Quand l’Occident rencontre l’Orient (et vice-versa) – Episode 3

Aujourd’hui, pour le dernier volet de cette série consacrée aux rapports artistiques entre l’Orient et l’Occident, il sera surtout question d’iconographie et d’enjeux de représentation. Ambassadeurs, voyageurs, rêveurs, les artistes se situent aux avant-postes, à la croisée des mondes. Il relaient – et dans certains cas, fabriquent – les images de l’Orient et des Orientaux à destination de leurs contemporains. Ils y projettent l’esprit de leur temps, les fantasmes, les réalités politiques ou militaires, mais aussi et surtout leur propre imaginaire. On trouvera dans ce (long) billet tous les conseils pour réussir son déguisement de dignitaire ottoman, la vérité – enfin ! – sur les lacunes de Nicolas Poussin en ethnologie capillaire, des estampes japonaises qui ont vraiment de quoi emballer, une marquise de Pompadour avec une très longue pipe (j’en vois qui ricanent, au fond), et un père jésuite qui porte la même barbiche que maître Shifu dans Kung-fu panda. Mais j’en ai déjà trop dit. En route, l’Orient Express n’attend pas.

Figures d’Orientaux 

Pour un artiste occidental, au temps de la Renaissance, le moyen le plus sûr de croiser un authentique émissaire turc en grande tenue d’apparat était de flâner dans les rues de la Sérénissime. Depuis la prise de Constantinople en 1453 par les armées ottomanes, événement qui marque la chute de l’empire romain d’Orient, la pragmatique cité des doges a su en effet tirer son épingle du jeu en faisant du puissant nouveau voisin turc un allié diplomatique et économique. Malgré la crainte que suscitait en Europe l’affirmation de l’empire ottoman (alors que la Turquie ne voulait même pas encore faire partie de l’Union Européenne !), Venise va entretenir avec Constantinople des liens qui lui ouvriront aussi la porte de l’Orient, et pas n’importe laquelle : la Sublime Porte (une expo a été consacrée à ce sujet en 2006 à l’Institut du Monde Arabe). Ambassadeurs et marchands venus d’outre-Méditerranée deviennent des figures incontournables de la vie quotidienne à Venise et inspirent les artistes, comme s’en font l’écho de nombreuses œuvres de cette époque.

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Gentile et Giovanni Bellini, La prédication de saint Marc à Alexandrie, 1504-1506, huile sur toile, 347 x 770 cm, Milan, Pinacoteca di Brera

Sur cette toile monumentale, commandée par les conseillers de la Scuola Grande di San Marco à Venise, les frères Bellini, fiers tenants de la peinture vénitienne à l’aube du XVIe siècle, accordent une place prépondérante aux figures d’Orientaux. La scène se situe sur la place d’une Alexandrie imaginaire – dont l’architecture ressemble pourtant furieusement à celle de la place Saint-Marc de Venise, moi je dis ça… -, avec ses quelques minarets, son obélisque et même ses chameaux et girafes. Dans cette composition théâtrale, saint Marc, perché sur son estrade, s’adresse à la foule bigarrée venue l’écouter : les conseillers de la Scuola Grande, derrière lui, en habits rouges et noirs ; devant lui un parterre de femmes égyptiennes assises, voilées de blanc, et un groupe d’hommes aux habits exotiques et somptueux, coiffés de turbans. La représentation de ces dignitaires orientaux, au maintien noble et à l’allure imposante, traduit la reconnaissance par Venise de la puissance ottomane, avec laquelle elle entend désormais traiter d’égale à égale. Mais elle est aussi le signe de l’impact très direct sur Gentile Bellini de son séjour à Constantinople, où il fut envoyé en mission diplomatique en 1479. Cet artiste voyageur gardera une forte impression de sa rencontre avec une culture brillante et inspirante. Et de fait, ses Orientaux sont bien plus le fruit de l’observation directe – il a énormément dessiné pendant sa mission à Constantinople, de petites merveilles graphiques comme ce portait de femme orientale, vers 1480, conservé au British Museum – que d’une vision fantasmatique d’un Orient de seconde main. Du reste, dans cet assemblage d’architectures composites qui forme l’Alexandrie de ce tableau, ce sont vraiment les costumes qui ancrent la scène en Orient.

Un autre exemple de ces premières figures d’Orientaux chez un artiste grand voyageur lui aussi, mais qui contrairement à Gentile Bellini n’a pu côtoyer des Ottomans qu’aux abords de la lagune vénitienne : Albrecht Dürer, un concentré de génie dont nous ne cesserons de dire le plus grand bien sur ce blog, et dont la seule évocation suffit à nous consoler de l’invraisemblable penchant pour le kitsch qui caractérise parfois le goût allemand (ceux qui ont visité le Cabinet de Porcelaine du château de Charlottenburg à Berlin savent de quoi je parle, j’en ai encore les yeux qui piquent). Originaire de Nuremberg, donc, Dürer effectue deux longs séjours à Venise, en 1494-1495 et 1505-1507. Au cours du premier, il rencontre d’ailleurs Giovanni Bellini qui lui inspire cette remarque : « Il est très vieux et c’est encore le meilleur en peinture« . Total respect pour le vénérable ancêtre. Et tout comme les frères Bellini, il s’intéresse de près à ces Orientaux aux costumes si dépaysants…

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à gauche : Albrecht Dürer, L’Oriental et sa femme ou La famille turque, vers 1496, gravure au burin, 10,5 x 7,7 cm, Paris, BnF

à droite : Albrecht Dürer, Trois Orientaux, 1514, plume, encres noire et brune et aquarelle sur papier, 30,5 x 19,9 cm, Londres, The British Museum

Deux techniques différentes, deux regards différents aussi : les Orientaux de la gravure ont l’air de poser comme des personnages de théâtre ou des figures de caractère, un peu empruntés, dans une mise en scène pas très naturelle. Le turban est ici encore l’élément essentiel de leur accoutrement : c’est surtout lui qui permet de distinguer cette Orientale d’une femme européenne qui se promènerait à moitié topless… tandis que l’homme, il faut bien le reconnaître, est plus convaincant dans son orientalité : barbe fournie, long manteau drapé, arc et flèches. Image d’Epinal avant l’heure, la Famille turque est destinée à la diffusion par le biais de ce premier mass-media graphique des temps modernes qu’est l’estampe. Dürer y propose un modèle – certes stéréotypé – que pourront reprendre, par exemple, les artistes et artisans. Le contraste est radical avec le dessin du British Museum : cette œuvre autonome, réalisée par Dürer pour son propre usage, fait partie d’un corpus dessiné pléthorique dont les feuilles les plus éblouissantes sont jalousement conservées à l’Albertina de Vienne (ici et par exemple, profitez-en, la fréquence de leurs sorties en expo oscille entre « très rarement » et « jamais ! non mais ça va pas la tête ? »). C’est donc un but très différent qui anime Dürer lorsqu’il dessine ces trois Orientaux : il transcrit sur sa feuille, en couleurs, une image qu’il a vue, probablement au cours de ses pérégrinations vénitiennes, afin d’en conserver le souvenir. Un souvenir rétrospectif bien sûr, puisqu’il est déjà rentré en Allemagne lorsqu’il exécute ce dessin. La précision du trait et de la mise en couleurs n’exclut en rien la dimension esthétisante. Ses Orientaux enturbannés ont donc à la fois la véracité de figures saisies sur le vif (ou presque) et la forte présence que leur confère la mise en page de Dürer.

