de vivre d’art, de beauté, d’amour et d’eau fraîche sans penser au lendemain, emportée par l’énergie de la Nature que je sens vibrer sous mes pieds. Même les deux charmants bambins de mes voisins, qui hurlent des inepties à caractère scatologique du matin au soir, m’inspireraient un commentaire attendri sur la revigorante impétuosité de la jeunesse et son mépris rafraîchissant des conventions sociales…
Seulement voilà, ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma part, croyez-le bien, mais il me suffit de me mettre à l’écoute des bruits du monde pour constater que même en ce joli début de printemps, la stupidité humaine, tout comme la course des astres ou le cycle de la vie, ne fait jamais de pause. Alors que justement, ça ne lui ferait (ou plutôt ça ne nous ferait) pas de mal. Enfin, si seulement cette stupidité s’en tenait là, dans son coin, à macérer dans son magma d’idées obtuses sans faire plus de tort que ça à la pensée et à la raison… ça irait encore à peu près. Ce qui est un tantinet plus embêtant, c’est quand elle s’empare d’engins de chantier pour tâcher d’effacer de la surface du monde des témoignages d’un passé lointain, d’un art et d’une culture devenus malgré eux incompatibles avec une pensée unique qu’elle cherche à imposer. Les fort peu sympathiques boy-scouts fanatisés qui se sont livrés, dans un grand raffut médiatique orchestré par leurs soins, aux autodafés, au saccage du musée de Mossoul, à la destruction au bulldozer de la cité antique de Nimrud, ne font malheureusement que reproduire ces bonnes vieilles méthodes totalitaires qui ont si bien fait leurs preuves au siècle dernier. S’attaquer à l’histoire, à la culture et au passé pour mieux s’en couper et refonder son idéologie sur des bases préfabriquées et artificielles, en comptant pour le reste sur la fascinante capacité de l’être humain à la résilience, à l’acceptation puis à l’oubli. Et cette désagréable sensation de vivre dans un roman de George Orwell, 1984 ou La ferme des animaux (au hasard). Ou de se retrouver projeté dans le dernier chapitre de la bouleversante autobiographie de Stefan Zweig, Le monde d’hier, tant la lucidité de son analyse concernant la montée du 3ème Reich entre en résonance, par un court-circuit de l’histoire, avec notre présent. Et voilà pour le point Godwin, ça c’est fait.
Il est particulièrement douloureux, pour toute personne qui a fait de l’art et/ou de la culture son métier, d’assister à de telles destructions, à tel point que je n’ai même pas voulu regarder ces images pour ne pas remuer la hallebarde dans la plaie. Alors aujourd’hui, puisqu’il m’est impossible de rester silencieuse pour autant, qu’il faut bien résister à sa façon, et que l’actualité récente nous incite impérieusement, par exemple, à (re)découvrir qui étaient les néo-Assyriens – faut-il que les vestiges de leur civilisation soient massacrés au marteau-piqueur pour que le monde mesure l’importance de cette culture du Moyen-Orient ancien ? -, je propose de réfléchir sur les liens entre l’Occident et l’Orient au travers des témoignages artistiques qu’ils nous ont transmis depuis l’Antiquité. Le chemin à parcourir étant long et sinueux, et ce sujet me tenant particulièrement à cœur – à cause de l’actualité certes mais aussi à cause de ma double formation de japonologue/historienne de l’art occidental -, j’ai choisi de l’accomplir en plusieurs étapes, au moins deux, peut-être trois… Une chose est sûre néanmoins : les hérauts de la théorie du « choc des civilisations » vont en prendre pour leur grade car, ne leur déplaise, opposer l’une et l’autre cultures ne fait que prouver leur coupable étroitesse de vue. Et révèle au passage quelques bonnes grosses lacunes en histoire, ce qui est tout aussi impardonnable. Allez, au piquet avec bonnet d’âne et obligation de recopier 100 fois les Lettres persanes de Montesquieu à la plume d’oie. Et quant à nous, en route vers l’Orient de tous les fantasmes pour la première étape de notre périple…
L’Orient, une invention occidentale ?
