C’est peu dire que les dernières semaines m’ont plongée dans des abîmes de perplexité. Nous avons vu d’un côté deux hommes abattre une salle de rédaction au motif que certaines des personnes présentes avaient eu l’outrecuidance de tourner en dérision par la caricature le fondateur d’une religion, autrement dit de toucher à l’intouchable, de profaner un espace sacré… et de l’autre côté, peu après ces funestes événements, nous avons vu près de 4 millions de personnes battre le pavé des rues de France pour proclamer haut et fort leur attachement à des valeurs supra-individuelles – la liberté d’expression, la tolérance religieuse, l’esprit républicain -, et révéler par là-même (attention à l’impression de déjà-vu) la dimension intouchable, sacrée, desdites valeurs. Le sacré brandi de part et d’autre donc, convoqué tour à tour pour défendre ce qui relève du religieux et ce qui relève du laïque. Comment l’homme est-il capable d’un tel grand-écart de l’esprit ? Et puis d’abord, c’est quoi le sacré ?
Comme à chaque fois que je me suis trouvée devant une question existentielle, j’ai avalé un carré de chocolat noir et j’ai ouvert mon dictionnaire. Et ça tombe bien, mon dictionnaire en question, le Trésor de la Langue Française, celui qui m’apporte toujours ses lumières réconfortantes et pourrait même me permettre de battre ma grand-mère au Scrabble, est entièrement numérisé depuis des années, et ce Saint-Graal se trouve à portée de clic. C’est quand même pratique. A côté de ça le chocolat c’est plus difficile à dématérialiser, enfin passons. Voici donc ce que nous dit le TLF :
SACRÉ, -ÉE, part. passé et adj. : [P. oppos. à profane]
a) Qui appartient à un domaine séparé, inviolable, privilégié par son contact avec la divinité et inspirant crainte et respect.
Il nous dit bien d’autres choses encore mais on va s’en tenir à la base pour l’instant. Le sacré est donc par définition ce qui côtoie le divin, qui en reçoit la présence, et qui ne peut s’assimiler à l’espace et au temps du profane : c’est une enclave, au sens propre ou figuré. Je me suis souvent dit que la meilleure illustration du caractère sacré, et de sa concrète mise en application, nous était fournie par le Japon, en particulier par la religion shintô, qui utilise le shimenawa, cette corde de paille de riz tressée pour délimiter l’espace dévolu à la divinité (sanctuaire dédié aux kami, ou plus prosaïquement arbre ou rocher) et marquer la frontière entre le sacré/pur et le profane/souillé.
Même si l’étude de la notion de sacré dans les sociétés humaines relève plus du domaine de l’anthropologie (et je renvoie ceux que la question passionne au Traité d’anthropologie du sacré), il n’est pas inutile de se demander, du point de vue de l’histoire en général et de l’histoire de l’art en particulier, si ce sacré – et sa traduction en images – se cantonne uniquement à la sphère religieuse et spirituelle, comme la définition du TLF nous inciterait à le penser. Bon, en effet – allez, j’enfonce une porte ouverte – on peut dire sans risquer le bûcher que le destin de l’art occidental est très intimement lié à celui du christianisme, qui est dans l’ensemble une religion de l’image (malgré les crises iconoclastes des VIIIe-XIe siècles à Byzance, et des XVIe-XVIIe siècles en Europe du nord et de l’est). Mais une fois posé ce postulat, reste-t-il une petite place pour l’épanouissement d’une autre forme d’art sacré, qui renverrait à des valeurs transcendantales qui n’auraient rien à voir cette fois avec tel ou tel locataire des cieux ?