A la lumière de ces quelques exemples, une question s’impose : l’habit fait-il l’Oriental, et l’Oriental fait-il l’Orient tout entier ? En d’autres termes, si on se base sur le principe de la métonymie, rajouter dans une œuvre un turban, ou tout autre attribut exotique, suffit-il à créer une vision convaincante de l’ailleurs qu’on cherche à dépeindre ? En général oui, mais pas toujours de la manière la plus heureuse si on regarde ces œuvres avec un œil de spectateur du XXIe siècle… Et ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il me faut houspiller ici un monstre sacré de la peinture française du XVIIe siècle, j’ai nommé Nicolas Poussin.

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Nicolas Poussin, Saint François-Xavier rappelant à la vie la fille d’un habitant de Cangoxima au Japon1641, huile sur toile, 444 x 234 cm, Paris, musée du Louvre

J’ai déjà parlé ici et  de Saint François-Xavier et de sa mission jésuite au Japon, et j’ai montré la façon dont les Japonais avaient représenté les premiers Européens débarqués sur l’archipel ; représentations dans lesquelles le costume joue aussi un très grand rôle. Droit de réponse à présent : voici la glorieuse histoire de l’évangélisation du Japon vue côté chrétien. Dans cet épisode très rarement illustré de la vie du saint, tiré d’une biographie parue peu de temps avant sa canonisation en 1622, on voit François-Xavier opérer dans la ville de Kagoshima (Cangoxima selon la transcription phonétique approximative de l’époque) un miracle de résurrection sur la jeune fille étendue sur le lit au premier-plan. Il intercède par la prière auprès de Dieu, qui effectue une apparition surnaturelle dans la partie supérieure du tableau, tandis qu’au registre « terrestre » règnent la panique et l’émotion. Gestes dramatiques, attitudes dynamiques, couleurs saturées, expression des passions : on est bien en terrain connu pour ce qui est de la peinture religieuse académique du Grand Siècle, puisque l’œuvre était destinée au maître-autel de la chapelle du Noviciat des jésuites, à Paris. Ce n’est qu’après un examen attentif que l’on remarque la curieuse tonsure des personnages masculins, une tonsure qui n’a rien de monacal et pour cause. Il s’agit d’une coiffure que les Occidentaux tenaient pour extrême-orientale – à vrai dire, elle était chinoise et non japonaise -, consistant en un rasage de la moitié du crâne pour laisser une natte (ou ici, une houppette) à l’arrière de la tête. [A cette époque, d’ailleurs, le nom de « Chine » désigne un amalgame de Chine, d’Inde et de Japon, un espace mi-géographique mi-onirique, au sein duquel les Occidentaux n’ont pas encore identifié de particularismes.] Seuls les personnages masculins font l’objet d’un traitement volontairement « orientalisant », puisque les supposées Japonaises sont vêtues de draperies à l’antique, même s’il y a bien un petit quelque chose de vaguement exotique dans leur coiffure… Bref, ce n’est à l’évidence pas la vraisemblance ethnographique que poursuit Poussin dans ce tableau, mais l’impact de la scène sur le fidèle ; les dimensions monumentales de la toile l’y aident déjà un peu. Afin de situer le contexte général dans lequel se déroule cet épisode, il a recours à quelques éléments identifiés alors comme appartenant à l’imagerie de l’Extrême-Orient, puisque son tableau est destiné à un public parisien qui, comme lui sans doute, n’a jamais vu – et ne verra probablement jamais – d’Asiatique. La présence d’Orientaux ici tient plus à un déguisement, que l’on a peine aujourd’hui à ne pas trouver un brin ridicule. Désolée Nicolas, mais il fallait que ce soit dit. Et en plus ma transition est toute trouvée…

Travestissements à l’orientale 

Alors si l’habit – ou d’une manière générale, l’apparence extérieure – est effectivement la clé de voûte de la représentation des Orientaux, rien n’empêche les Occidentaux de se glisser, eux aussi, dans cet habit afin d’éprouver, même par procuration, le grand frisson de l’Orient. Dans certains cas cependant, revêtir le costume oriental fait tout simplement partie du métier. Regardons par exemple ce dessin de Rubens :

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Peter Paul Rubens, Portrait de Nicolas Trigault en costume chinois, 1617, sanguine, pierre noire et craie blanche, plume et encre brune sur papier, 24,8 x 44,6 cm, New York, The Metropolitan Museum

Le modèle de Rubens est le missionnaire jésuite Nicolas Trigault, envoyé en Chine par la Compagnie de Jésus en 1610. De passage à Anvers en 1617, où il mène une campagne de levée de fonds pour financer les activités de sa mission, il rencontre Rubens qui fait son portrait, sensible et expressif, dans sa tenue chinoise ; un dessin qui servira ensuite de base à la réalisation d’un portrait peint par l’atelier de Rubens la même année, actuellement conservé au musée de la Chartreuse de Douai. L’attention portée au costume est ici manifeste : c’est véritablement lui qui pose le personnage, qui lui donne toute sa présence, bien que paradoxalement le corps du modèle soit presque intégralement englouti sous les épaisseurs de tissu et sa coiffe, d’où seul son visage émerge. Rubens utilise tous les ressorts de la pierre noire, avec de subtils rehauts de blanc, pour définir les volumes des manches et de la robe, les jeux du tissu avec la lumière… L’inscription autographe en latin (dont voici ici la transcription et traduction en anglais), portée en haut à droite de la feuille, traduit elle aussi l’importance donnée au costume, qui n’est en rien un élément destiné à faire « couleur locale » : Rubens précise qu’il s’agit d’un habit proche de celui des lettrés chinois, de couleur sombre, que portaient alors les Jésuites présents en Chine. Il est probable qu’il ait recueilli ces informations directement de Trigault, afin de pouvoir orienter le choix de la palette qu’utiliseront ses collaborateurs pour la réalisation du tableau. La curiosité authentique de Rubens, son rôle diplomatique et son esprit universaliste ont été mis à l’honneur en 2013 lors de l’expo « Rubens l’Européen » au musée du Louvre-Lens. C’est à cette occasion que j’ai pu admirer de près ce bijou graphique, qui me semble condenser à lui seul un moment des relations entre Orient et Occident au XVIIe siècle : celui où deux mondes s’observent et apprennent à se découvrir de l’intérieur, en revêtant dans le cas de Trigault les habits de l’autre. Connue depuis la deuxième moitié du XVIe siècle par les récits du père jésuite Matteo Ricci, cette culture chinoise millénaire pousse véritablement les Européens à se remettre en question. Ça ne peut pas leur faire de mal. [Ah oui, au fait, y a un petit quelque chose, non ?]

Mais pas d’angélisme pour autant : la grande fabrique des stéréotypes continue de tourner à plein régime et certains clichés sur l’Orient ont la vie dure, même s’ils nourrissent il est vrai une production artistique qui n’est pas dénuée d’un certain charme. Le XVIIIe siècle français est à cet égard un formidable réservoir d’images fantaisistes et de motifs pseudo-orientalisants, qui s’inspirent en premier lieu de l’Extrême-Orient. La vogue est lancée en 1684 et 1686 lors des deux visites des ambassadeurs du Siam à la cour de Louis XIV, qui affolent leurs contemporains, artistes en tête. Le rêve oriental devient réalité ! Enfin presque. Si la « sinomanie » s’empare des arts (décoratifs surtout) dès 1690, notamment dans la fameuse première Tenture chinoise tissée par la manufacture de Beauvais [un blog de recherche très sérieux lui est consacré], l’intérêt pour le Moyen-Orient s’éveille un peu plus tard dans le siècle. Le contexte artistique et littéraire global y est propice : entre les Lettres persanes de Montesquieu (publiées en 1721) et L’Enlèvement au sérail de Mozart (créé à Vienne en 1782), l’Europe s’enflamme pour un Orient proche et lointain à la fois – une distance que va investir l’imaginaire. Mais revenons au travestissement, vecteur lui aussi d’imaginaire à peu de frais.

