Les Français et le patrimoine : une histoire d’amour compliquée

Aaaah, le patrimoine. Souvenirs de vacances en famille dans les châteaux de la Loire, obscures chapelles romanes à demi enfouies sous la végétation, qu’un vieux du village vous ouvre avec une clé rouillée et des mines de conspirateur révélant une cache au trésor, frisson d’émotion qui confine au sublime en touchant précautionneusement un mur de granit sans âge… Oui, autant l’avouer tout de go : le patrimoine est largement affaire d’affectivité, de subjectivité, en plus de sa dimension historique. Il est aussi un argument touristique – on ne compte plus les labels destinés à le rendre visible, même dans les coins les plus reculés : Villes et Pays d’Art et d’Histoire, Maisons des Illustres, Jardins Remarquables… – et un moteur de célébration collective – des Journées Européennes du Patrimoine aux Nuits des Musées.

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Mona Lisa, une vie de rock-star.

Certes, la France peut s’enorgueillir aujourd’hui, et à juste titre, de posséder l’un des ensembles patrimoniaux les plus riches au monde, monuments historiques et musées confondus. Quelques chiffres pour en prendre la mesure : 1218 institutions classées « Musées de France » (chiffre 2015), et 44 236 bâtiments protégés au titre des monuments historiques (chiffre 2012), selon les données du Ministère de la Culture. Impossible de faire un pas dans Paris sans tomber sur au moins un de ces panneaux révélant l’histoire d’un lieu ou d’un édifice. Nous sommes donc cernés par ce patrimoine artistique et monumental accumulé au fil de l’histoire, et nous continuons d’en fabriquer en classant chaque année de nouveaux bâtiments ou objets au titre des monuments historiques.

Dans ses « Douze leçons sur l’histoire » (Seuil, 1996), l’historien Antoine Prost revenait sur cette « vague patrimoniale sans précédent » qui marque la France depuis les années 1980, en particulier à partir de la mandature de Jack Lang. « On conserve les vieilles voitures, les vieilles bouteilles, les vieux outils. Jeter devient impossible. Détruire, plus encore. » Cette portée symbolique (qui confine selon Prost à une forme de fétichisation) que revêtent les témoignages du passé, leur fonction mémorielle et leur potentiel affectif ont forgé une civilisation du « tout-patrimoine », et un sentiment fédérateur autour d’une histoire commune, si solidement enraciné qu’il semblerait avoir toujours existé. Or, comme souvent, ce qui paraît aller de soi a toujours besoin d’être examiné d’un peu plus près. Juste histoire de voir. Et si l’on place sous le bistouri les rapports qu’entretiennent aujourd’hui les Français avec leur patrimoine, que découvre-t-on ? Tout simplement l’un des plus incroyables mélodrames de l’histoire moderne.

 

L’art comme res publica

La condition indispensable à l’apparition d’une conscience patrimoniale est la constitution d’un public pour les arts, qui puisse se sentir concerné, de façon affective, par la protection des témoignages artistiques contemporains ou passés. Et un public suffisamment large pour former une base solide, consciente d’elle-même, et donc apte à peser sur les décisions politiques. En un mot : l’art doit d’abord devenir une chose publique. Or, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les seules occasions données à un public populaire de voir des œuvres d’art de près étaient assez limitées : tableaux accrochés dans les églises, expositions en plein air comme celles qui se tenaient à Paris place Dauphine, ou encore promenades dans les rues d’œuvres religieuses au moment des processions…  Hormis ces quelques excursions, l’art et les antiquités se concentraient alors dans les cabinets de particuliers, membres de l’aristocratie, du clergé, et bientôt de la bourgeoisie. A l’exception de l’architecture, qui occupait de fait une place visible dans l’espace public, et de la statuaire monumentale qui ornait les places royales, les autres formes d’art se trouvaient donc soustraites au regard du petit peuple, cantonnées à la sphère privée ou semi-privée (le collectionneur et les membres de son cercle de sociabilité). La construction d’un lien affectif entre la nation et son patrimoine n’est donc pas, en ce temps-là, à l’ordre du jour. Un nouvel événement vient cependant bousculer tranquillement la donne à partir de 1737 : les artistes de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture (ancêtre vénérable de l’Ecole des Beaux-Arts, qui formait les artistes destinés à travailler pour le roi) vont désormais investir chaque année, à la fin de l’été, le Salon Carré du Louvre pour y exposer leur production. Ce rendez-vous mondain, où se pressent les amateurs, curieux et mécènes, va rapidement devenir un rendez-vous incontournable de la vie artistique parisienne, et comme à cette époque Paris, c’est la France, et la France, c’est l’Europe [je schématise à peine], autant dire que le Salon du Louvre est the place to be : un lieu où se bâtissent et se défont des réputations, où les fins esprits de la critique d’art – Diderot et les frères Grimm en tête – fourbissent leurs premières armes littéraires et exportent leurs opinions par-delà les frontières.