Bref rappel historique pour ouvrir le débat. La césure que nous marquons aujourd’hui entre le religieux et le séculier, entre le cultuel et le civique, aurait semblé bien exotique aux yeux de nos ancêtres grecs. La période allant de -850 à -700, qu’on appelle souvent la « renaissance grecque », a ainsi vu l’invention concomitante de concepts aussi fondamentaux que les cités-Etat (polis), l’écriture et le culte des héros célébrés dans les récits homériques. Les temples et sanctuaires panhelléniques, où étaient rendus ces cultes héroïques, recevaient les offrandes de la communauté. En fédérant une religion grecque en pleine éclosion, les temples sont donc aussi le cadre dans lequel voit le jour une conscience civique. Pendant la période suivante, dite « archaïque » (de -700 à -480), la cité se reconnaît plus que jamais au rôle de ses sanctuaires et nécropoles : l’existence d’un culte et d’une mémoire collective partagés par tous devient indissociable de la notion de polis. Les dieux locaux vénérés dans chaque cité font partie d’un patrimoine et d’un passé commun, agissent comme un facteur de cohésion entre citoyens, leur offrent une manière de se représenter autant qu’un sentiment d’appartenance. Bref, le concept de religion civique – bel oxymore n’est-il pas – est le pilier de la société grecque antique, à qui nos sociétés modernes doivent tant. Ce qui devrait nous inciter à envisager avec prudence et clairvoyance le discours selon lequel les notions de « laïcité », de « sécularisation » iraient de soi. En vérité, si l’on se penche sur le cas franco-français, et qu’on le remet en perspective, eh bien il saute aux yeux que ces notions, nées dans la douleur il y a à peine 110 ans, sont bien jeunettes et fragiles en comparaison des puissants moteurs souterrains qui façonnent les sociétés occidentales depuis l’Antiquité. La meilleure preuve de ce que j’avance est qu’il n’y a pas vraiment de traduction satisfaisante – j’entends, qui en fasse passer les nuances dans toute leur complexité – du terme « laïcité » dans les autres langues européennes, à moins que ce ne soit qu’une adaptation du terme français car la notion ne préexiste pas dans la langue d’origine (et je renvoie, pour approfondir la question, à l’excellente chronique d’Aurore Vincenti en introduction de l’édition du 18 janvier de l’émission « 3D » sur France Inter). Voilà pour le couplet : « Méfions-nous de ce qui semble aller de soi », c’est bien souvent un écran qui nous empêche de réfléchir et surtout de sortir de notre myopie. Parce que bon, qu’est-ce que c’est, 110 ans, à l’échelle des temps géologiques ? Un éternuement de bébé brontosaure.
Alors j’en reviens au sujet du jour. Cherchons des indices de ce sacré laïque, ou de ce laïque sacré, celui que sont venus défendre les marcheurs du 11 janvier, dans l’histoire de l’art. Arrêtons-nous pour commencer sur un monument parisien qui illustre par son histoire rocambolesque les allers-retours du sacré entre religieux et civique : j’ai nommé le Panthéon.
Jacques-Germain Soufflot (1713-1780), Eglise Sainte-Geneviève/Panthéon, construction commencée en 1757 et achevée en 1790 (enfin en ce moment, il est en restauration et ressemble plutôt à ça)
Sous le règne de Louis XV, l’architecte Soufflot est sollicité pour un projet colossal au cœur de Paris : la construction d’une église dédiée à Sainte Geneviève, sainte patronne de la ville, qui n’avait jusqu’alors jamais reçu de lieu de culte à sa mesure. Enfin à sa démesure si l’on en juge par les dimensions du bâtiment, qui se veut un manifeste néo-classique autant qu’un jalon dans le paysage urbain, et qui sera terminé après la mort de Soufflot. Seulement voilà, en 1789, la Révolution passe par là, et le religieux n’est plus en odeur de sainteté. Que faire de cette immense église désormais désaffectée ? Ni une ni deux, en 1791 la Constituante ressort des cartons une idée née sous l’Ancien Régime, celle de créer un Panthéon des Grands Hommes, où seraient honorés les héros de la société civile. On y transfère par exemple les corps des révolutionnaires Voltaire et Mirabeau, puis le bâtiment est adapté à sa nouvelle fonction de mausolée : fenêtres bouchées (regardez bien, on peut encore voir la place originelle des hautes fenêtres rectangulaires sur les côtés de l’édifice car la pierre utilisée pour les combler n’est pas tout à fait de la même teinte), clochers abattus et remplacés par la statue de la Renommée. Relooking parfait. Mais le sort du Panthéon demeure incertain puisqu’il sera reconverti en église lors de la première Restauration, avant de finalement redevenir sous la monarchie de juillet le Panthéon des Grands Hommes, avec le fronton que l’on connaît aujourd’hui. Quelle histoire. Tout ça pour dire que cette coupole fameuse incarne, bien malgré elle, les querelles entre le religieux et le civil, mais surtout son destin nous montre que sacré religieux et sacré laïque peuvent finalement investir des espaces à la typologie semblable, moyennant quelques ajustements. Cette antinomie s’accommode donc plutôt bien des contraintes formelles, de l’architecture en l’occurrence pour cet exemple.