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Carle Van Loo, La sultane buvant du café, vers 1752, huile sur toile, 120 x 127 cm, Saint-Petersbourg, musée de l’Ermitage

Ce tableau et son pendant, La sultane faisant de la broderie, ont été commandés à Carle Van Loo par Mme de Pompadour pour décorer les dessus-de-porte de sa « chambre turque » du château de Bellevue. Ils appartiennent au sous-genre opportunément nommé « turquerie », qui prend pour oripeaux les mystères des harems – froissements d’étoffes précieuses, lumières tamisées, vapeurs de narguilés, chairs indolentes… Rrrrrr, n’en jetez plus -, dans une interprétation plus soft ici, puisque la sultane en question, amollie dans ses coussins, n’est autre que la Pompadour. Le costume turc sert ici à exalter son ego de femme de pouvoir se faisant servir, de lanceuse de modes aussi – elle a joué un grand rôle dans le développement des goûts à la chinoise et à la turque -, et confère à son image le vernis sexy attaché aux représentations de l’Orient [sexitude qui transparaît beaucoup moins, curieusement, dans le portrait que fera d’elle François-Hubert Drouais vers 1764, aujourd’hui à la National Gallery de Londres, mais passons.] Une vision de la femme assez différente en somme de celle que véhicule habituellement la peinture proto-orientaliste au XVIIIe siècle, où les occupantes des harems sont bien souvent assimilées à des esclaves sexuelles disponibles à tout moment pour soulager le sultan (je renvois à l’excellent livre d’Emmanuelle Peyraube, Le harem des Lumières, 2008). Mais attention, pas de confusion : la favorite de Louis XV n’a rien d’une courtisane de bas-étage, et son portrait travesti, même s’il flirte avec ces références, le montre avec autorité.

Et enfin, pour finir en beauté cette galerie de portraits travestis, en voici un que j’affectionne tout particulièrement, parce qu’il est de plus un autoportrait :

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Jean-Etienne Liotard, Autoportrait en costume turc, 1744, pastel sur papier, 61 x 49 cm, Florence, galerie des Offices

Liotard est un artiste comme on les aime : atypique, talentueux, voyageur, drôle aussi. Il est né et mort à Genève, a travaillé comme portraitiste auprès des membres les plus influents de l’élite européenne, sans jamais réussir à se faire admettre à l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture en France, ce qui me le rend éminemment sympathique. Et lui aussi a accompli un voyage fructueux à Constantinople entre 1738 et 1742, d’où il a ramené une somme considérable de dessins, dont beaucoup sont conservés au musée d’Art et d’Histoire de Genève (comme celui-ci). C’est à la fin de son séjour qu’il décide de se laisser pousser cette barbe, qu’il arbore fièrement dans son autoportrait [mais qui lui vaudrait sans doute aujourd’hui de passer un sale quart d’heure avec les agents de la police des frontières américaine] et qu’il gardera longtemps après son retour en Europe. Chez Liotard, le travestissement en costume turc relève certes d’un souvenir de voyage qu’il cultive, mais aussi et surtout d’une stratégie d’auto-promotion : il se fait surnommer le « peintre turc » (comme l’atteste l’inscription sur l’œuvre) et adopte un look exotique qui fait de lui une curiosité. Rien de plus efficace – quand on a déjà le talent – pour se démarquer dans le milieu très concurrentiel du portrait au XVIIIe siècle. Infatigable autoportraitiste, comme Rembrandt, il se représente aussi souvent coiffé d’un fez, preuve que cet Orient est devenu en quelque sorte partie intégrante de son identité artistique.

L’atelier de l’Orient

Représenter les Orientaux, se (faire) représenter en Oriental : les artistes participent donc activement à la fabrication d’un imaginaire de l’Orient, fait de lieux communs et de clichés aussi, même s’il procède à l’origine d’une véritable curiosité. Comment l’artiste passe-t-il de l’observation directe de l’Orient, ou des objets qui en proviennent, à la recomposition sur sa toile d’un Orient « d’atelier » ? C’est que les artistes sont avant tout de grands collectionneurs… J’ai évoqué Rembrandt à l’instant, restons en son agréable compagnie :

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à gauche : L’empereur Shah Jahan debout sous un baldaquin, miniature moghole, vers 1645, gouache et rehauts d’or sur papier, 17,8 x 9,2 cm, Paris, Fondation Custodia – Collection Frits Lugt

à droite : Rembrandt van Rijn, Shah Jahan debout, tenant une fleur et un sabre, vers 1650-1660, plume, encre brune et lavis d’encre brune sur papier, Paris, Fondation Custodia – Collection Frits Lugt

Le néerlandais Frits Lugt (1884-1970), immense collectionneur d’arts graphiques et passionné par Rembrandt, avait commencé très tôt à acquérir des dessins ou eaux-fortes de la main du maître, dont ce dessin à la plume directement copié d’une miniature moghole que Rembrandt avait alors en sa possession (il s’était constitué toute une collection de miniatures mogholes contemporaines, dont il a réalisé au moins 21 copies dessinées). En 1972, après la mort de Frits Lugt et la création de la Fondation Custodia, la collection de ce grand Monsieur fut enrichie par l’acquisition de cette miniature représentant le même Shah Jahan, dans une composition très proche de celle qui avait inspiré Rembrandt. Et voilà réunies au sein de la même collection l’œuvre et sa source d’inspiration. Une inspiration directement mise à profit par Rembrandt dans l’ensemble de sa production (peintures, dessins, eaux-fortes), où les figures d’Orientaux et les costumes exotiques sont un véritable fil conducteur, y compris dans des sujets bibliques comme ici avec cette eau-forte représentant l’épisode de Jacob et Laban. En puisant dans sa propre collection d’images et d’objets venus d’Orient, Rembrandt est peut-être le premier artiste moderne à se construire un univers visuel aussi affirmé, sans tomber une seconde dans un folklorisme de pacotille. Et ça, ce n’est pas donné à tout le monde.

