De l’art et du cochon

Je vous vois venir avec vos sourires en coin et vos yeux qui brillent, petits canaillous ! Mais je vais devoir vous refroidir tout de suite avant de laisser s’installer un malentendu qui ferait autant de mal à vous qu’à moi : non, je ne vais pas parler de cochoncetés cette semaine, je l’ai déjà fait il n’y a pas si longtemps. Alors en attendant la prochaine fois que l’envie me prenne de raconter des coquineries, voici un autre sujet absolument essentiel à coucher sur le divan. A l’heure où j’écris ces lignes, en effet, la nostalgie m’étreint. C’est la fin. La fin d’un événement national, continental, que dis-je, planétaire, de ceux-là qui font de la France, pour quelques fugaces journées, le centre du monde et de l’actualité, qui déchaînent l’enthousiasme et provoquent le besoin impérieux de se ruer coude à coude, en une foule compacte, dans un bâtiment à l’attrait architectural plus que discutable : non, je ne veux pas parler d’un premier jour de soldes au H&M du Forum des Halles, mais du Salon de l’Agriculture.

Ô merveilleuse invention du monde moderne que le Salon de l’Agriculture ! Ô parenthèse enchantée où la nature s’invite dans cette grandiose boîte de conserve géante qu’est le palais des expositions de Paris-porte de Versailles, à portée de métro (zone 1, soit à l’intérieur du rempart psychologique qui sépare la capitale du reste du monde sauvage indompté). Quel spectacle sans cesse renouvelé que celui des hordes de petits franciliens en goguette, occupant sainement une morne journée de vacances scolaires pour venir prendre une leçon de choses et découvrant qu’avant de finir dans le hachis parmentier de la cantine, un bœuf a quatre pattes, une queue et un regard débonnaire ! Que les petits pois ne poussent pas dans des sachets comme les Dragibus mais dans une jolie cosse velue accrochée à une plante ! Que contrairement à ce que leurs parents leur ont dit pour ne pas leur faire de peine, c’est bien un cousin éloigné de Pompon, leur lapin domestique, qu’on retourne comme une chaussette pour le dépecer avant que tatie Fabienne en fasse un succulent civet ! Et tant d’autres révélations aussi fondamentales que nécessaires.

A bien des égards, l’hystérie que déclenche chaque année le Salon de l’Agriculture, avec tous ces politiciens qui viennent flatter la croupe des vaches charolaises sous l’objectif des photographes, aurait semblé fort étrange aux yeux de nos ancêtres pas si lointains, bien plus habitués à côtoyer la réalité rurale avec ses bestioles en tous genres et peu enclins à cette vision romantique que nous projetons aujourd’hui sur la nature et sur ceux qui la travaillent. Quoique, quoique…  A ce sujet, la fin du XVIIIe siècle, probablement consciente que son degré de civilisation et son urbanisation galopante l’avaient déjà passablement coupée de la terre, et marquée par les écrits de Rousseau prônant le retour à la nature (les Rêveries du promeneur solitaire, 1782, en particulier), a produit l’une des images les plus étonnantes de l’agriculture :

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François-André Vincent (1746-1816), La leçon d’agriculture ou La leçon de labourage, 1798, huile sur toile, 213 x 313 cm, Bordeaux, musée des Beaux-Arts

« Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France« , disait Sully, le ministre d’Henri IV. Et il avait raison. Intrigante et précurseur néanmoins, cette conception du travail de la terre comme école de vie, où l’on voit ce fringuant jeune homme écouter docilement les conseils du paysan, à la peau tannée de soleil et aux mains caleuses, qui lui enseigne comment mener les bœufs, sous le regard attendri de sa famille vêtue à la dernière mode Directoire. Le cadrage serré, la lumière dorée qui irradie la figure du garçon de dos, les obliques qui dynamisent la composition (la longue perche en roseau, le flanc de la colline, le soc de la charrue) : tout concourt à restituer un moment idéalisé, théâtralisé, donc parfaitement anti-naturel. Ajoutons à cela le délicieux petit collant que porte le jeune apprenti, l’élégante attitude de sa jambe gauche… c’est un peu Noureev en visite au kolkhoze. En plus sexy, le kolkhoze. Et avec une distinction des classes sociales, pour le coup, bien plus marquée.

Le tableau fait également la part belle à l’animal, dont la musculature puissante, vue en raccourci, est magnifiée sous la lumière. Remarquez comme ces bœufs ont l’air si parfaits dans leur bovinité, si propres, si aseptisés ! C’est à se demander s’ils ne pourraient pas rivaliser avec les fiers bestiaux, bichonnés, shampouinés, toilettés et poudrés que l’on transbahute aujourd’hui au Salon, qui est devenu, il faut bien l’admettre, une sorte de concours Miss France pour animaux à poil(s) et à plumes (à moins que ce ne soit l’inverse, à vrai dire je confonds toujours un peu ces deux foires à la beauté). Pardon Geneviève. Enfin bref. Tout ça pour dire que le sujet d’aujourd’hui ne sera ni les ballets russes, ni les bonbons gélifiés, mais l’Animal, avec une respectueuse majuscule pour ne pas oublier que ce n’est qu’à la loterie génétique que nous devons notre admirable capacité à disserter pendant deux jours entiers sur la couleur d’une robe (#TheDress), donc pas de quoi pavoiser.

Alors remettons les choses à plat, chers congénères homo sapiens sapiens, et pour commencer, voici la petite minute créationniste. Selon la Genèse, c’est le cinquième jour que Dieu créa les animaux :

Dieu dit: Que les eaux produisent en abondance des animaux vivants, et que des oiseaux volent sur la terre vers l’étendue du ciel. Dieu créa les grands poissons et tous les animaux vivants qui se meuvent, et que les eaux produisirent en abondance selon leur espèce; il créa aussi tout oiseau ailé selon son espèce. Dieu vit que cela était bon. Dieu les bénit, en disant: Soyez féconds, multipliez, et remplissez les eaux des mers; et que les oiseaux multiplient sur la terre. (Genèse, 1, 20-22)

Puis un peu plus loin :

L’Éternel Dieu dit: Il n’est pas bon que l’homme soit seul; je lui ferai une aide semblable à lui. L’Éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l’homme, pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l’homme. Et l’homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs; mais, pour l’homme, il ne trouva point d’aide semblable à lui. (Genèse, 2, 18-20)

Quelle est la morale de cette histoire ? Que les animaux ont arpenté la terre avant même que l’homme soit une lueur dans l’œil du Grand Barbu, que ce même Grand Barbu a mis à disposition de l’homme toutes les autres créatures et lui a laissé le soin de les nommer (et que c’est en voyant qu’aucun des animaux ne pouvait apporter à Adam l’aide dont il avait besoin que Dieu décida de créer Ève, à méditer, mais c’est un autre sujet). Voilà donc homme et femme au sommet de la chaîne alimentaire dans le jardin d’Eden. La conception foncièrement utilitaire de l’animal est par ailleurs énoncée sans détour.