Pour commencer, il faut déjà définir ce qu’est l’Orient. Techniquement, si l’on se réfère au sens premier du terme, il s’agit de ce qui se trouve à l’Est. Oui mais à l’Est de quoi ? Car évidemment, une telle notion est on ne peut plus relative. On est tous l’oriental de quelqu’un, si on prend cela au pied de la lettre : ainsi, un Brestois devrait légitimement considérer un Messin comme son oriental… sauf que dans la pratique, il faut bien reconnaître que le terme est déjà fortement connoté en français, comme dans beaucoup d’autres langues européennes : il s’agit d’un Orient qui prend comme point de référence l’Europe en tant qu’aire culturelle au sens large, et se définit par rapport à celle-ci, pour ainsi dire par élimination. Voilà un premier élément de réponse. Ensuite, où commence et où s’arrête l’Orient ? Là encore, on constate que non content d’être un concept relatif, l’Orient est aussi un concept à géométrie variable. Il commençait autrefois aux portes de l’actuelle Turquie avant que les conquêtes d’Alexandre n’étirent les limites du monde hellénisé jusqu’à la vallée de l’Indus (Pakistan actuel). Ensuite, ses contours ont eu tendance à se confondre parfois avec ceux du monde musulman, ce qui induit encore de nouvelles frontières mouvantes, au gré de l’expansion de l’Islam. De ce fait, l’Afrique du nord, colonisée par la France à partir des années 1830, sera perçue alors comme une terre orientale, par les peintres notamment. Enfin, Proche, Moyen ou Extrême, il englobe aujourd’hui un vaste ensemble géopolitique qui part du rivage Est de la Méditerranée pour parcourir la péninsule arabique, l’Asie centrale, le sous-continent indien, la Chine et ses voisins, la péninsule coréenne et enfin le Japon. Quant à l’existence d’un Orient comme réalité culturelle une et unique, là encore, prudence pour ne pas tomber dans un essentialisme intellectuellement discutable et idéologiquement dangereux : la zone géographique immense à laquelle on donne aujourd’hui par commodité le nom d’Orient est une mosaïque complexe d’ethnies, de cultures, de religions et de traditions dans laquelle il serait bien artificiel de chercher à déceler des constantes, des généralités, bien que les linguistes aient mis en évidence une parenté entre de nombreuses langues parlées en Asie et en Europe, qui dériveraient d’un dialecte indo-européen commun.
La question sous-jacente, si l’on cherche à définir ce qu’est l’Orient pour un point de vue occidental, est bien sûr de chercher à comprendre ce qu’est l’Occident pour un point de vue oriental. Prenons par exemple le cas du Japon. Difficile de faire plus oriental dans l’orientalité. Le nom même de Japon (Nihon), qui veut dire « origine du soleil » – métaphore de l’Est donc, qui a glissé ensuite vers ce nom poétique de « pays du soleil levant » dans les langues occidentales -, lui a été donné par la Chine, « Empire du milieu » si l’on traduit les idéogrammes qui composent son nom. C’est donc en fonction du référentiel chinois, qui marquait le centre du monde connu en ce temps-là dans cette zone du globe, que le Japon a choisi de se définir. Voilà qui illustre encore la relativité de la notion d’Orient : il y a toujours plus oriental que soi. Quant à savoir comment les Japonais ont perçu les premiers occidentaux avec lesquels ils sont entrés en contact, voici ce que l’on peut en dire (et en voir) :
Attribué à Kanô Sanraku, Nanban-byôbu ou Paravent des Barbares du Sud (détail), or et couleurs sur papier, époque Momoyama (1578-1615), Tôkyô, Suntory Art Museum
Ce sublime paravent à six volets, classé Trésor National au Japon, fait partie d’une paire comme bien souvent. Au long des 3,70 mètres que déploie chacun de ces paravents, se raconte l’arrivée au Japon d’une délégation occidentale – composée d’Espagnols et de Portugais majoritairement – venue livrer des armes. Les échanges avec l’Occident avaient commencé dès les années 1530-1540, avec un nouveau pas franchi en 1549 quand François-Xavier, missionnaire jésuite, pose le pied sur l’archipel et tente son évangélisation. Les peintres d’alors sont très impressionnés par ces longues silhouettes sacerdotales vêtues de noir (que l’on distingue sur ce détail), ou ces hommes en culottes bouffantes, summum du chic princier dans les cours d’Europe (mais accoutrement ignoré des Japonais qui portaient ce qu’on appelle aujourd’hui un kimono), par la haute stature, la pilosité et la physionomie des Européens avec leur