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Gabriel de Saint-Aubin, Le Salon du Louvre de 1765, 1765, plume, lavis d’encre et aquarelle sur papier, 24 x 46,5 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. Un témoignage vivant de l’extrême densité des accrochages au XVIIIe siècle, qui ferait aujourd’hui tourner de l’œil un commissaire d’expo d’art contemporain habitué à l’esthétique du white cube… 

C’est justement dans ce climat d’effervescence propice que va paraître, en 1747, un texte fondamental, non seulement parce qu’il est considéré comme l’acte de naissance de la critique d’art moderne, mais aussi, et c’est ce qui m’intéresse ici, parce qu’il formule pour la toute première fois le projet de création d’un musée au palais du Louvre. La Font de Saint Yenne (car c’est son nom, même s’il a choisi l’anonymat pour publier son essai), dans ses désormais célèbres Réflexions sur quelques causes de l’état de la peinture en France, prend ainsi très explicitement position en faveur d’une meilleure conservation des chefs-d’oeuvre des collections royales et de leur exposition. Dans une rhétorique aux accents apocalyptiques, il évoque l’urgence de savoir quoi transmettre aux générations futures comme témoignages de « grandeur » et modèles artistiques à suivre pour éviter la décadence du goût: « Le moyen que je propose […] pour un rétablissement durable de la Peinture, ce serait donc de choisir dans ce Palais [le Louvre] ou quelque part d’autre aux environs, un lieu propre pour placer à demeure les innombrables chefs-d’œuvre des plus grands Maîtres de l’Europe […] qui composent le Cabinet des Tableaux de Sa Majesté, entassés aujourd’hui, et ensevelis dans de petites pièces mal éclairées et cachées dans la ville de Versailles […]. Une autre raison pressante pour leur donner un logement convenable […] c’est celle d’un dépérissement prochain et inévitable par le défaut d’air et d’exposition. […] Telle serait la Galerie royale que l’on vient de proposer, bâtie exprès dans le Louvre, où toutes ces richesses immenses et ignorées seraient rangées dans un bel ordre, et entretenues dans le meilleur état par les soins d’un Artiste intelligent, et chargé de veiller avec attention à leur parfaite conservation. » Il fustige même les conditions de conservation des sculptures de Pierre Puget dans le parc de Versailles, soumises aux intempéries et « écur[ées] comme un chaudron avec le plus gros sable »… [eh oui, avant de venir poser crânement sous sa verrière au musée du Louvre, le Milon de Crotone de Puget a connu les affres de nombreux hivers yvelinois et quelques peelings un peu trop virils, dixit La Font]. Conservation, exposition, transmission : les bases d’une acception moderne du musée sont jetées, dès 1747, même si La Font n’utilise pas ce terme. Ses Réflexions marquent le début d’un culte de l’oeuvre d’art et du patrimoine comme biens communs, à transmettre au plus grande nombre. Quant à son projet d’exposer au public des œuvres de la collection royale, il sera suivi d’effet, avec l’ouverture d’une galerie du Palais du Luxembourg au public en 1750, une initiative – certes éphémère puisque la galerie ferme ses portes en 1779 – qui préfigure assez bien le futur Muséum National du Louvre… mais ne brûlons pas les étapes.

Une célébrissime plume, en quasi-synchronie, s’attaque elle aussi à la question de l’art dans l’espace public, sous un angle un peu différent cette fois. C’est celle de Voltaire. Dans l’un de ses dialogues philosophiques, paru en 1748-1749, et intitulé Les embellissements de la ville de Cachemire (ici, p. 473 et suivantes), il imagine une conversation entre un philosophe indien et un bostangi, dignitaire de la ville de Cachemire, qui se plaint que sa cité soit laissée à l’abandon :

« – Que ne vous donnez-vous tout ce qui vous manque ? 

– Oh ! dit le petit bostangi, il n’y a pas moyen ; cela coûterait trop cher.