Voyons maintenant ce qu’il en est de la représentation de l’animal dans l’art, chrétien ou non. C’est avant tout un motif pictural omniprésent depuis que l’homme sait barbouiller des couleurs sur une surface (et même avec un talent certain, ici une visite virtuelle du fabuleux bestiaire de la grotte de Lascaux), justement parce qu’il se trouvait au cœur d’une certaine « économie » préhistorique (comme source de nourriture, de matériaux…) et accessoirement représentait le voisinage immédiat pour les premiers hominidés, alors en nette infériorité numérique. Ainsi, effectivement, le destin de l’homme et de l’animal sont liés par essence depuis les origines, puisque l’homme est somme toute un animal comme les autres, ou plutôt un animal qui a compris avant les autres comment faire marcher l’ascenseur social de l’évolution (qui est du coup resté bloqué au dernier étage sans jamais redescendre, dommage pour le mammouth laineux et l’auroch qui se voyaient déjà maîtres du monde dans un bureau ovale à la Maison Blanche). Ils n’ont qu’à relire Pourquoi j’ai mangé mon père de Roy Lewis pour se consoler en riant un peu. Mais plutôt que de débattre ici de l’omniprésence de l’animal dans l’art, qui n’est plus vraiment à démontrer, je préfère analyser les façons dont les différentes époques l’ont représenté, pour comprendre ce que cela nous dit sur les époques en question. Et le sujet étant inépuisable, j’annonce que je me limiterai ici à l’art occidental.

Il est intéressant de constater que l’esthétisation de l’animal, en tant que motif pictural, est intervenue à une période très ancienne dans le bassin méditerranéen, simultanément à l’éclosion d’une civilisation brillante, palatiale et plutôt urbaine : la civilisation minoenne (3500 à 1450 av. J.-C.), d’après l’île de Minos, dans la mer Égée, qui en fut le berceau. Cette culture a essaimé en Crète, où l’on retrouve dans le palais de Cnossos, notamment, les premiers exemples d’un art décoratif dans le monde occidental. Ces peintures murales accordent une grande place aux thèmes animaliers, traités avec une précision réaliste qui n’exclut pas la fantaisie, comme dans cette superbe peinture sur stuc, en léger relief donc, représentant une scène de tauromachie acrobatique:

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Tauromachie, peinture à fresque provenant du palais de Cnossos (Crète), vers 1500 av. J.-C., musée d’Héraklion

La puissance et la masse du taureau sont ici condensées dans les courbes et contre-courbes stylisées de son encolure et de son dos, tandis que ses membres en extension illustrent cette convention picturale dont usaient les artistes de l’époque pour restituer la course d’un animal. La mise en espace des figures, hommes et taureau, tire harmonieusement parti du cadre délimité par les frises ornementales et donne à la scène une dimension décorative évidente. La destination de l’oeuvre, un palais, explique aussi le traitement esthétique du sujet : la trivialité s’efface devant le raffinement. Du point de vue symbolique, le bestial est ainsi dompté par le culturel, le civilisé. Nature et culture : une dichotomie qui sera discutée de long en large par la philosophie et qui permet aussi d’appréhender les représentations de l’animal dans les arts visuels, comme un indice de ce mouvement de fond. Mais revenons aux images de la civilisation minoenne, qui en plus de peindre l’animal, produit un artisanat luxueux et volontiers zoomorphe, dont voici un exemple à faire verdir de jalousie un joaillier de la place Vendôme :

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Pendentifs aux abeilles provenant de la nécropole royale de Malia (Crète), or, vers 1700-1800 av. J.-C., musée d’Héraklion

Pas de bol, ce bijou se trouve dans un musée, il faudra donc trouver autre chose à porter pour cette réception chez l’ambassadeur. Mais il illustre le brio avec lequel l’orfèvre a utilisé le potentiel plastique d’une forme stylisée d’abeille, qui devient ici un motif dédoublé symétriquement dont les pattes enserrent un cabochon central, tandis que les ailes portent une pendeloque. La transition entre naturalisme et ornemental est consommée : tout comme la représentation du végétal, la représentation de l’animal n’est plus une citation littérale du réel, mais une vision esthétisée qui plie ses formes aux caprices de la créativité. Des sommets vont être atteints dans ce sens par les enlumineurs de l’époque romane, qui décorent leurs manuscrits de « rinceaux habités » (des frises ornementales formées d’enroulements stylisés de vigne peuplés de petits animaux), ou créent leurs lettrines à partir de formes animales, comme ici la lettre P (Paulus) tirée de la première Bible de l’abbaye Saint-Martial de Limoges (milieu du Xe siècle, conservée à la BnF et feuilletable ici).

Le Moyen Âge donc, restons-y un peu. Période qui marque la christianisation progressive de l’Europe et donc, son corollaire, la lutte contre toutes les formes de paganisme. Afin d’assurer la prééminence de son dogme, qui sacralise le lien entre l’homme et Dieu, l’Eglise va faire de l’animal – cet être soumis et imparfait, puisque ignorant Dieu – une allégorie des vices à combattre. Ce n’est pas par hasard si le diable et les démons sont souvent représentés comme des hybridations monstrueuses, à pattes et cornes de bouc le plus souvent. Cet aspect dérive d’ailleurs assez directement des représentations du dieu antique Pan, qui incarnait alors pour l’Eglise tout le danger lié à l’animalité du désir, aux pulsions primales, à la force sauvage de la nature. Paradoxalement, c’est bien en érigeant l’animalité comme repoussoir que la théologie médiévale a contribué à donner à l’animal l’omniprésence qu’il revêt dans les arts visuels pendant près d’un millénaire, ainsi que le montre Michel Pastoureau dans cet article éclairant. Cette conception théologique, qui emprunte aussi ses formes au bestiaire fabuleux propre à l’époque, se retrouve jusqu’à l’aube de la Renaissance chez l’un des maîtres de la gravure moderne :

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Martin Schongauer (vers 1445-1491), La tentation de Saint Antoine, gravure au burin, vers 1470-1475

Cette grappe de démons, qui cherchent à faire basculer Saint Antoine dans le péché et le vice pendant son ermitage au désert, arborent là encore une apparence animale monstrueuse mêlée de quelques traits anthropomorphes, tout comme les démons que l’on croise chez Jérôme Bosch et dont j’ai déjà parlé ici. Brrr. Une vision cauchemardesque obtenue sans l’aide de substances psycho-actives, à l’impact visuel toujours aussi efficace.

Animal-allégorie, animal-symbole : l’art médiéval est le grand pourvoyeur d’une imagerie fortement imprégnée aussi de croyances populaires – donc de réminiscences païennes -, à l’instar de celles qui associent certains animaux à des tempéraments humains. Exemple avec cette gravure d’Albrecht Dürer :

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Albrecht Dürer (1471-1528), Adam et Ève, gravure au burin, 1504

Dans cette vision de l’Eden juste avant la Chute, quatre animaux incarnent les humeurs néfastes prêtes à se réveiller dans l’homme dès l’instant où il perdra son innocence : le bœuf personnifie le flegmatisme, l’élan la mélancolie, le lapin la lascivité et le chat la colère (ou selon d’autres interprétations, l’apathie ; une hypothèse que je retiendrai à la lumière de l’observation du spécimen présentement vautré sur mon bureau).

Dans ce contexte théologique, les représentations de Saint François d’Assise apparaissent comme le contre-exemple nécessaire pour éclairer la complexité des liens entre l’homme, le christianisme et l’animal.

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Giotto di Bondone (vers 1267-1337), Saint François prêchant aux oiseaux, 1290-1300, peinture à fresque, basilique Saint-François (église haute), Assise

Auteur d’un vaste cycle de fresques sur la vie de Saint François à la basilique d’Assise, Giotto représente ici le saint dans l’épisode iconique de son prêche aux oiseaux : considérant l’animal comme frère de l’homme – tous deux unis dans leur humilité -, Saint François réhabilite en quelque sorte le règne animal en le ramenant dans le giron de la chrétienté et dans le champ d’action de la prédication. Il offre aux animaux l’espoir d’un salut, qui ne serait dès lors plus réservé uniquement à l’homme. Sacrément en avance sur son temps par son militantisme soft en faveur de la cause animale. C’est donc tout naturellement que la postérité fera de Saint François le saint patron des animaux, des écolos et… des scouts.