Qu’en est-il de l’iconographie, en peinture ou en sculpture particulièrement ? Je reste volontairement dans le même arrière-plan historique avec cet impérissable tableau de David, l’artiste qui a réussi l’exploit invraisemblable d’être apprécié de tous les pouvoirs en place, même s’ils ne restaient justement pas longtemps en place : monarchie, gouvernement(s) révolutionnaire(s), premier empire… bref il mérite le Darwin Award de la meilleure capacité d’adaptation à son environnement naturel. Voici donc :
Jacques-Louis David (1748-1825), La mort de Marat, 1793, huile sur toile, 157 x 136 cm, Paris, musée du Louvre
David représente le journaliste Marat, figure emblématique de la Révolution, assassiné dans son bain par Charlotte Corday le 13 juillet 1793. Il s’agit donc d’une image censée exalter ce personnage de la société civile, qui préparait un projet de monarchie constitutionnelle, et incarnait « l’aile gauche » du paysage politique de son temps. Il s’agit aussi, et c’est très moderne, d’une image montrant une actualité quasi-immédiate, commandée à David dès le lendemain de l’événement, alors que ce pauvre Marat était encore tiède. Mais surtout, ce qui frappe, c’est que l’on est en terrain connu du point de vue iconographique. Un corps mort, une plaie à la poitrine, un grand linge blanc, une mise en scène empreinte de pathos et modelée par la lumière… et voilà ! David reprend donc les codes de l’iconographie du Christ mort (ici un magnifique exemple peint par Philippe de Champaigne vers 1654, au musée du Louvre), et plus généralement des martyrs chrétiens, pour composer une image marquante, qui suscite l’empathie et souligne les vertus de l’homme injustement assassiné (la teinte blanche du corps et du linge renvoie à la probité, à la pureté morale, que la dédicace inscrite sur l’écritoire en bois vient encore confirmer). Marat ou l’invention du martyr civique, en somme. Une image de propagande à l’efficacité implacable.
D’autres exemples de cette récupération du langage formel de l’art religieux dans la production d’images civiques ? Oui, à la pelle même. Mais puisqu’il faut faire un choix :
à gauche : Honoré Daumier (1808-1879), La République, 1848, huile sur toile, 73 x 60 cm, Paris, musée d’Orsay
à droite : Andrea del Sarto (1486-1530), La Charité, 1518, huile sur bois transposée sur toile en 1750, 185 x 137 cm, Paris, musée du Louvre
Même composition pyramidante, même figure féminine aux seins nus, mêmes enfants têtant goulûment. Sauf que dans un cas il s’agit d’une allégorie républicaine – cette fière matrone allaitant ses petits citoyens -, et dans l’autre d’une allégorie d’une vertu théologale, représentée selon l’iconographie canonique. Cachez ce saint que je ne saurais voir ! Nous avons bien affaire, ici encore, à un glissement du sacré religieux vers une forme de sacré laïque : le jeune concept de République cherche des images, des formes pour se représenter et va emprunter certains de ses moyens d’expression au vocabulaire chrétien, qui a fait ses preuves depuis le temps. C’est la « stratégie du Bernard-l’ermite » pour reprendre le bon mot d’un de mes profs d’histoire de l’art à la Sorbonne.
Enfin, un petit dernier pour la route, variation sur le thème de la pietà cette fois-ci, et en 3 dimensions :
à gauche : Léon-Ernest Drivier (1878-1951), Pietà laïque ou Monument aux morts de la première guerre mondiale, 1936, Strasbourg, place de la République
à droite : Michel-Ange (1475-1564), Pietà, 1499, marbre, Rome, basilique Saint-Pierre
Notez encore l’oxymore « pietà laïque » : c’est le terme consacré pour désigner cette iconographie caractéristique des monuments aux morts des deux guerres mondiales, où la figure féminine prend une dimension universelle et archétypale (une mère pleurant son fils soldat mort sur le champ de bataille, ou à un niveau plus symbolique, la République pleurant ses enfants disparus).
Tout ça pour dire, chassez le sacré et il revient au galop. Certes nous vivons aujourd’hui dans des sociétés sécularisées. Certes la dimension religieuse est assez généralement évacuée de la sphère publique. Se déclarer athée ou agnostique ne relève plus d’un acte bravache de provocation ni d’un appel à la sédition. Mais si nous prenons un instantané de notre époque, particulièrement de ces dernières semaines en France, nous voyons ressurgir ce besoin latent de sacré, dont l’objet se transfère vers les valeurs civiques et républicaines, même si elles n’ont qu’à peine plus de deux siècles d’existence. Et même si cela conduit à des abus de langage, comme celui consistant à qualifier les morts de Charlie Hebdo de « martyrs » de la liberté d’expression (ce qui selon moi dénote déjà une certaine instrumentalisation de ces événements), l’emploi d’un tel vocabulaire n’est qu’un indice supplémentaire du retour en force du sacré que l’on observe dans les moments critiques. Car, tout comme en Grèce archaïque, cette dimension sacrée et supra-individuelle reste ce qui nous unit encore, et au nom de quoi nous sommes prêts à résister, quand tout semble partir en vrille autour de nous.
Et c’est peut-être bien le seul et unique point qui nous différencie du ragondin musqué ou de la perche d’eau douce.