– Cela ne coûterait rien du tout, dit le philosophe.

– On nous a déjà étalé ce beau paradoxe, reprit le citoyen ; mais ce sont des discours […] admirables dans la théorie et ridicules dans la pratique. […]

– N’avez-vous pas soudoyé cent mille soldats pendant dix ans de guerre ?

– Il est vrai, et l’état ne paraît pourtant pas appauvri. 

– Quoi ? vous avez de l’argent pour envoyer tuer cent mille hommes [c’est une référence implicite de Voltaire à la guerre de succession d’Autriche], et vous n’en avez pas pour en faire vivre dix mille ?

Cela est bien différent : il en coûte beaucoup moins pour envoyer un citoyen à la mort que pour lui faire sculpter du marbre. »

Dans cette satire grinçante, Voltaire dénonce l’inertie de l’administration qui rechigne à mener des travaux d’embellissements (ou d’urbanisme, comme on dirait aujourd’hui) dans Paris en arguant du manque de moyens, alors qu’elle semble en trouver pour financer les guerres. Voltaire réclame ainsi un droit de regard sur l’utilisation des deniers de l’Etat, dont les investissements doivent servir au quotidien le bien-être des citoyens. Il appelle de ses vœux, par exemple, la construction de marchés couverts, de fontaines publiques, de dispositifs d’assainissement, ainsi que de monuments à valeur esthétique [et il affirme aussi résoudre par ce biais le problème de la pauvreté et de l’oisiveté qui frappe les masses populaires : relancer l’économie et réduire le chômage en lançant une politique de grands travaux, allez, on va nommer Voltaire ministre de l’Economie ET de la Culture]. Que ce soit chez Voltaire ou chez La Font de Saint Yenne, les concepts de citoyenneté, d’art et d’espace public se trouvent liés avec force, c’est très nouveau et c’est bien la preuve que les lignes sont en train de bouger au milieu du XVIIIe siècle en France.

Pendant ce temps, le projet d’un musée au Louvre poursuit son petit bonhomme de chemin. Et c’est bien d’une volonté monarchique qu’il procède tout d’abord. En 1774, en effet, Louis XVI monte sur le trône et nomme le comte d’Angivillers Directeur des Bâtiments du Roi, en charge des commandes artistiques et de l’aménagement des demeures royales. D’Angivillers est résolu à mener à son terme la transformation du Louvre, afin que le palais devienne un temple dédié aux arts et aux grands hommes de la nation, tel qu’en rêvaient La Font de Saint Yenne, Voltaire et ceux – de plus en plus nombreux – qu’ils avaient ralliés à leur cause, notamment les artistes qui réclamaient un accès aux chefs-d’oeuvre des collections royales, qu’ils pourraient prendre pour modèles. Il mène donc une véritable étude prospective pour adapter au mieux le lieu à ses nouvelles fonctions : revoir l’éclairage, assurer la sécurité des œuvres, repenser le cloisonnement des galeries… Un travail préparatoire d’une grande minutie, qui prend un peu plus de temps que celui dont dispose réellement le pouvoir monarchique, puisque son compte à rebours a déjà commencé. Néanmoins, en novembre 1788, on décide à titre d’expérience, d’installer un dispositif d’éclairage zénithal [gare au lapsus] au dessus du Salon Carré. En 1789 tout le monde considère que la démonstration est concluante. Hourra!

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Hubert Robert, Projet d’aménagement de la Grande Galerie du Louvre, 1796, huile sur toile, 115 x 145 cm, Paris, musée du Louvre. Qui mieux qu’un artiste peut envisager le meilleur dispositif d’éclairage pour la contemplation des tableaux ? Une lumière naturelle, venue d’en haut, et voilà la Grande Galerie transfigurée.

Sauf qu’il va falloir attendre encore un peu avant de pouvoir prendre son abonnement au Louvre : en 1789, l’Histoire a d’autres projets plus immédiats dans les tuyaux, une petite Révolution, par exemple.