Quittons le Moyen Âge et sa conception de l’animal empreinte de symbolisme. Les temps modernes réservent-ils un sort plus enviable aux représentations de l’animal ? Oui et non. Ce qui est certain en tous cas c’est que les arts visuels donnent à voir, comme jamais auparavant, toutes les facettes des relations entre l’homme et l’animal. J’en retiens trois en particulier.

Le premier angle d’approche pourrait être celui de l’art cynégétique : qu’il soit chasseur ou chassé, l’animal est abondamment représenté dans des scènes qui exaltent ce passe-temps aristocratique par excellence qu’est la chasse à courre, codifiée dans le Livre de Chasse de Gaston Phébus. Compilé et enluminé à la fin des années 1380, il est le premier traité illustré de vénerie, un ouvrage fondateur qui détaille les techniques de chasse et se révèle aussi un intéressant recueil d’observations sur le comportement des animaux sauvages et domestiques. Petit aperçu par ici. D’une façon générale, les scènes de chasse sont révélatrices du statut ambivalent de l’animal : d’une part, incarnation d’une nature primale indomptée – le gibier – ; d’autre part, une fois dressé (acculturé ?), auxiliaire de l’homme – chiens, chevaux et faucons. Dans une acception plus symbolique et théologique, la chasse peut donc être considérée comme le combat triomphal de l’homme vertueux contre les forces obscures de la nature. Pour les mêmes raisons, mais de façon plus prosaïque, les représentations de la chasse servent aussi à mettre en scène le pouvoir politique. Allons voir ça de plus près.

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Atelier de tissage bruxellois, d’après Bernard van Orley (vers 1488-1541), La chasse au cerf (mois de septembre), de la tenture des Chasses de Maximilien, vers 1530, tapisserie de laine, soie, fils d’or et d’argent, Paris, musée du Louvre

Cette tapisserie, l’une des douze – une par mois – qui composent la suite des Chasses de Maximilien (en référence à l’empereur du Saint-Empire Maximilien 1er de Habsbourg, que l’on a longtemps considéré comme le commanditaire), dites aussi Belles chasses de Guise, représente l’occupation traditionnellement dévolue au mois de septembre – le signe zodiacal de la Balance se trouve au centre de l’encadrement supérieur -, c’est à dire la chasse au cerf. Le moment retenu est celui de l’hallali, climax dramatique de toute partie de chasse : le cerf, poursuivi par les chiens jusque dans le lac, agonise, tandis que l’eau se teinte de son sang. Restés sur la terre ferme, au premier plan, les chasseurs – un groupe d’aristocrates et leurs valets -, forment avec la meute un groupe compact dont les attitudes guident le regard vers le centre de la composition, dans l’axe du point de fuite, où se trouve le cerf. La beauté cruelle et sauvage de la chasse, figurée par le combat des animaux dans l’eau, côtoie le raffinement extrême de cette suite aristocratique, vêtue de costumes de cour, montée sur des chevaux harnachés en grand apparat. Le détail des valets retenant fermement en laisse les chiens prêts à bondir témoigne particulièrement de cette volonté d’exalter la domination de l’homme sur la nature instinctive de l’animal, qu’il soumet ainsi à ses codes par la domestication. Allégorie à peine voilée, donc, du pouvoir en représentation : si le commanditaire n’est pas connu à ce jour, les hypothèses tournent néanmoins autour des Habsbourg, grands amateurs et collectionneurs de tapisserie, et accessoirement maîtres de la moitié de l’Europe en ce temps-là.

Pour en revenir à la représentation du chien de chasse, et illustrer son acculturation qui le place de fait dans le camp des hommes, voici un exemple exquis de l’iconographie particulière dont vont faire l’objet les membres éminents de la meute royale de Louis XIV :

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Alexandre-François Desportes (1661-1743), Diane et Blonde, 1702, huile sur toile, 162 x 200 cm, Paris, musée de la Chasse et de la Nature

Commande du Roi-Soleil, ce tableau exemplifie le genre du « portrait canin » tel que Desportes – puis Oudry sous le règne de Louis XV -, vont s’en faire les spécialistes. A peu près toutes les chiennes du roi auront l’honneur des pinceaux de Desportes, qui les représente le plus souvent en pleine action (oui, bon, en enjolivant un peu quand même, il s’agit d’un tableau d’atelier et non d’un reportage sur le vif) et avec un naturalisme assez relatif, si l’on compare leurs poses maniérées avec les attitudes de vrais chiens dans la vraie vie. Mais le portrait canin n’échappe pas aux règles qui régissent le portrait en général : idéalisation, reconstruction d’un décor en accord avec les attributs du modèle… Il témoigne ainsi de la très haute estime en laquelle les rois de France tenaient leurs chien(ne)s de chasse, dont les effigies étaient accrochées dans les résidences de campagne, le château de Marly en l’occurrence pour ce tableau.

Un deuxième cas de figure pourrait être la représentation de l’animal dans ses fonctions utilitaires, en particulier en tant qu’auxiliaire guerrier. Et la star est bien sûr le cheval.

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à gauche : Paolo Uccello (1397-1475), La bataille de San Romano, vers 1456, détrempe sur bois de peuplier, 182 x 320 cm, Londres, The National Gallery

à droite : Charles Le Brun (1619-1690), Le passage du Granique, 1665, huile sur toile, 470 x 120,9 cm, Paris, musée du Louvre

Dans ces deux exemples, éloignés dans le temps mais pas dans leur sujet, la représentation d’une scène guerrière impétueuse – une bataille entre Florentins et Siennois chez Uccello, un épisode des conquêtes d’Alexandre le Grand chez Le Brun – est surtout prétexte pour l’artiste à écrire un véritable traité pictural du cheval. L’importance donnée à l’animal, aux volumes de son corps, à la puissance de ses attitudes, aurait presque tendance à reléguer au second plan les hommes qui livrent bataille. Chez Uccello, ce sont les chevaux qui occupent le devant de la scène, comme une frise très graphique, aux contours nets et aux couleurs saillantes (le héros de cet épisode, Niccolo Mauruzi da Tolentino, est bien sûr celui qui est juché sur le cheval blanc). Chez Le Brun, les chevaux se démarquent surtout parce que ce sont eux qui impriment la dynamique diagonale à la scène et guident le regard du spectateur tout au long des 12 mètres (si si) sur lesquels se déroule le tableau. Si Le Brun restitue plus fidèlement l’anatomie et la variété d’attitudes du cheval, il puise aussi à des sources visuelles anciennes autant que fondatrices, au premier chef la célèbre Bataille d’Anghiari de Léonard de Vinci, une fresque monumentale peinte entre 1504 et 1506 dans la salle des Cinq-Cents du Palazzo Vecchio de Florence. Demeurée inachevée, et ayant subi par la suite des dégradations irréversibles, l’oeuvre de Léonard ne nous est pas parvenue mais nous en connaissons néanmoins des copies anciennes, même fragmentaires, notamment ce sublime dessin par Rubens d’un groupe de cavaliers, dessin exécuté d’après un carton de Léonard :

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Pierre-Paul Rubens (1577-1640), La lutte pour l’étendard de La bataille d’Anghiari, d’après Léonard de Vinci, vers 1600-1608, pierre noire, plume et encre brune, pinceau et encre brune et grise, lavis gris, rehauts de blanc et de gris-bleu, 45,3 x 63,6 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques

La patte de Rubens transparaît bien sûr dans ce dessin, qui est bien plus qu’une copie servile (c’est Rubens quand même), mais il restitue l’intérêt quasi-obsessionnel de Léonard pour le cheval, une passion qui marque tout son oeuvre comme le révèlent les très nombreuses études de chevaux dans ses carnets : dessins préparatoires pour la Bataille d’Anghiari (comme ici cette feuille tirée de la collection royale des Windsor), pour la statue équestre (non réalisée) de Ludovic le More…

Le statut à part donné au cheval, pour sa beauté et son autorité naturelles, souligne la noblesse de l’entreprise guerrière, de l’esprit chevaleresque. C’est pourquoi la peinture de batailles tend à le magnifier de cette façon. Mais ses camarades quadrupèdes ne sont pas tous logés à la même enseigne : le troisième aspect du rapport entre l’homme et l’animal pourrait être celui de l’animal-chair. Prenons le bœuf par exemple :

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à gauche : Pieter Aertsen (1508-1575), L’étal du boucher (La fuite en Egypte), 1551, huile sur bois, 123 x 150 cm, Collections de l’Université d’Uppsala (Suède)

à droite : Harmensz. van Rijn Rembrandt (1606-1669), Bœuf écorché, 1655, huile sur bois, 94 x 69 cm, Paris, musée du Louvre

Chair, viande, consommable : le bœuf semble réduit ici à son essence la plus triviale, celle de steak en puissance… Vraiment ? Ce serait sans compter sur la formidable capacité de l’art d’Europe septentrionale à induire des sens cachés et symboliques au cœur même de sujets d’apparence terre-à-terre. Dans les Pays-Bas du Nord protestants, qui deviendront les Provinces Unies après la scission avec les Flandres catholiques en 1579, l’art doit s’adapter au contexte d’iconoclasme religieux qui bannit le recours aux images cultuelles. C’est dans ces circonstances troublées que Pieter Aertsen, actif alors aussi bien en Flandres qu’aux Pays-Bas, invente un langage pictural qui lui permet d’exprimer un sens moral religieux profond par la suggestion. Au premier plan de la plupart de ses tableaux, grossi comme sous l’effet d’un miroir convexe ou d’une camera obscura, il dispose donc une nature-morte saisissante de réalisme, le plus souvent des denrées alimentaires en abondance, qui semblent envahir l’espace pictural et feraient presque oublier, dans les recoins de l’arrière-plan, la discrète allusion religieuse qui s’y cache… Dans cet exemple, l’étal de boucherie, avec cette tête de bœuf partiellement écorchée qui nous regarde d’un œil torve, vaguement accusateur, sert d’écran entre le spectateur et la scène de la fuite en Egypte, visible au-dehors, où l’on voit Marie montée sur son âne avec l’Enfant Jésus, distribuer une aumône de pain à des enfants nécessiteux. Le lien entre premier plan et arrière plan exprime la dualité du rapport à la nourriture : nourriture terrestre d’un côté, nourriture spirituelle de l’autre. La seconde participe au salut du croyant, tandis que la première est périssable, vaine. Vanité de la chair que Rembrandt illustrera en reprenant le motif isolé du bœuf écorché (que l’on aperçoit à l’arrière plan, à droite, dans le tableau d’Aertsen), auquel il donnera une dimension contemplative et pathétique – cette carcasse écartelée étant souvent perçue aussi comme une figuration cryptée de la Crucifixion -, servie par un éclairage minimal et surtout par une matière picturale qui restitue, au moyen de larges empâtements de rouge et de blanc, le toucher humide de la viande, son odeur lourde. Ainsi, même quand un peintre représente l’animal dans sa matérialité crue, il y a une intentionnalité, qui le renvoie presque à sa condition de victime sacrificielle… le fond théologique chrétien faisant le reste pour transformer cette viande exposée en message moral.

C’est donc toujours via le prisme de son rapport à l’homme, dans un sens concret ou symbolique, que l’animal est figuré dans l’art de la période moderne. Cela implique-t-il qu’il ne lui est pas permis d’exister et d’être représenté pour lui-même, sans que son image soit instrumentalisée par un regard humain qui le « chosifie » ? La situation évolue à partir du XIXe siècle, sous l’effet de deux facteurs qui vont progressivement transformer la place de l’animal dans la vie quotidienne de l’homme. Le premier est l’abandon progressif de la traction animale, remplacée en ville comme sur le champ de bataille par la machine à vapeur puis le moteur, qui privent l’animal d’une partie de sa raison d’être. Le second est l’entrée en scène de Charles Darwin et de sa théorie de l’évolution (De l’origine des espèces, 1859) qui proclame au grand scandale de l’Eglise que l’homme, le chimpanzé et la loutre de mer descendent de lointains ancêtres communs. Désormais l’animal fait partie de la famille ! Il n’est plus l’opposé absolu de l’homme mais mérite sa place sur son arbre généalogique. A moins que ce ne soit l’homme qui gagne ainsi sa place sur l’arbre généalogique de l’animal ? Quand on partage autant de caractéristiques génétiques avec le cochon, comme une étude récente l’a prouvé, cela incite à l’humilité. Le tabou qui séparait depuis le Moyen Âge l’homme de l’animal vole peu à peu en éclats. Avec cette lancinante question philosophique : si l’humanité ne se définit plus par opposition à l’animalité, alors qu’est-ce qui la définit désormais ? Comment la circonscrire ? Des éléments de réponse par ici et par avec Etienne Bimbenet.

Toujours est-il que le rapport à l’animal change peu à peu : il gagne en considération (avec le développement de l’éthologie animale) et en affectivité (avec le développement des salons de toilettage pour caniches). Revers de la médaille : on l’anthropomorphise, on l’infantilise, on l’habille de ces terrifiants petits manteaux cirés à motifs écossais. Mais ne jetons pas le chiot avec l’eau du bain : la prise en compte de la souffrance animale est, à mon sens, un effet positif de cette reconsidération. Même s’il a fallu attendre janvier 2015 pour que le statut légal de l’animal ne soit plus assimilé à celui d’un objet mobilier. En parallèle, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, sous l’influence de l’écologie naissante, l’art va chercher à renouer avec cette animalité « perdue », cette vérité naturelle et brute dont l’animal est l’un des meilleurs témoignages.

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Jannis Kounellis (né en 1936), Installation de douze chevaux vivants, 1969, Rome, galerie l’Attico

L’animal pour lui-même devient la matière première de l’oeuvre, une matière que l’artiste ne maîtrise pas. What’s the point, me direz-vous ? Eh bien conformément à l’esthétique de l’arte povera, courant auquel appartient Kounellis (mais aussi Giuseppe Penone et Michelangelo Pistoletto), la vie réelle doit s’impliquer dans l’art, et vice-versa. Quitte à métamorphoser les cadres habituels dans lesquels l’art se donne à voir, ici cette galerie transformée en écurie pour les besoins de l’installation, à briser les frontières – mêmes symboliques – entre l’espace dévolu à la monstration et le reste de l’espace public. De l’installation à la performance animalière, il n’y a qu’un pas que franchit l’artiste allemand Josef Beuys en 1974 :

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Josef Beuys (1921-1946), I like America and America likes me (coyote), performance, 1974, New York, galerie René Block

Performance militante au sens complexe, qui flirte avec le chamanisme amérindien (quelques éléments de décryptage ici), et dont on peut voir des extraits filmés ici (à partir de 9:49), I like America… se veut avant tout une expérience de cohabitation avec un animal sauvage, un coyote en l’occurrence, pendant plusieurs jours. Beuys est finalement parvenu à se faire accepter de son coloc’ à fourrure, baptisé Little Joe, avant de retourner chez lui à Düsseldorf. Considérée comme séminale dans l’art de la performance, I like America… illustre aussi le besoin éprouvé par l’homme post-moderne de retrouver son animalité, de se confronter de nouveau à une nature instinctive dont l’a coupé la « civilisation », civilisation qui a prouvé au cours du XXe siècle qu’elle était aussi capable du pire. Une leçon de sagesse offerte par ce coyote, animal vénéré par les Indiens des plaines ?