Ceci dit, cette manière de travailler va faire florès, en particulier chez les peintres orientalistes du XIXe siècle. Ce courant pictural, né dans le sillage de la campagne d’Egypte de Napoléon 1er en 1798 (avec Delacroix et Chassériau notamment) puis soutenu par la conquête de l’Algérie au début des années 1830, ancre désormais ses sujets dans le cadre d’une Afrique du nord qui se découvre peu à peu au regard européen (enfin français, surtout). C’est à la deuxième génération d’orientalistes qu’appartient le peintre Jean-Joseph Benjamin-Constant (1845-1902), consacré tout récemment par une rétrospective au musée des Augustins de Toulouse (et un catalogue magnifiquement illustré, érudit, transdisciplinaire… mais à éviter de se laisser tomber sur le pied sous peine de 6 semaines de plâtre). Vivant entre Paris et Tanger à partir de 1870, il entame une collection d’objets précieux d’Afrique du nord qu’il va abondamment réutiliser comme accessoires dans ses compositions orientalistes. C’est en exposant ses toiles – principalement des sujets de genre ayant pour cadre la ville de Tanger et ses harems – au Salon de Paris qu’il se fait un nom. La clientèle bourgeoise est alors très friande de ces tableaux pittoresques qui fleurent bon le soleil, le thé à la menthe et les épices des souks, devenus presque accessibles depuis que la France a placé ses pions au Maroc. Ils flattent bien sûr la veine colonialiste de toute une frange de la population… pourtant, cet Orient refabriqué par Benjamin-Constant sera moqué par Huysmans en 1879, qui le qualifie « d’orientaliste des Batignolles » : une pique à l’adresse du peintre, qui avait en effet son atelier parisien boulevard de Clichy, et de ses tableaux qui ne serviraient qu’un « réchauffé » d’ambiance orientale bien loin de leur source d’inspiration première, au moyen des babioles et étoffes qui encombraient l’atelier. Certes, la collection d’objets de Benjamin-Constant est essentielle pour donner à ses scènes de genre le goût de l’authentique – puisque de toutes façons sa clientèle ne recherchait pas l’exactitude absolue, juste une peinture agréable à regarder et devant laquelle rêver -, mais cette collection ne serait rien sans l’expérience directe et prolongée de l’Orient qu’a vécue l’artiste. De son voyage en Andalousie en 1871, avec l’Alhambra de Grenade comme point d’orgue, il dira : »Trois mois d’une vie de rêve dans le palais arabe, l’Alhambra se dressant devant ma fenêtre, une centaine de promenades dans l’ombre des salles dont les plafonds voûtés en bois de cèdre sont constellés d’or et d’ivoire, et sur le miroir d’eau de la fontaine des sultanes le reflet somptueux des arcades et des interminables colonnades mauresques ! » [un moment de bonheur d’autant plus appréciable quand on songe qu’à la même époque, en France, entre la défaite de Sedan, l’occupation de Paris par les troupes de Bismarck puis la Commune, l’heure n’était pas vraiment à la fête].

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Jean-Joseph Benjamin-Constant, Le lendemain d’une victoire à l’Alhambra, 1882, huile sur toile, 132 x 106 cm, Montréal, musée des Beaux-Arts

Dans le décor quasi-théâtral de la Salle des Ambassadeurs de l’Alhambra, Benjamin-Constant imagine l’émir inspecter le précieux butin qu’il a ravi la veille à l’ennemi chrétien : des femmes, évidemment, parmi lesquelles il choisira les heureuses élues pour son harem. Il s’inspire de plusieurs épisodes légendaires de la vie de l’émir Mulhacén (l’avant-dernier roi de Grenade avant sa chute en 1492), qu’il mélange un peu, mais son but n’est pas de faire une grande peinture d’histoire. Il cherche plutôt à faire revivre comme au temps de sa splendeur un lieu dans lequel il a aimé déambuler, et à restituer les impressions sensorielles qu’il a éprouvées là-bas : la monumentalité de l’architecture, les effets de lumière au travers des moucharabieh, la fraîcheur de l’ombre qui tranche avec la lumière crue au dehors. Et si ces tapis d’Orient, sous lesquels les femmes cachent leur nudité, sont ceux qui ornent son atelier parisien, qu’importe, sa peinture se veut « un régal pour les yeux« , comme dira un critique au Salon de 1882 où le tableau est présenté. Alors ne boudons pas notre plaisir. Si on ne peut plus rêver, hein…

De l’orientalisme au japonisme, il n’y a qu’un pas esthétique à franchir (plus quelques fuseaux horaires). Ce n’est pas ce qui effraie Vincent Van Gogh, exact contemporain de Benjamin-Constant. Et dans ce cas comme dans le précédent, la collection personnelle de l’artiste va devenir le pivot de son langage artistique, qu’elle transforme de façon bien plus radicale. J’ai parlé la semaine dernière des estampes japonaises et de la fascination qu’elles ont commencé à exercer sur les Européens à partir du XIXe siècle. Et pourtant, ce n’était pas vraiment prévu ainsi : d’un prix dérisoire et disponibles en surabondance, elles ont en effet longtemps servi de papier d’emballage pour le transport des objets d’art envoyés depuis l’Extrême-Orient jusqu’en Europe. Et assez ironiquement, c’est à ce même papier d’emballage que vont commencer à s’intéresser certains artistes et amateurs un peu plus curieux que les autres, qui auront su voir dans ces images la révolution esthétique tant attendue pour sortir la peinture de son carcan académique. Les frères Jules et Edmond de Goncourt sont de ceux-là, fervents défenseurs du japonisme, qui vont entamer la constitution d’une remarquable collection d’art japonais et chinois. Van Gogh, qui se trouve à Paris dans les années 1870-1880, découvre les romans des Goncourt, mais aussi les estampes japonaises en travaillant dans une galerie d’art. Il a perçu que l’avenir de sa peinture (de LA peinture ?) était à chercher très, très à l’Est. De retour à Anvers, il se met à couvrir ses murs d’estampes japonaises, qu’il se procure sans doute chez les quelques marchands qui en font alors commerce, et devient par la force des choses collectionneur à son tour. Entouré en permanence de ces images, dont il ne sait quasiment rien, il va laisser cette nouvelle esthétique s’infuser peu à peu en lui jusqu’à opérer sa petite révolution : volumes synthétiques, couleurs pures en aplats, omniprésence du trait de contour, efficacité graphique… il commence à entrevoir des spécificités de l’art japonais qu’il pourrait utiliser dans sa pratique. Il les apprivoise d’abord par le pastiche :

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à gauche : Utagawa Hiroshige, Maison de thé aux pruniers à Kameido, 1857, gravure sur bois, 34 x 22 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum

à droite : Vincent van Gogh, Pruniers en fleurs (d’après Hiroshige), 1887, huile sur toile, 55,6 x 46,8 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum

Cette copie peinte, réalisée avec l’aide d’un calque, est la première expérimentation grandeur nature de Van Gogh à partir d’une estampe de sa collection, et il ne choisit pas la plus moche puisqu’il s’agit de l’une des Cent vues d’Edo, la série-phare de Hiroshige. Mais ce n’est pas une copie servile : il tend au maximum les contrastes entre les couleurs complémentaires (vert et rouge ici) et surtout habille l’image d’un cadre décoratif orné d’idéogrammes qu’il a empruntés à une autre estampe. C’est pousser fort loin le japonisme ! Et c’est le signe évident d’une appropriation par l’artiste de ce nouveau langage, de façon presque kinesthésique, puisque son crayon sur le calque, puis son pinceau sur la toile, vont rejouer la gestuelle nerveuse d’Hiroshige. C’est aussi une rééducation du regard, du cadrage, et un retour vers l’essence d’un motif. Une assimilation qui culmine dans cet ultime chef-d’œuvre :

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à gauche : Vincent Van Gogh, Amandier en fleurs, 1890, huile sur toile, 73,3 x 92,4 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum

à droite : Ogata Kôrin, Etui à encens avec fleurs de prunier, fin XVIIe-début XVIIIe siècle, couleurs et feuilles d’or sur soie, 33,3 x 24,2 cm, Atami (Japon), MOA Museum of Art