supposé « long nez ». Mais le plus amusant est peut-être le fait que ces voyageurs soient désignés sous le terme de Barbares du Sud par leurs hôtes japonais. D’une part, l’emploi du terme barbare, qui n’est en rien une nouveauté puisque les civilisations grecque et romaine l’ont utilisé pour définir les peuples n’entrant pas dans leur sphère culturelle, ici appliqué à ces Européens si fiers alors d’être maîtres du monde, invite rétrospectivement à l’humilité. D’autre part, leur perception comme un peuple venant du Sud a de quoi dérouter le sens de l’orient(ation). A l’exception de ses voisins directs côté Ouest, la Chine et la Corée, avec lesquels il entretient des relations diplomatiques depuis le IIIe siècle de notre ère, le Japon d’alors connaît évidemment très mal le monde qui l’entoure. Alors puisque l’Ouest c’est la Chine, ces Européens velus ne peuvent décemment provenir que d’une terra incognita située au Sud – soit quelque part entre Jakarta et Canberra si on veut pousser le délire jusque là. On peut donc résumer cette histoire ainsi : au XVIe siècle, si le Japonais est toujours l’Oriental du Chinois, l’Européen est le Méridional du Japonais. Ça va, vous me suivez ?
Contacts militaires et commerciaux : apprivoiser l’Orient
Mais revenons en Europe, pendant l’Antiquité, pour observer les prémices des échanges entre le monde grec et ses voisins proche-orientaux, échanges culturels et commerciaux qui empruntent généralement les routes maritimes dans ce grand lac qu’est la Méditerranée. Attestés dès l’époque minoenne (3500 à 1450 av. J.-C.) mais mal documentés, ces liens s’intensifient dès la période archaïque, ce dont témoigne la production de céramique (une technique, rappelons-le en passant, inventée au proche-Orient). A la fin du VIIIe siècle av. J.-C., en effet, un nouveau type de vase à décor polychrome orientalisant apparaît à Athènes et Corinthe : c’est la naissance du style dit proto-corinthien, où la figuration humaine cède la place à des motifs surtout géométriques, végétaux et animaux. Parmi le bestiaire peint sur ces pièces, on retrouve des fauves, des antilopes, des sphinx, des griffons, autant d’animaux empruntés directement au vocabulaire ornemental oriental, mis en scène sur un mode de frise qui n’est pas sans rappeler les bas-reliefs dans l’art assyrien évoqué plus haut :
Olpè proto-corinthienne aux sphinx et aux animaux, céramique à figures noires, Corinthe, vers -640, H. 32,4 ; diam. 17,5 cm, Paris, musée du Louvre
Ainsi, cet exemple précoce montre un premier aspect de l’Orient : c’est un réservoir de formes, de motifs et d’inspiration, à adapter et à réinterpréter pour créer un nouveau style. Un aspect sur lequel j’aurai l’occasion de revenir copieusement. L’Occident poursuit ensuite sa découverte de l’Orient au fil des conquêtes d’Alexandre le Grand, en Asie mineure d’abord puis jusqu’aux portes de l’Inde. Politiquement, les Macédoniens ont su innover en imposant une structure en Etat territorial, combinée à la coutume orientale de sujétion et d’intégration des peuples vaincus. Ce système hybride survivra à la mort d’Alexandre. Sur le plan culturel et artistique également, la tradition hellénistique a tiré profit des particularités orientales pour parvenir à une forme de symbiose : ce goût pour une monumentalité architecturale ostentatoire (dont le Mausolée d’Halicarnasse, en Anatolie, est le paradigme, bien qu’on ne connaisse cette Merveille du Monde disparue que par des reconstitutions hypothétiques), sera à l’origine de réalisations aussi marquantes que le grand autel de Pergame, bâti au IIe siècle av. J.-C., à 110 km de l’actuelle Smyrne (Turquie). Ses frises en haut-relief développent une scène de gigantomachie (combat des dieux contre les Géants), soit une iconographie tout à fait grecque, mais à une échelle propre à l’art oriental d’Asie mineure. Ces vestiges, que l’on peut admirer au Pergamonmuseum de Berlin, réussissent à donner une idée des dimensions du complexe cultuel dans lequel ils s’inscrivaient : il ne s’agit QUE du péristyle entourant l’autel, je vous laisse donc imaginer la taille du temple, et ensuite celle de la ville… L’immense empire macédonien, qui procède bien sûr d’une volonté politique et guerrière hégémonique, apparaît donc comme la première rencontre de grande ampleur entre l’Occident hellénisé et le vaste monde oriental, qui entament ainsi un dialogue culturel et artistique fait d’assimilations, de mélanges, de greffes.