Reste l’utopie de la fusion ultime, de l’hybridation. Centaure, Minotaure, satyres peuplent la mythologie gréco-romaine et attestent de l’ancienneté de cette idée. Une idée remise au goût du jour cependant, par le duo Art Orienté Objet (Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin) :

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Art Orienté Objet, Que le cheval vive en moi, performance, 22 février 2011, galerie Kapelica, Ljubljana (Slovénie)

Ce duo, qui travaille depuis plusieurs années la notion d’altérité, particulièrement sur celle que peut incarner l’animal pour l’homme, a mené pour cette performance une expérience troublante et transgressive. Marion Laval-Jeantet s’est fait injecter par son partenaire du plasma de cheval, avant de chausser des prothèses de marche inspirées des membres postérieurs du cheval et de marcher à ses côtés, hissée à sa hauteur. Puis son sang a été prélevé au moment où la présence d’antigènes qui signalent la présence de ce corps étranger est la plus concentrée, ensuite lyophilisé, réduit en poudre et placé dans des boîtes, comme témoignage pérenne de l’instant fugace où elle est devenue « centaure ». Cette performance, dont les images et « reliques » ont été présentées entre autre à Vouillé en 2011 puis au musée de la Chasse et de la Nature en 2013-2014, lors d’une carte blanche à Art Orienté Objet, questionne la barrière supposément infranchissable entre les espèces. Trois ans de recherche ont été nécessaires pour permettre d’effectuer cette transfusion sans mettre en danger la vie de la performeuse, qui décrit très précisément les sensations physiques éprouvées durant l’expérience : « On est très très nerveux, au sens d’un métabolisme accru, d’une impression de puissance, avec en même temps  une émotivité très supérieure en raison d’une stimulation des glandes surrénales, de l’hypophyse, qui fait qu’on est très inquiet et très émotif. Cette contradiction apparente entre une puissance physique et une fragilité psychologique m’a semblé très intéressante, parce qu’en opposition avec la structure psychologique de l’homme où, en général, on a un sentiment soit de puissance, soit de fragilité, mais rarement les deux en même temps. » 

Alors c’est donc ça, être animal ? Peut-être… En tous cas, si l’animal est un miroir tendu à nous-mêmes, qui questionne notre condition humaine, alors je préfère me reconnaître dans cette image plutôt que dans celle-ci. Question d’éthique capillaire. Pour autant, la sur-affectivité qui touche aujourd’hui l’animal, domestique surtout, m’interpelle. Parce qu’elle me semble déraisonnable. Je suis ainsi demeurée perplexe – et ce malgré toute la sympathie que je porte au genre félin – devant l’hystérie 2.0 provoquée, il y a un an, par cette vidéo virale qui montrait le crash-test du chaton Oscar contre un mur, et devant la traque menée par les internautes, unis comme un seul homme pour remonter jusqu’à l’auteur de cette blague d’un goût douteux. Si les faits en question remontent à février 2014, une actualité artistique toute fraîche vient d’entrer en résonance avec cette regrettable affaire : partant du théorème bien connu selon lequel Internet ne parle que de chatons et de lolcats, le street-artist Banksy est allé peindre sur un mur de Gaza un chaton, justement, pour que les media soient forcés de parler du drame politique et humanitaire qui se joue là-bas. Amer décalage, étrange télescopage, entre l’image et son contexte : une bisounourserie post-apocalyptique. Et vous savez quoi ? Ça a failli marcher. On a beaucoup parlé du chaton, de Banksy et de sa démarche. On a parlé un peu de Gaza. Parce que bon, quand le doigt montre le ciel, l’imbécile a plutôt tendance à regarder le doigt. Enfin la patte.

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Quant à moi, après toutes ces réflexions, ma position est claire et immuable : je REFUSE de mettre un pied au Salon de l’Agriculture tant que je n’y verrai pas de licornes.

Représenter l’autre, représenter l’ailleurs

« On est tous des brothers ! » prône à la cantonade la marionnette de Barack Obama aux Guignols de l’info, dans sa coolitude mi-hawaïenne mi-fan de Beyoncé. Naturellement ! Qui en douterait un seul instant. A l’ère qui a rendu possibles les voyages instantanés, à la vitesse de la pensée et de la fibre optique, aux quatre coins du globe, et rétréci les distances entre les hommes avec l’efficacité d’un sèche-linge à faire rétrécir un pull en cachemire, seule semble dominer cette impression d’habiter le même village-monde que ses sept milliards de voisins. Auxquels on rend de petites visites de courtoisie de temps en temps : tiens, en février, on va aller voir les Guadeloupéens pour profiter de l’exposition de leur appart’ avec vue sur la mer, et puis en avril on ira s’inviter à dîner chez les Romains parce que niveau cuisine, c’est quand même les meilleurs de l’immeuble (surtout si on les compare aux Anglais du 8ème étage). Est-ce à dire que l’idée même d’exotisme, de dépaysement, d’ailleurs soit en voie de disparition ? Que l’autre soit devenu tant semblable au soi qu’ils ont fini par se confondre ? Hypothèse intéressante. Sauf que… voilà, des événements viennent périodiquement mettre à mal l’optimisme échevelé – autant que surmarketé – de la « génération EasyJet« , et révéler l’échec des tentatives de gommer artificiellement les frontières (géographiques, physiques, psychologiques, idéologiques…).

Alors parlons des choses qui fâchent. L’emballement médiatique autour des réactions à la minute de silence dans certains établissements scolaires le 8 janvier dernier, les refus (parfois très argumentés) de se reconnaître dans le slogan « Je suis Charlie », le sentiment de non-appartenance à la nation française revendiqué par des ados issus de l’immigration… Autant d’indices qui dérangent car ils mettent à mal notre sacro-sainte conception d’une république qui abolirait les frontières et les différences entre les hommes, un creuset où les manifestations « visibles » de l’altérité dans l’espace public (la couleur de ma peau, les signes de ma foi religieuse…) seraient annihilées. Ce pré-supposé selon lequel notre connexion à un idéal supra-individuel court-circuiterait en quelque sorte tout autre signe d’une altérite de surface. Cette idée, qui a peut-être montré ses limites, d’un corps social qui serait un tout homogène, et non pas la somme de ses parties, si hétérogènes soient-elles. L’altérité n’est pas toujours soluble dans le concept de république, et c’est peut-être l’une des grandes leçons que nous a assénées l’actualité de ces dernières semaines. Ces événements auront donc eu un mérite : celui de nous dessiller les yeux, de nous sortir la tête d’un utopisme béat, de révéler des lignes de fêlure, une réalité qu’on aurait préféré continuer à cacher sous le tapis en bons démocrates pétris d’esprit des Lumières et de pensée universaliste. Moi la première, j’avoue que tout ce que j’ai lu, entendu et discuté m’a donné du fil à retordre. Mais les crises servent aussi à ça : à nous faire réfléchir, à déconstruire et à reconstruire. Et tant mieux si ça nous oblige à nous regarder en face, pour une fois.