Van Gogh disait que la consolation devait être le but le plus élevé de l’art. On pourrait se dire qu’il n’a pas atteint ce but, puisqu’il a mis fin à ses jours en 1890, quelques mois à peine après avoir peint son Amandier. Néanmoins, son Japon imaginaire, dont il a capté l’esprit au travers de sa collection d’estampes sans rien savoir de son histoire, a été un refuge artistique, un lieu où il a régénéré son art, en avance sur tous les autres. Il ne cherche pas à recréer un Japon sur la base des quelques images qu’il en a reçues, comme l’auraient fait les orientalistes, il laisse plutôt le Japon le recréer. Et je pèse mes mots. S’il écrit dans une lettre à son frère Theo, en 1888, à propos de La vague de Hokusai : « lui par ses lignes, son dessin, lorsque dans ta lettre tu te dis : ces vagues sont des griffes, le vaisseau est pris là-dedans, on le sent. Eh bien si on faisait la couleur toute juste ou le dessin tout juste on ne donnerait pas ces émotions-là.« , c’est qu’il a parfaitement compris les potentialités expressives infinies qui s’ouvrent une fois qu’on s’affranchit de la nécessité de se conformer au réel, cette mimesis qui est pourtant le postulat de base de l’art européen classique. Un lâcher prise salutaire, un reboot radical qui ouvre la voie au cubisme et à l’abstraction.

L’Orient, autopsie d’un fantasme

A bien y regarder, l’Orient est peut-être ce qui pouvait arriver de mieux à l’art occidental : source d’inspiration inépuisable, il a revigoré la production artistique, ajouté de nouveaux motifs au répertoire décoratif, remis en question des principes esthétiques. Mais surtout, il a permis aux Occidentaux de rêver, même sur la base d’un malentendu. L’Orient, ou ce que l’art en véhicule depuis le début de la période moderne, est toujours plus ou moins tenu à distance. C’est ainsi qu’il peut demeurer ce miroir tendu à l’Occident pour lui permettre de questionner ses valeurs et son identité, tout comme le fait Montesquieu en passant par le filtre de l’Orient pour critiquer le système politique français. Mais à mesure que cet Orient va devenir une réalité géopolitique mieux cernée, arpentée par des scientifiques, linguistes, photographes qui en rapporteront des témoignages objectifs, il cessera d’incarner aux yeux des Occidentaux cet ailleurs plein de promesses. La connaissance fait reculer le fantasme, jusqu’à le faire disparaître. Dans le même temps, les acteurs du monde oriental ont acquis un poids diplomatique et cherchent à se débarrasser de cette image d’Orient d’opérette que leur ont collée pendant des siècles les Européens. Cela dit, on les comprend. De plus, le proche et le moyen-Orient sont devenus, en l’espace de quelques décennies, des scènes artistiques à part entière, qui ont acquis leur place sur le marché de l’art et dans les musées, comme l’a montré l’année dernière l’exposition « Iran, unedited history« , au musée d’Art moderne de la ville de Paris. L’Orient n’est donc plus objet de l’art mais sujet. Et aujourd’hui le charme semble bel et bien rompu, puisque l’évocation de cette aire géographique est bien moins synonyme de harems feutrés et de jardins d’eau que de conflits armés, de fanatisme religieux et de drames humanitaires. Mais si l’Orient, en tant que fantasme occidental, a disparu, ce n’est pas une raison pour abandonner à son triste sort le patrimoine de Syrie et d’Irak, même si la tâche qui incombe à l’Unesco tient à la fois des travaux d’Hercule, du mythe de Sisyphe, du tonneau des Danaïdes, des moulins à vent de Don Quichotte, et autres métaphores de l’infaisabilité. Ne serait-ce qu’au nom de tout ce que l’Occident doit à l’Orient (si Van Gogh n’avait jamais croisé une estampe japonaise, ses toiles se vendraient-elles aujourd’hui des millions, pour le plus grand bonheur des maisons de ventes aux enchères ? Hein ? Bon. CQFD.)

Et pour tous ceux – dont je fais partie – qui ont quand même, malgré tout, une envie obstinée de continuer à rêver, je ne saurais trop recommander la lecture de ces deux petites pépites du 9ème art que sont « Le chat du rabbin » de Joann Sfar et « Habibi » de Craig Thompson.

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Tiens, la BD, ça serait pas encore une invention japonaise, ça ? CQFD.

Représenter l’autre, représenter l’ailleurs

« On est tous des brothers ! » prône à la cantonade la marionnette de Barack Obama aux Guignols de l’info, dans sa coolitude mi-hawaïenne mi-fan de Beyoncé. Naturellement ! Qui en douterait un seul instant. A l’ère qui a rendu possibles les voyages instantanés, à la vitesse de la pensée et de la fibre optique, aux quatre coins du globe, et rétréci les distances entre les hommes avec l’efficacité d’un sèche-linge à faire rétrécir un pull en cachemire, seule semble dominer cette impression d’habiter le même village-monde que ses sept milliards de voisins. Auxquels on rend de petites visites de courtoisie de temps en temps : tiens, en février, on va aller voir les Guadeloupéens pour profiter de l’exposition de leur appart’ avec vue sur la mer, et puis en avril on ira s’inviter à dîner chez les Romains parce que niveau cuisine, c’est quand même les meilleurs de l’immeuble (surtout si on les compare aux Anglais du 8ème étage). Est-ce à dire que l’idée même d’exotisme, de dépaysement, d’ailleurs soit en voie de disparition ? Que l’autre soit devenu tant semblable au soi qu’ils ont fini par se confondre ? Hypothèse intéressante. Sauf que… voilà, des événements viennent périodiquement mettre à mal l’optimisme échevelé – autant que surmarketé – de la « génération EasyJet« , et révéler l’échec des tentatives de gommer artificiellement les frontières (géographiques, physiques, psychologiques, idéologiques…).

Alors parlons des choses qui fâchent. L’emballement médiatique autour des réactions à la minute de silence dans certains établissements scolaires le 8 janvier dernier, les refus (parfois très argumentés) de se reconnaître dans le slogan « Je suis Charlie », le sentiment de non-appartenance à la nation française revendiqué par des ados issus de l’immigration… Autant d’indices qui dérangent car ils mettent à mal notre sacro-sainte conception d’une république qui abolirait les frontières et les différences entre les hommes, un creuset où les manifestations « visibles » de l’altérité dans l’espace public (la couleur de ma peau, les signes de ma foi religieuse…) seraient annihilées. Ce pré-supposé selon lequel notre connexion à un idéal supra-individuel court-circuiterait en quelque sorte tout autre signe d’une altérite de surface. Cette idée, qui a peut-être montré ses limites, d’un corps social qui serait un tout homogène, et non pas la somme de ses parties, si hétérogènes soient-elles. L’altérité n’est pas toujours soluble dans le concept de république, et c’est peut-être l’une des grandes leçons que nous a assénées l’actualité de ces dernières semaines. Ces événements auront donc eu un mérite : celui de nous dessiller les yeux, de nous sortir la tête d’un utopisme béat, de révéler des lignes de fêlure, une réalité qu’on aurait préféré continuer à cacher sous le tapis en bons démocrates pétris d’esprit des Lumières et de pensée universaliste. Moi la première, j’avoue que tout ce que j’ai lu, entendu et discuté m’a donné du fil à retordre. Mais les crises servent aussi à ça : à nous faire réfléchir, à déconstruire et à reconstruire. Et tant mieux si ça nous oblige à nous regarder en face, pour une fois.