Un dialogue qui perdure après la chute de l’empire et se poursuit au fil des caravanes qui empruntent la Route de la Soie (entre le IIe siècle av. J.-C. et le XIIIe siècle de notre ère) reliant la Chine au bassin méditerranéen. Cette longue phase de proto-mondialisation, aux enjeux avant tout commerciaux, est aussi le catalyseur de bouleversements culturels : diffusion de religions nouvelles (bouddhisme, islam…) ou encore de matériaux, motifs et techniques artistiques venus des confins du monde connu.
à gauche : plat, porcelaine à décor bleu sous couverte, Chine, époque Yuan, vers 1325-1340, Sèvres, Cité de la Céramique
à droite : plat, pâte siliceuse à décor bleu sous couverte, Turquie (Iznik), vers 1480, Sèvres, Cité de la Céramique
Ces deux plats, que séparent un siècle et demi et quelques milliers de kilomètres, illustrent bien ces dialogues : si le bleu de cobalt utilisé par les peintres sur porcelaine chinois provient du Moyen-Orient, c’est en cherchant à imiter la porcelaine chinoise, dont la recette n’avait pas encore été percée à jour, que les ateliers d’Iznik produiront une nouvelle pâte céramique très blanche et légère qui fera leur succès, et sur laquelle les artisans traceront ces gracieux entrelacs, qui empruntent autant au style chinois qu’au style persan. Cette céramique orientale trouvera un écho direct en Hollande, aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec la production de faïence de Delft, qui reprend elle aussi l’idée d’un fond blanc et de motifs (ornementaux ou figuratifs) bleu sombre, ici deux exemples du XVIIIe siècle conservés à Paris, au musée Cognacq-Jay.
La transition est toute trouvée pour introduire cette dernière étape-clé, pour la période moderne, des échanges entre l’Occident et l’Orient : la création en Europe des Compagnies des Indes Orientales (1600 pour l’Angleterre, 1602 pour la Hollande, 1664 pour la France). Chacune des grandes puissances du Vieux Continent place ses pions en établissant des comptoirs commerciaux et des routes maritimes qui dopent l’import de marchandises exotiques, vendues à prix d’or à une clientèle friande de curiosités et de matériaux précieux. C’est dans le domaine des arts décoratifs que les bouleversements sont les plus significatifs : l’arrivée sur le marché de porcelaines et céladons chinois, ou encore de mobilier en laque japonais, donne des idées à une corporation très active dans la fabrique des modes et des tendances : les marchands-merciers. « Marchands de tout, faiseurs de rien« , comme dira à leur sujet le dédaigneux Diderot, ces marchands-merciers sont le pivot entre les importateurs de matériaux exotiques, les artistes/artisans (menuisiers, ébénistes, bronziers…) et une riche clientèle. Ils reçoivent des livraisons de ces matériaux qu’ils vont chercher à valoriser et à adapter au marché, français dans le cas qui nous occupe. C’est ainsi que va naître une nouvelle production d’objets de grand luxe tout à fait hybrides !