Alors reprenons depuis le début. Délimiter les contours de l’autre et de l’ailleurs permet, par soustraction ou par opposition, de renforcer ce qui définit le soi et l’ici. Ce processus psychologique est indispensable à la constitution d’une identité, qu’elle soit individuelle ou collective. Mais attention danger : ce même mécanisme conduit invariablement, dans les idéologies totalitaires, à une stigmatisation, un rejet voire une élimination d’un groupe humain pointé du doigt car il déroge à la définition qu’on se fait du soi (sur des critères ethniques, religieux, politiques…). Dans bien des cas cependant, l’étude de ce processus, et des manifestations picturales qui l’accompagnent, révèle comme dans un miroir l’état d’une société à un instant T. En d’autres termes : « Dis-moi comment tu représentes l’autre et l’ailleurs, je te dirai qui tu es et comment tu vas ».

Petit voyage dans le temps. Au Ve siècle av. J.-C., Parménide, déjà très inspiré, propose une vision du globe divisé en cinq zones climatiques potentiellement habitables. Dans la cosmographie médiévale, c’est l’Europe qui est au centre de la représentation du monde (une vision qui prévaudra d’ailleurs jusqu’au XXe siècle, avant l’entrée en scène de puissances émergentes sur d’autres continents). Et que trouve-t-on aux confins de ce monde ? Un ailleurs peuplé de créatures improbables et forcément non-civilisées, un lieu réservé au rêve et à l’étrange, un espace tant physique qu’onirique sur lequel projeter toutes sortes de peurs et de fantasmes. Une conception qui perdure même au temps où les premiers voyages d’explorateurs vont permettre un premier vrai contact avec ces terres lointaines. C’est le cas du récit du voyage en Chine de Marco Polo, dont la version enluminée s’intitule « Le livres des Merveilles du Monde » :

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Entourage du Maître de Boucicault, « Un blemmie, un sciapode, et un cyclope », fol. 29v du « Livre des Merveilles » de Rustichello da Pisa et Marco Polo, vers 1410-1412, tempera et feuille d’or sur parchemin,Paris, BnF

Cette première image nous permet déjà de cerner quelques traits caractéristiques de la représentation de l’ailleurs, à cette époque charnière entre Moyen Âge et Renaissance. Tout d’abord, pour que l’ailleurs soit compris comme tel, il faut nécessairement montrer qu’il regorge de monstres et de bêtes curieuses : ici, l’homme portant son visage sur sa poitrine, ou encore celui dont l’unique jambe lui sert à se protéger habilement du soleil. Evidemment, si l’on propose à son lecteur de lui parler de contrées lointaines et mystérieuses, on ne va tout de même pas lui servir du bocage normand et des vaches laitières. Que nenni ! Il faut aussi coller à l’attente d’un lectorat avide de récits sensationnels, de licornes et cyclopes unijambistes, bref à tout ce bestiaire encore très médiéval qui transforme un récit de voyage – certes déjà enjolivé par ses auteurs – en légende fabuleuse. Plus la distance géographique et intellectuelle est grande entre l’ici du lecteur et l’ailleurs du récit, plus les représentations de cet ailleurs devront trancher radicalement avec son environnement connu. Le souci de vraisemblance est ici sans objet : on ne peut juger de la vraisemblance que si l’on dispose déjà d’un référentiel, or pour les contemporains de Marco Polo, le monde décrit dans le « Livre des Merveilles » est une authentique terra incognita, qu’il faut rendre intelligible par des moyens visuels impactants. Quitte à partir dans le délire le plus total, qui réenchante avouons-le notre vision blasée et post-moderne du monde (bon ok, peut-être que le Père Noël et la petite souris n’existent pas, mais ne piétine pas mon rêve de licornes chinoises !)

Toutefois, ces sympathiques fantaisies ne résisteront pas (entièrement) aux avancées majeures de l’exploration du monde, à partir des XVe et XVIe siècles : Christophe Collomb découvre l’Amérique, Hernan Cortés entreprend la conquête de l’empire aztèque pour le compte de Charles-Quint… les frontières du monde connu reculent en même temps que s’en dresse une première cartographie. Ces mappae mundi anciennes, avant tout destinées à la navigation maritime, reprennent le tracé des côtes et les emplacements des ports, comme la fameuse carte de Gerardus Mercator (troisième quart du XVIe siècle). Dans cette conception toujours européocentrée, le fantasme cède la place à l’inventaire des richesses des quatre coins du monde, richesses qui comme de bien entendu sont destinées à être captées par leurs découvreurs. C’est le début de la grande aventure colonisatrice. Ce monde nouvellement connu devient un formidable réservoir de matières premières de toutes sortes (métaux précieux, épices…), de produits manufacturés à échanger et de main-d’oeuvre à monnayer (le commerce triangulaire prend des proportions industrielles à partir du milieu du XVIIe siècle).

Au fur et à mesure que l’ailleurs géographique se dévoile aux voyageurs/conquérants européens, qui déflorent à tour de bras les vierges territoires africains, américains et asiatiques, un autre ailleurs émerge dans l’art : un ailleurs non plus spatial mais temporel. Il s’agit à présent d’explorer les époques passées afin d’y chercher de quoi se nourrir artistiquement. Avec une optique plus ou moins biaisée évidemment, et une propension plus ou moins revendiquée à idéaliser ce passé, à le réinventer, à le romantiser. Prenons le cas de la peinture dite « troubadour », qui puise ses sujets dans l’histoire – réelle ou légendaire – du Moyen Âge et qui a fait florès en Europe au XIXe siècle, dans la lignée d’autres courants artistiques à peu près contemporains (le « gothic revival » dans l’architecture anglaise, l’engouement littéraire suivant la publication de « Notre-Dame de Paris » par Victor Hugo en 1831…). Ce regard dans le rétroviseur intervient à un moment-clé de l’histoire européenne : les identités nationales se cherchent, les régimes politiques s’effondrent les uns après les autres comme des châteaux de cartes (en France tout particulièrement), l’avènement de l’ère industrielle apporte aussi son lot d’angoisses et de résistances. Alors hop ! Un petit saut dans le temps, comme on se réfugierait dans sa « safe place » au cours d’une séance de thérapie. D’autant plus efficace si la thérapeute est canonissime.

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John Collier (1850-1934), Lady Godiva, 1898, huile sur toile, 142 x 183 cm, Coventry (Angleterre), Herbert Art Gallery and Museum

Le peintre illustre la légendaire chevauchée de Dame Godiva, épouse du seigneur de Coventry (XIe siècle) qui avait eu le courage de traverser la ville à cheval « vêtue de sa seule chevelure » afin d’implorer la clémence de son mari en faveur des habitants de ses terres, croulant sous le poids de trop lourds impôts. De fait, selon la légende, les rues étaient désertes et tous les volets fermés, signe de la déférence et du respect des habitants envers leur châtelaine. Le tableau figure précisément cet ailleurs historique dans lequel se situe l’action : le chapiteau sculpté de la colonne et l’arcature en plein cintre sont caractéristiques de l’architecture romane, tandis que le harnachement du fier destrier, à motifs armoriés, renvoie à l’imagerie des tournois médiévaux. Pour le reste, sur la forme, l’oeuvre est bien ancrée dans son siècle : ce cadrage photographique, qui règle son point focal sur la figure monumentale de Lady Godiva et ne se préoccupe pas du hors-champ (quitte à couper le bas du cheval), la netteté optique du rendu de la peau qui rappelle les carnations de porcelaine de son contemporain William Bouguereau… John Collier crée donc une image parfaitement irréelle, une pure idéalisation à partir de quelques indices historiques, où le temps semble suspendu à la contemplation hallucinée de cette figure tout droit sortie d’un rêve. Une bouffée d’imaginaire et d’enchantement bienvenue entre deux attaques de smog londonien…