Alors reprenons depuis le début. Délimiter les contours de l’autre et de l’ailleurs permet, par soustraction ou par opposition, de renforcer ce qui définit le soi et l’ici. Ce processus psychologique est indispensable à la constitution d’une identité, qu’elle soit individuelle ou collective. Mais attention danger : ce même mécanisme conduit invariablement, dans les idéologies totalitaires, à une stigmatisation, un rejet voire une élimination d’un groupe humain pointé du doigt car il déroge à la définition qu’on se fait du soi (sur des critères ethniques, religieux, politiques…). Dans bien des cas cependant, l’étude de ce processus, et des manifestations picturales qui l’accompagnent, révèle comme dans un miroir l’état d’une société à un instant T. En d’autres termes : « Dis-moi comment tu représentes l’autre et l’ailleurs, je te dirai qui tu es et comment tu vas ».

Petit voyage dans le temps. Au Ve siècle av. J.-C., Parménide, déjà très inspiré, propose une vision du globe divisé en cinq zones climatiques potentiellement habitables. Dans la cosmographie médiévale, c’est l’Europe qui est au centre de la représentation du monde (une vision qui prévaudra d’ailleurs jusqu’au XXe siècle, avant l’entrée en scène de puissances émergentes sur d’autres continents). Et que trouve-t-on aux confins de ce monde ? Un ailleurs peuplé de créatures improbables et forcément non-civilisées, un lieu réservé au rêve et à l’étrange, un espace tant physique qu’onirique sur lequel projeter toutes sortes de peurs et de fantasmes. Une conception qui perdure même au temps où les premiers voyages d’explorateurs vont permettre un premier vrai contact avec ces terres lointaines. C’est le cas du récit du voyage en Chine de Marco Polo, dont la version enluminée s’intitule « Le livres des Merveilles du Monde » :

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Entourage du Maître de Boucicault, « Un blemmie, un sciapode, et un cyclope », fol. 29v du « Livre des Merveilles » de Rustichello da Pisa et Marco Polo, vers 1410-1412, tempera et feuille d’or sur parchemin,Paris, BnF

Cette première image nous permet déjà de cerner quelques traits caractéristiques de la représentation de l’ailleurs, à cette époque charnière entre Moyen Âge et Renaissance. Tout d’abord, pour que l’ailleurs soit compris comme tel, il faut nécessairement montrer qu’il regorge de monstres et de bêtes curieuses : ici, l’homme portant son visage sur sa poitrine, ou encore celui dont l’unique jambe lui sert à se protéger habilement du soleil. Evidemment, si l’on propose à son lecteur de lui parler de contrées lointaines et mystérieuses, on ne va tout de même pas lui servir du bocage normand et des vaches laitières. Que nenni ! Il faut aussi coller à l’attente d’un lectorat avide de récits sensationnels, de licornes et cyclopes unijambistes, bref à tout ce bestiaire encore très médiéval qui transforme un récit de voyage – certes déjà enjolivé par ses auteurs – en légende fabuleuse. Plus la distance géographique et intellectuelle est grande entre l’ici du lecteur et l’ailleurs du récit, plus les représentations de cet ailleurs devront trancher radicalement avec son environnement connu. Le souci de vraisemblance est ici sans objet : on ne peut juger de la vraisemblance que si l’on dispose déjà d’un référentiel, or pour les contemporains de Marco Polo, le monde décrit dans le « Livre des Merveilles » est une authentique terra incognita, qu’il faut rendre intelligible par des moyens visuels impactants. Quitte à partir dans le délire le plus total, qui réenchante avouons-le notre vision blasée et post-moderne du monde (bon ok, peut-être que le Père Noël et la petite souris n’existent pas, mais ne piétine pas mon rêve de licornes chinoises !)

Toutefois, ces sympathiques fantaisies ne résisteront pas (entièrement) aux avancées majeures de l’exploration du monde, à partir des XVe et XVIe siècles : Christophe Collomb découvre l’Amérique, Hernan Cortés entreprend la conquête de l’empire aztèque pour le compte de Charles-Quint… les frontières du monde connu reculent en même temps que s’en dresse une première cartographie. Ces mappae mundi anciennes, avant tout destinées à la navigation maritime, reprennent le tracé des côtes et les emplacements des ports, comme la fameuse carte de Gerardus Mercator (troisième quart du XVIe siècle). Dans cette conception toujours européocentrée, le fantasme cède la place à l’inventaire des richesses des quatre coins du monde, richesses qui comme de bien entendu sont destinées à être captées par leurs découvreurs. C’est le début de la grande aventure colonisatrice. Ce monde nouvellement connu devient un formidable réservoir de matières premières de toutes sortes (métaux précieux, épices…), de produits manufacturés à échanger et de main-d’oeuvre à monnayer (le commerce triangulaire prend des proportions industrielles à partir du milieu du XVIIe siècle).

Au fur et à mesure que l’ailleurs géographique se dévoile aux voyageurs/conquérants européens, qui déflorent à tour de bras les vierges territoires africains, américains et asiatiques, un autre ailleurs émerge dans l’art : un ailleurs non plus spatial mais temporel. Il s’agit à présent d’explorer les époques passées afin d’y chercher de quoi se nourrir artistiquement. Avec une optique plus ou moins biaisée évidemment, et une propension plus ou moins revendiquée à idéaliser ce passé, à le réinventer, à le romantiser. Prenons le cas de la peinture dite « troubadour », qui puise ses sujets dans l’histoire – réelle ou légendaire – du Moyen Âge et qui a fait florès en Europe au XIXe siècle, dans la lignée d’autres courants artistiques à peu près contemporains (le « gothic revival » dans l’architecture anglaise, l’engouement littéraire suivant la publication de « Notre-Dame de Paris » par Victor Hugo en 1831…). Ce regard dans le rétroviseur intervient à un moment-clé de l’histoire européenne : les identités nationales se cherchent, les régimes politiques s’effondrent les uns après les autres comme des châteaux de cartes (en France tout particulièrement), l’avènement de l’ère industrielle apporte aussi son lot d’angoisses et de résistances. Alors hop ! Un petit saut dans le temps, comme on se réfugierait dans sa « safe place » au cours d’une séance de thérapie. D’autant plus efficace si la thérapeute est canonissime.

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John Collier (1850-1934), Lady Godiva, 1898, huile sur toile, 142 x 183 cm, Coventry (Angleterre), Herbert Art Gallery and Museum

Le peintre illustre la légendaire chevauchée de Dame Godiva, épouse du seigneur de Coventry (XIe siècle) qui avait eu le courage de traverser la ville à cheval « vêtue de sa seule chevelure » afin d’implorer la clémence de son mari en faveur des habitants de ses terres, croulant sous le poids de trop lourds impôts. De fait, selon la légende, les rues étaient désertes et tous les volets fermés, signe de la déférence et du respect des habitants envers leur châtelaine. Le tableau figure précisément cet ailleurs historique dans lequel se situe l’action : le chapiteau sculpté de la colonne et l’arcature en plein cintre sont caractéristiques de l’architecture romane, tandis que le harnachement du fier destrier, à motifs armoriés, renvoie à l’imagerie des tournois médiévaux. Pour le reste, sur la forme, l’oeuvre est bien ancrée dans son siècle : ce cadrage photographique, qui règle son point focal sur la figure monumentale de Lady Godiva et ne se préoccupe pas du hors-champ (quitte à couper le bas du cheval), la netteté optique du rendu de la peau qui rappelle les carnations de porcelaine de son contemporain William Bouguereau… John Collier crée donc une image parfaitement irréelle, une pure idéalisation à partir de quelques indices historiques, où le temps semble suspendu à la contemplation hallucinée de cette figure tout droit sortie d’un rêve. Une bouffée d’imaginaire et d’enchantement bienvenue entre deux attaques de smog londonien…