Paire d’aiguières et vase, porcelaine à couverte céladon, Chine, XVIIIe siècle, avec montures en bronze doré attribuées à Jean-Claude Duplessis père, vers 1745-1749, Paris, musée du Louvre
Coup de génie des marchands-merciers : faire remonter systématiquement toutes les porcelaines asiatiques, livrées « brutes » évidemment, par des bronziers renommés afin d’en transformer l’usage (ici, à partir de trois vases de forme identique, l’on obtient deux modèles différents selon la garniture appliquée) et de les rendre plus conformes au goût de la bourgeoisie parisienne. Les ajouts de bronze adoptent ainsi les ondulations du style rocaille alors très en vogue. Et voici comment les marchands-merciers apportent une (grosse) valeur ajoutée à ces pièces conçues pour l’exportation – donc de qualité moindre – qui déferlent par bateaux entiers en Europe. Transformer le bof en wouaouh, la céramique produite à la chaîne en objet follement désirable, créer ex nihilo un besoin, un marché, et l’auto-alimenter : décidément, ces habiles marchands-merciers n’auraient pas eu grand chose à apprendre des gourous du marketing fraîchement moulus d’HEC. Un autre exemple de ces étonnants croisements concerne le mobilier, révolutionné par l’arrivée en Europe de panneaux de laque du Japon :
Bernard II van Risen Burgh (estampille BVRB) (1696-1766), commode pour le cabinet de retraite de la reine Marie Leczszynska à Fontainebleau, 1737, bâti de chêne, placage de bois fruitier, laque du Japon, vernis-martin, bronze doré, marbre, H. 85 cm, L. 127 cm, P. 61 cm, Paris, musée du Louvre
Attention chef-d’oeuvre : cette commode est le tout premier meuble plaqué de laque du Japon à faire son entrée dans les collections royales françaises. Voici son histoire. Le marchand-mercier Thomas-Joachim Hébert avait en sa possession de beaux panneaux de laque japonais, ici avec un motif polychrome en léger relief, provenant comme bien souvent de cabinets dépecés à leur arrivée en Europe. Restait à trouver quoi en faire. Le laque est alors très prisé mais difficile à travailler et surtout à adapter aux formes à la mode dans le mobilier. Il fait donc appel au génial ébéniste BVRB qui relève un défi de taille : courber à la vapeur le précieux panneau de laque afin de le remonter sur une commode au bâti galbé, et ce sans le briser comme de la vulgaire sapinette. Et voilà le travail : le motif du panneau originel, scié en deux dans sa largeur pour pouvoir être plaqué sur les tiroirs, occupe le cartouche central de la commode, les raccords étant masqués par une fine garniture de bronze qui assure la transition entre le laque et le vernis-martin (une technique d’imitation du laque) utilisé pour les extrémités de la façade. L’intégration du décor de laque au reste de la commode est bluffante : BVRB parvient à conserver la totalité du motif et compose le reste du décor de manière à le mettre en valeur. Cette symbiose parfaite marque un jalon dans l’histoire du mobilier français, mais exemplifie aussi à merveille cette « acculturation » dont l’Orient fait l’objet à partir du XVIIe siècle. Transformé par le goût et le savoir-faire d’une époque, il fait désormais partie des meubles, au propre et au figuré, et gagne sa place dans la vie quotidienne de l’élite européenne. Le voilà réinterprété, donc pleinement apprivoisé !
Ainsi, qu’ils passent par le biais des armes ou des échanges commerciaux, les transferts culturels entre Orient et Occident sont une constante de l’histoire depuis l’Antiquité. Très tôt, l’un et l’autre côté du globe ont trouvé leur intérêt dans ce dialogue : importation de matières premières ou d’objets manufacturés, diffusion des techniques, des sciences et des savoirs (n’oublions pas que ce sont les lettrés arabes qui ont sauvé et transmis l’héritage des philosophes grecs pendant le Moyen Âge, comme l’a aussi rappelé Abdennour Bidar dans son émission Cultures d’Islam du 9 janvier dernier), essaimage des cultures, des religions et des arts.
Voici que s’achève ce premier épisode. Une petite pause bien méritée à l’ombre d’un palmier dans une oasis… La semaine prochaine, on repart en voyage sur les épaules des artistes sans frontières qui vont nous balader entre Andalousie et Afghanistan, entre Japon et Italie. Pas besoin de refaire ses vaccins, ni de remettre la main sur son passeport, ni de gérer son décalage horaire : l’art est un tapis volant qui nous transporte d’un monde à l’autre à la vitesse de l’imaginaire. Et d’imaginaire, il en sera aussi question très bientôt. Alors en attendant, pour rester dans l’ambiance, on se relit avec délectation L’enchanteresse de Florence de Salman Rushdie en écoutant l’album Mozart l’Égyptien, avec ce qu’il faut de thé à la menthe à portée de main…