Regarder vers un ailleurs encore plus distant dans le passé afin de revivifier son art et explorer de nouvelles voies : c’est ce qu’a fait Picasso au contact de la sculpture ibérique primitive (c’est à dire datant de la période pré-romaine, soit entre le VIIe et le 1er siècle av. J.-C.), qu’il découvre vers 1906. La synthétisation formelle des visages, notamment, aura un impact décisif sur l’oeuvre à laquelle il travaille à cette époque :

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à gauche : exemples de sculptures ibériques

à droite : Pablo Picasso (1881-1973), Les demoiselles d’Avignon, 1907, huile sur toile, 243 x 233 cm, New York, MoMA

Et voilà comment, sous l’effet d’une épiphanie causée par sa rencontre avec ses lointains ancêtres sculpteurs, Picasso allait offrir au monde (qui poussa de grands cris effarouchés d’abord) une icône séminale des avant-gardes, un de ces jalons de l’histoire de l’art, un pas de géant vers le cubisme et l’abstraction. Que l’ailleurs soit géographique ou historique, il est donc avant tout un booster d’imagination, de créativité, de fantasmes en tous genres. Il renouvelle le regard, offre une échappatoire, permet de sortir d’une certaine fatigue visuelle. Il dépayse !

Mais explorer l’ailleurs – au sens géographique ici -, c’est aussi entrer en contact avec cet autre qui l’habite. Pour le plus grand malheur des populations autochtones, bien souvent. J’aimerais examiner la question de la représentation de l’homme noir, qui incarne très tôt, dans le regard européen, l’altérité absolue, celle qui pour ainsi dire « colle à la peau ». Cet exemple nous permet en plus de balayer une longue période historique, ce qui n’est pas pour me déplaire. La plus ancienne représentation connue d’un Africain dans l’art occidental chrétien est celle du Saint Maurice de Magdebourg :

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Saint Maurice, vers 1250, bois sculpté et peint, conservé dans la cathédrale Saint-Maurice de Magdebourg (Allemagne)

Cette statue représente donc Saint Maurice, commandant des légions thébaines ayant vécu au IIIe siècle, et dont le culte s’est développé à partir du Xe siècle. La polychromie du bois (enfin ce qu’il en reste) montre clairement le souci de figurer la pigmentation noire du visage du saint, ainsi qu’une volonté de décrire ses traits d’Africain. Elle a été exposée l’année dernière au Louvre, dans l’exposition « Trésors de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune » et a dû être pour pas mal de visiteurs une véritable découverte.

La connaissance de l’homme noir commence à se rationaliser à la Renaissance avec notamment les recherches d’Albrecht Dürer, qui propose dans son « Traité des proportions du corps humain » (vers 1529) des planches gravées montrant la confrontation entre un visage européen au canon « vitruvien » et un profil d’Africain. Mais ces considérations d’ordre proto-anthropologique semblent assez marginales pourtant. Jusqu’au XIXe siècle au moins, lorsque l’art représente un homme noir, c’est bien souvent avec une intention derrière la tête…

Premier cas de figure : l’Africain(e) personnifie, sur un mode allégorique, le continent africain tout entier (de même que l’Indien à coiffe de plumes personnifie l’Amérique). Sa représentation s’accompagne donc d’autres indices facilement identifiables qui servent à évoquer ce lointain ailleurs : vêtements, parures, éventuellement animaux et végétaux exotiques. C’est une iconographie que l’on trouve fréquemment dans les représentations canoniques des « Quatre parties du monde » : symboles de la connaissance par les Européens du vaste monde et de ses richesses, ces allégories recèlent aussi un sens plus spécifique au catholicisme, celui de l’oeuvre évangélisatrice des missionnaires jésuites.

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Andrea Pozzo (1642-1709), La Gloire de Saint Ignace de Loyola, détail (Africa), peinture à fresque, 1685, Rome, église Sant’Ignazio

Sommet de virtuosité du baroque romain, ce plafond peint en trompe-l’oeil (dont l’intégralité est visible ici) figure au centre l’apothéose de Saint Ignace, fondateur de l’ordre jésuite, et sur les côtés les allégories de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique et de l’Europe, soit tous les continents foulés par les membres de la Compagnie de Jésus. Dans ce détail, on voit donc l’Afrique personnifiée sous les traits d’une femme noire parée de bijoux et tenant dans sa main ce qui semble être une corne, ou une défense d’éléphant – référence explicite au commerce des matériaux précieux. Eh oui, l’acte évangélisateur n’est jamais purement désintéressé n’est-ce pas. Si on peut joindre le spirituel au matériel… enfin bref. Un autre exemple de cette iconographie se retrouve dans un contexte civil, celui de la prestigieuse résidence des princes-évêques de Schönborn à Würzburg (classée au patrimoine mondial de l’UNESCO) :

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Giambattista Tiepolo (1696-1770), L’Afrique, détail de la fresque du plafond de l’escalier d’honneur de la résidence de Würzburg (Bavière), 1752-1753

Ici encore, l’artiste est chargé par son commanditaire de représenter les quatre parties du monde, et choisit de figurer l’Afrique par une allégorie féminine, qui est cette fois-ci accompagnée d’un plus vaste cortège : chameaux, archers coiffés de turbans… Le choix de cette iconographie pour le lieu de destination est évident : l’escalier d’honneur, au centre du bâtiment, est avant tout un lieu de représentation du pouvoir, qui devait éblouir les hôtes de marque accédant aux salles de réception à l’étage. Cette mise en scène savamment orchestrée par Tiepolo, avec ses compositions théâtrales, présente l’hommage rendu par les quatre continents au maître des lieux, le prince-évêque Carl Philipp von Greiffenclau. Le monde à ses pieds donc, en toute simplicité. Et encore et toujours, l’Afrique, comme les autres continents, instrumentalisée par la vision auto-centrée des Européens.

Deuxième cas de figure : la représentation de l’homme noir n’a d’autre fonction que celle d’établir, par contraste, le haut degré (supposé) de raffinement et de civilisation possédé par les Européens, en plus de représenter une délicieuse curiosité pour les cours princières du XVIIIe siècle, qui découvrent simultanément le charme de denrées exotiques hors de prix (thé, café, chocolat…). Voltaire et Rousseau, à la rescousse ! Car l’image de l’Africain en ce temps-là est forcément celle d’un serviteur à l’habit bariolé, triste bouffon destiné à amuser ses maîtres et exciter la jalousie de leurs amis qui n’en possèdent pas… eh oui, le Noir est lui-même un produit de consommation de luxe.