Regarder vers un ailleurs encore plus distant dans le passé afin de revivifier son art et explorer de nouvelles voies : c’est ce qu’a fait Picasso au contact de la sculpture ibérique primitive (c’est à dire datant de la période pré-romaine, soit entre le VIIe et le 1er siècle av. J.-C.), qu’il découvre vers 1906. La synthétisation formelle des visages, notamment, aura un impact décisif sur l’oeuvre à laquelle il travaille à cette époque :

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à gauche : exemples de sculptures ibériques

à droite : Pablo Picasso (1881-1973), Les demoiselles d’Avignon, 1907, huile sur toile, 243 x 233 cm, New York, MoMA

Et voilà comment, sous l’effet d’une épiphanie causée par sa rencontre avec ses lointains ancêtres sculpteurs, Picasso allait offrir au monde (qui poussa de grands cris effarouchés d’abord) une icône séminale des avant-gardes, un de ces jalons de l’histoire de l’art, un pas de géant vers le cubisme et l’abstraction. Que l’ailleurs soit géographique ou historique, il est donc avant tout un booster d’imagination, de créativité, de fantasmes en tous genres. Il renouvelle le regard, offre une échappatoire, permet de sortir d’une certaine fatigue visuelle. Il dépayse !

Mais explorer l’ailleurs – au sens géographique ici -, c’est aussi entrer en contact avec cet autre qui l’habite. Pour le plus grand malheur des populations autochtones, bien souvent. J’aimerais examiner la question de la représentation de l’homme noir, qui incarne très tôt, dans le regard européen, l’altérité absolue, celle qui pour ainsi dire « colle à la peau ». Cet exemple nous permet en plus de balayer une longue période historique, ce qui n’est pas pour me déplaire. La plus ancienne représentation connue d’un Africain dans l’art occidental chrétien est celle du Saint Maurice de Magdebourg :

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Saint Maurice, vers 1250, bois sculpté et peint, conservé dans la cathédrale Saint-Maurice de Magdebourg (Allemagne)

Cette statue représente donc Saint Maurice, commandant des légions thébaines ayant vécu au IIIe siècle, et dont le culte s’est développé à partir du Xe siècle. La polychromie du bois (enfin ce qu’il en reste) montre clairement le souci de figurer la pigmentation noire du visage du saint, ainsi qu’une volonté de décrire ses traits d’Africain. Elle a été exposée l’année dernière au Louvre, dans l’exposition « Trésors de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune » et a dû être pour pas mal de visiteurs une véritable découverte.

La connaissance de l’homme noir commence à se rationaliser à la Renaissance avec notamment les recherches d’Albrecht Dürer, qui propose dans son « Traité des proportions du corps humain » (vers 1529) des planches gravées montrant la confrontation entre un visage européen au canon « vitruvien » et un profil d’Africain. Mais ces considérations d’ordre proto-anthropologique semblent assez marginales pourtant. Jusqu’au XIXe siècle au moins, lorsque l’art représente un homme noir, c’est bien souvent avec une intention derrière la tête…

Premier cas de figure : l’Africain(e) personnifie, sur un mode allégorique, le continent africain tout entier (de même que l’Indien à coiffe de plumes personnifie l’Amérique). Sa représentation s’accompagne donc d’autres indices facilement identifiables qui servent à évoquer ce lointain ailleurs : vêtements, parures, éventuellement animaux et végétaux exotiques. C’est une iconographie que l’on trouve fréquemment dans les représentations canoniques des « Quatre parties du monde » : symboles de la connaissance par les Européens du vaste monde et de ses richesses, ces allégories recèlent aussi un sens plus spécifique au catholicisme, celui de l’oeuvre évangélisatrice des missionnaires jésuites.

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Andrea Pozzo (1642-1709), La Gloire de Saint Ignace de Loyola, détail (Africa), peinture à fresque, 1685, Rome, église Sant’Ignazio

Sommet de virtuosité du baroque romain, ce plafond peint en trompe-l’oeil (dont l’intégralité est visible ici) figure au centre l’apothéose de Saint Ignace, fondateur de l’ordre jésuite, et sur les côtés les allégories de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique et de l’Europe, soit tous les continents foulés par les membres de la Compagnie de Jésus. Dans ce détail, on voit donc l’Afrique personnifiée sous les traits d’une femme noire parée de bijoux et tenant dans sa main ce qui semble être une corne, ou une défense d’éléphant – référence explicite au commerce des matériaux précieux. Eh oui, l’acte évangélisateur n’est jamais purement désintéressé n’est-ce pas. Si on peut joindre le spirituel au matériel… enfin bref. Un autre exemple de cette iconographie se retrouve dans un contexte civil, celui de la prestigieuse résidence des princes-évêques de Schönborn à Würzburg (classée au patrimoine mondial de l’UNESCO) :

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Giambattista Tiepolo (1696-1770), L’Afrique, détail de la fresque du plafond de l’escalier d’honneur de la résidence de Würzburg (Bavière), 1752-1753

Ici encore, l’artiste est chargé par son commanditaire de représenter les quatre parties du monde, et choisit de figurer l’Afrique par une allégorie féminine, qui est cette fois-ci accompagnée d’un plus vaste cortège : chameaux, archers coiffés de turbans… Le choix de cette iconographie pour le lieu de destination est évident : l’escalier d’honneur, au centre du bâtiment, est avant tout un lieu de représentation du pouvoir, qui devait éblouir les hôtes de marque accédant aux salles de réception à l’étage. Cette mise en scène savamment orchestrée par Tiepolo, avec ses compositions théâtrales, présente l’hommage rendu par les quatre continents au maître des lieux, le prince-évêque Carl Philipp von Greiffenclau. Le monde à ses pieds donc, en toute simplicité. Et encore et toujours, l’Afrique, comme les autres continents, instrumentalisée par la vision auto-centrée des Européens.

Deuxième cas de figure : la représentation de l’homme noir n’a d’autre fonction que celle d’établir, par contraste, le haut degré (supposé) de raffinement et de civilisation possédé par les Européens, en plus de représenter une délicieuse curiosité pour les cours princières du XVIIIe siècle, qui découvrent simultanément le charme de denrées exotiques hors de prix (thé, café, chocolat…). Voltaire et Rousseau, à la rescousse ! Car l’image de l’Africain en ce temps-là est forcément celle d’un serviteur à l’habit bariolé, triste bouffon destiné à amuser ses maîtres et exciter la jalousie de leurs amis qui n’en possèdent pas… eh oui, le Noir est lui-même un produit de consommation de luxe.

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Antoine Watteau (1684-1721), Les charmes de la vie, 1718, huile sur toile, Londres, The Wallace Collection

Inventeur du genre de la « fête galante », Watteau est le peintre de l’art de vivre à la française, celui de la période Régence. C’est donc un témoin privilégié de l’esprit de son temps, et des contradictions inhérentes au Siècle des Lumières qui vient de s’ouvrir… Dans cette composition typique de sa production, où la musique occupe toujours une place prépondérante, un joyeux groupe d’adultes et d’enfants, superbement vêtus, s’adonne au plaisir d’un concert dans une loggia ouverte sur une nature sereine. A droite, près du chien, un petit page noir est accroupi et dispose des bouteilles dans un rafraîchissoir, prêt à les servir aux convives sur demande de ses maîtres. La structure du tableau est nettement scindée en deux par l’axe vertical que forme le guitariste : à gauche l’espace occupé par les musiciens et leurs compagnes, qui n’est que raffinement, décontraction, froissement d’étoffes soyeuses ; à droite celui de la servitude et de l’inculture, qui met sur un même plan le chien occupé à faire sa toilette et ce « négrillon » (selon le terme de l’époque) à peine plus âgé sans doute que les enfants qui partagent la scène avec lui. Watteau ne fait que représenter fidèlement ici la réalité sociale qu’il a sous les yeux, dans un contexte où la supériorité théorique de l’homme blanc ne fait encore l’objet d’aucune remise en question, sur le plan politique ou philosophique. Heureusement, les mentalités vont évoluer… ou pas ? Voici ce que dira, en 1937, dans le catalogue de l’exposition des Chefs-d’oeuvre de l’Art français, un auteur indélicat au sujet d’une Etude de tête de nègre (sic) du même Watteau :

« On sait la place, du point de vue décoratif et spectaculaire, que tenaient les nègres dans l’art du XVIIIe siècle, c’est-à-dire dans l’expression de la vie de société. Depuis les timbaliers noirs, qui font leur apparition dans les fanfares, jusqu’à l’affreux Zamore de Mme du Barry, on voit toujours, sur un fond clair d’élégances françaises, se détacher, en manière de repoussoir, ces figures sombres et lippues. » (p. 354)

Je propose de décerner sur le champ à ce monsieur le Y’a bon Award 1937 pour son commentaire qui fleure le colonialisme bon teint, le racisme tranquille ainsi qu’une certaine idée de la France éternelle. Mais une fois que les dents ont cessé de grincer, il nous faut sortir le scalpel. Les mêmes archétypes sont toujours présents dans l’œil des personnes qui regardaient, en 1937, ce dessin de Watteau (superbe au demeurant, si je ne m’abuse il s’agit de celui-ci, conservé au Louvre) : les dichotomies fondamentales « clair »/ »sombre », civilisé/sauvage ont décidément la vie dure depuis le début des temps modernes… Cela a-t-il vraiment changé aujourd’hui ? Question ouverte.

Enfin, troisième et dernier cas de figure : la représentation de l’homme noir se fait sur un mode qui affirme son statut de sujet, au même titre que l’homme blanc, sans volonté de caricature ou d’instrumentalisation de son image. Une fois découverte son essence d’homme, d’individu à part entière, il peut alors faire l’objet d’un portrait dans la plus pure tradition classique. Je parlais plus haut des contradictions du XVIIIe siècle : c’est lui qui nous a offert, aussi, ce magnifique portrait.

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Jean-Baptiste Pigalle (1714-1785), Portrait du nègre Paul, vers 1760, terre cuite, Orléans, musée des Beaux-Arts

Il s’agit du portrait de Paul, serviteur de Mr Desfriches. Certes, le personnage noir représenté ici l’est encore dans une situation de subordination. Certes, il n’est nommé que par un prénom et n’a donc qu’une demi-identité. Certes, il est paré d’une façon qui distingue clairement son origine ethnique et sa condition de serviteur. Certes, ça fait beaucoup de « certes ». Mais le traitement que le sculpteur applique à son visage magnifie sa présence, son expressivité, sa psychologie, son individualité. C’est par une étude très minutieuse de sa physionomie – puisqu’il ne peut avoir recours aux couleurs – que Pigalle restitue l’ « africanité » de son modèle. Le portrait reprend la formule du buste à la française, c’est à dire coupé juste avant les épaules, montrant le haut de la poitrine et posé sur un piédouche de marbre ; une formule courante dans le portrait d’apparat de l’époque. De plus, Pigalle ne creuse pas les pupilles, comme c’était l’usage dans le portrait impérial romain. Il a donc recours à son talent génial de sculpteur, mais aussi à tout ce langage classique, pour ériger ce portrait d’homme noir en un symbole universel qui semble questionner, à l’unisson des philosophes de son temps, la hiérarchie des races imposée par l’homme blanc. Sur cette lancée, au siècle suivant, Géricault utilisera également son art pour véhiculer avec force ses convictions en matière d’égalité :

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Théodore Géricault, Les boxeurs, 1818, lithographie, 42,4 x 59 cm, Paris, école nationale supérieure des beaux-arts

Face à face à armes égales entre deux lutteurs, un Noir et un Blanc, dont les attitudes se répondent symétriquement, avec de surcroît cet effet de chiasme de couleurs entre leurs peaux et leurs vêtements. Absolues opposées, leurs figures sont pour autant parfaitement réversibles. Chacun semble être le miroir tendu vers l’autre, qui lui renvoie son image inversée, et lui affirme « Je suis ton autre, et pourtant je te ressemble ». D’une certaine manière, un procédé qui anticipe sur le jeu du positif/négatif photographique, auquel Man Ray donnera un sens étonnamment proche dans ce diptyque, où se répondent le visage d’une femme blanche et un masque africain en ébène :

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 Man Ray, Noire et Blanche (positif et négatif), 1926, tirage gélatino-argentique

Du point de vue de l’histoire de l’art européen, on voit clairement que les représentations fantasmées de l’ailleurs et de l’autre se sont effacées progressivement, à mesure que reculait la terra incognita, pour céder la place à une compréhension positiviste véhiculée par les sciences humaines (anthropologie, ethnologie, géographie en tête). La connaissance de l’étendue des terres habitées, ou oekoumène, autant que non-habitées, nous a apporté la conscience aiguë de nous trouver tous dans le même bateau, soumis au dérèglement climatique et à la raréfaction programmée des ressources naturelles. Et pourtant, encore et toujours, les identités se crispent et se replient, s’endurcissent et s’encarapacent lorsqu’elles entrent en contact. La peur de l’autre déchaîne les passions, fait flamber les haines, déclenche des conflits. Au point de se demander si en 2015 on a vraiment appris quelque chose des derniers siècles de l’histoire humaine, ne serait-ce que de notre histoire récente qui pourtant nous aura fourni son lot de fessées. Alors oui, les bras m’en tombent un peu trop souvent ces temps-ci. Mais je me dis que ce qui est à l’oeuvre ici, c’est peut-être justement l’effet boomerang de la vitesse effrénée à laquelle se sont rompus les points d’articulation entre les niveaux individuel, local, régional et global. Un télescopage parachevé par internet en réalisant la connexion immédiate de l’individu au global, ce qui est à bien des égards aussi exaltant qu’angoissant. Tout ça à un rythme difficile à suivre pour des sociétés dont le mécanisme de résilience provoque nécessairement une certaine inertie. Mais il n’est pas question de revenir en arrière : même si on le voulait, je ne pense pas qu’on le pourrait. Alors puisqu’on y est, autant y être le mieux possible. Et profiter de l’accès à l’information pour faire un pas vers la connaissance de l’autre et de l’ailleurs : s’abonner au podcast de l’excellente émission « Cultures d’Islam » sur France Culture, profiter d’une flânerie virtuelle en 3D dans le sanctuaire japonais Konpira-san, prendre un cours de cuisine mexicaine avec une pro, que sais-je encore.

Ou mieux : éteindre son ordi, laisser smartphone et tablette à la maison et descendre chercher l’aventure, les rencontres, le dépaysement et l’exotisme au coin de sa rue. Tenez, pas plus tard qu’avant-hier, j’ai encore croisé une licorne.