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Antoine Watteau (1684-1721), Les charmes de la vie, 1718, huile sur toile, Londres, The Wallace Collection

Inventeur du genre de la « fête galante », Watteau est le peintre de l’art de vivre à la française, celui de la période Régence. C’est donc un témoin privilégié de l’esprit de son temps, et des contradictions inhérentes au Siècle des Lumières qui vient de s’ouvrir… Dans cette composition typique de sa production, où la musique occupe toujours une place prépondérante, un joyeux groupe d’adultes et d’enfants, superbement vêtus, s’adonne au plaisir d’un concert dans une loggia ouverte sur une nature sereine. A droite, près du chien, un petit page noir est accroupi et dispose des bouteilles dans un rafraîchissoir, prêt à les servir aux convives sur demande de ses maîtres. La structure du tableau est nettement scindée en deux par l’axe vertical que forme le guitariste : à gauche l’espace occupé par les musiciens et leurs compagnes, qui n’est que raffinement, décontraction, froissement d’étoffes soyeuses ; à droite celui de la servitude et de l’inculture, qui met sur un même plan le chien occupé à faire sa toilette et ce « négrillon » (selon le terme de l’époque) à peine plus âgé sans doute que les enfants qui partagent la scène avec lui. Watteau ne fait que représenter fidèlement ici la réalité sociale qu’il a sous les yeux, dans un contexte où la supériorité théorique de l’homme blanc ne fait encore l’objet d’aucune remise en question, sur le plan politique ou philosophique. Heureusement, les mentalités vont évoluer… ou pas ? Voici ce que dira, en 1937, dans le catalogue de l’exposition des Chefs-d’oeuvre de l’Art français, un auteur indélicat au sujet d’une Etude de tête de nègre (sic) du même Watteau :

« On sait la place, du point de vue décoratif et spectaculaire, que tenaient les nègres dans l’art du XVIIIe siècle, c’est-à-dire dans l’expression de la vie de société. Depuis les timbaliers noirs, qui font leur apparition dans les fanfares, jusqu’à l’affreux Zamore de Mme du Barry, on voit toujours, sur un fond clair d’élégances françaises, se détacher, en manière de repoussoir, ces figures sombres et lippues. » (p. 354)

Je propose de décerner sur le champ à ce monsieur le Y’a bon Award 1937 pour son commentaire qui fleure le colonialisme bon teint, le racisme tranquille ainsi qu’une certaine idée de la France éternelle. Mais une fois que les dents ont cessé de grincer, il nous faut sortir le scalpel. Les mêmes archétypes sont toujours présents dans l’œil des personnes qui regardaient, en 1937, ce dessin de Watteau (superbe au demeurant, si je ne m’abuse il s’agit de celui-ci, conservé au Louvre) : les dichotomies fondamentales « clair »/ »sombre », civilisé/sauvage ont décidément la vie dure depuis le début des temps modernes… Cela a-t-il vraiment changé aujourd’hui ? Question ouverte.

Enfin, troisième et dernier cas de figure : la représentation de l’homme noir se fait sur un mode qui affirme son statut de sujet, au même titre que l’homme blanc, sans volonté de caricature ou d’instrumentalisation de son image. Une fois découverte son essence d’homme, d’individu à part entière, il peut alors faire l’objet d’un portrait dans la plus pure tradition classique. Je parlais plus haut des contradictions du XVIIIe siècle : c’est lui qui nous a offert, aussi, ce magnifique portrait.

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Jean-Baptiste Pigalle (1714-1785), Portrait du nègre Paul, vers 1760, terre cuite, Orléans, musée des Beaux-Arts

Il s’agit du portrait de Paul, serviteur de Mr Desfriches. Certes, le personnage noir représenté ici l’est encore dans une situation de subordination. Certes, il n’est nommé que par un prénom et n’a donc qu’une demi-identité. Certes, il est paré d’une façon qui distingue clairement son origine ethnique et sa condition de serviteur. Certes, ça fait beaucoup de « certes ». Mais le traitement que le sculpteur applique à son visage magnifie sa présence, son expressivité, sa psychologie, son individualité. C’est par une étude très minutieuse de sa physionomie – puisqu’il ne peut avoir recours aux couleurs – que Pigalle restitue l’ « africanité » de son modèle. Le portrait reprend la formule du buste à la française, c’est à dire coupé juste avant les épaules, montrant le haut de la poitrine et posé sur un piédouche de marbre ; une formule courante dans le portrait d’apparat de l’époque. De plus, Pigalle ne creuse pas les pupilles, comme c’était l’usage dans le portrait impérial romain. Il a donc recours à son talent génial de sculpteur, mais aussi à tout ce langage classique, pour ériger ce portrait d’homme noir en un symbole universel qui semble questionner, à l’unisson des philosophes de son temps, la hiérarchie des races imposée par l’homme blanc. Sur cette lancée, au siècle suivant, Géricault utilisera également son art pour véhiculer avec force ses convictions en matière d’égalité :

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Théodore Géricault, Les boxeurs, 1818, lithographie, 42,4 x 59 cm, Paris, école nationale supérieure des beaux-arts

Face à face à armes égales entre deux lutteurs, un Noir et un Blanc, dont les attitudes se répondent symétriquement, avec de surcroît cet effet de chiasme de couleurs entre leurs peaux et leurs vêtements. Absolues opposées, leurs figures sont pour autant parfaitement réversibles. Chacun semble être le miroir tendu vers l’autre, qui lui renvoie son image inversée, et lui affirme « Je suis ton autre, et pourtant je te ressemble ». D’une certaine manière, un procédé qui anticipe sur le jeu du positif/négatif photographique, auquel Man Ray donnera un sens étonnamment proche dans ce diptyque, où se répondent le visage d’une femme blanche et un masque africain en ébène :

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 Man Ray, Noire et Blanche (positif et négatif), 1926, tirage gélatino-argentique

Du point de vue de l’histoire de l’art européen, on voit clairement que les représentations fantasmées de l’ailleurs et de l’autre se sont effacées progressivement, à mesure que reculait la terra incognita, pour céder la place à une compréhension positiviste véhiculée par les sciences humaines (anthropologie, ethnologie, géographie en tête). La connaissance de l’étendue des terres habitées, ou oekoumène, autant que non-habitées, nous a apporté la conscience aiguë de nous trouver tous dans le même bateau, soumis au dérèglement climatique et à la raréfaction programmée des ressources naturelles. Et pourtant, encore et toujours, les identités se crispent et se replient, s’endurcissent et s’encarapacent lorsqu’elles entrent en contact. La peur de l’autre déchaîne les passions, fait flamber les haines, déclenche des conflits. Au point de se demander si en 2015 on a vraiment appris quelque chose des derniers siècles de l’histoire humaine, ne serait-ce que de notre histoire récente qui pourtant nous aura fourni son lot de fessées. Alors oui, les bras m’en tombent un peu trop souvent ces temps-ci. Mais je me dis que ce qui est à l’oeuvre ici, c’est peut-être justement l’effet boomerang de la vitesse effrénée à laquelle se sont rompus les points d’articulation entre les niveaux individuel, local, régional et global. Un télescopage parachevé par internet en réalisant la connexion immédiate de l’individu au global, ce qui est à bien des égards aussi exaltant qu’angoissant. Tout ça à un rythme difficile à suivre pour des sociétés dont le mécanisme de résilience provoque nécessairement une certaine inertie. Mais il n’est pas question de revenir en arrière : même si on le voulait, je ne pense pas qu’on le pourrait. Alors puisqu’on y est, autant y être le mieux possible. Et profiter de l’accès à l’information pour faire un pas vers la connaissance de l’autre et de l’ailleurs : s’abonner au podcast de l’excellente émission « Cultures d’Islam » sur France Culture, profiter d’une flânerie virtuelle en 3D dans le sanctuaire japonais Konpira-san, prendre un cours de cuisine mexicaine avec une pro, que sais-je encore.

Ou mieux : éteindre son ordi, laisser smartphone et tablette à la maison et descendre chercher l’aventure, les rencontres, le dépaysement et l’exotisme au coin de sa rue. Tenez, pas plus tard qu’avant-hier, j’ai encore croisé une licorne.