 

La part d’ombre du Siècle des Lumières

Le 2 novembre 1789, les biens des ecclésiastiques sont nationalisés. Pour l’Assemblée, cette mesure est avant tout destinée à combler le déficit des finances publiques, l’une des causes de la crise de 1789. Un grand nombre de biens fonciers, mobiliers et immobiliers sont alors mis en vente dans les mois qui suivent, occasionnant un éparpillement patrimonial considérable [et faisant le bonheur de nombreux collectionneurs anglais qui réalisent de très belles affaires]. Mais dès 1790, on s’interroge sur la pertinence de gérer ces biens comme des marchandises. Une idée germe alors, celle d’un Etat-conservateur. Elle est traduite dans l’Instruction [de l’an II] sur la manière d’inventorier et de conserver : « Vous n’êtes que les dépositaires d’un bien dont la grande famille a le droit de vous demander compte ». En novembre 1790 est formée la Commission des Monuments, où siègent et artistes et érudits, destinée à rationaliser la gestion de ce gigantesque patrimoine mobilier et immobilier qui appartient désormais au peuple français. Ce petit monde phosphore activement pour reprendre le projet de musée au Louvre, d’autant qu’aux biens ecclésiastiques viennent s’ajouter ceux de la couronne, nationalisés par la loi du 8 mai 1792. Tout se passe à peu près [avec un max de guillemets et de pincettes] bien, quand un nouveau rebondissement va venir bouleverser l’agenda des muséophiles : l’émeute du 10 août 1792, qui voit la prise des Tuileries et la chute de la monarchie. C’est le point de départ d’une flambée assez incontrôlable d’iconoclasme anti-monarchique et anti-clérical. Le pouvoir révolutionnaire incite à détruire les symboles de l’Ancien Régime qui « offusquent le regard », puisque « les principes sacrés de la liberté et de l’égalité ne permettent point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple français les monuments élevés à l’orgueil, au préjugé et à la tyrannie ». L’Assemblée Législative vote un décret concernant tous les monuments en bronze – statues royales, plaques commémoratives… -, qui devront être déposés et confiés aux représentants des communes, afin d’être fondus en canons… sauf ceux qui peuvent « intéresser les arts » et pourront faire l’objet d’une dérogation par la Commission des Monuments. Un tri préalable doit donc être opéré pour éviter les destructions pures et simples « par les citoyens peu instruits ou par des hommes malintentionnés ». Néanmoins, si l’administration tente dans l’urgence de prendre quelques mesures pour encadrer ces destructions, c’est bien que la situation a rapidement échappé à son contrôle : le peuple français montre en effet un zèle remarquable à effacer toute trace du pouvoir monarchique dans l’espace public. Les statues royales sont détruites ou fondues, les fleurs de lys grattées, les plaques portant une inscription ou une dédicace faisant référence au roi sont arrachées des frontons (occasionnant bien souvent des dégâts irréversibles sur les bâtiments), la flèche de la Sainte-Chapelle est abattue au motif qu’elle comporte une couronne à son sommet, la Galerie des Rois, sur la façade de Notre-Dame, devient un jeu de massacre grandeur nature… et je jette un voile pudique sur tout le reste. Quant aux églises et autres bâtiments ecclésiastiques vidés de leurs occupants, nombreux sont ceux qui subissent un sort guère enviable, dépecés de leurs éléments métalliques, transformés en carrières de pierres… bref, pour le dire de manière euphémistique, on observe quelques menus excès. « Les monuments et les œuvres d’art ont toujours, dans les temps troublés, le sort des symboles qu’ils véhiculent », nous rappellent avec lucidité Jean-Pierre Babelon et André Chastel dans leur classique, « La notion de patrimoine »,1994. Mais la contre-attaque s’organise…

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Anonyme français, Alexandre Lenoir défendant les monuments contre la fureur des Terroristes, plume et lavis d’encres brune et noire sur papier, 23,9 x 35,5 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. Où l’on voit Alexandre Lenoir, futur fondateur du Musée des Monuments Français, faire rempart de son corps pour protéger les tombeaux royaux de Saint-Denis contre le marteau iconoclaste.

 

Une conscience patrimoniale acquise dans la douleur

Puisqu’il faut bien appeler les choses par leur nom, et que dans ce cas la chose avait depuis bien longtemps précédé le mot, eh bien restait à l’inventer, le mot. C’est chose fait lorsque l’abbé Grégoire, député du clergé lorrain aux Etats généraux, remet à la Convention son fameux Rapport contre le Vandalisme le 14 fructidor an III (31 août 1794). Vandalisme : nous y voilà. Pour forger ce néologisme (promis à un bel avenir), pourquoi diantre l’abbé Grégoire a-t-il choisi les Vandales parmi tant d’autres peuples Barbares ? C’est que la réputation de sauvagerie de ces hordes germaniques, et leurs accès de furor teutonicus, avaient laissé un souvenir cuisant dans l’imaginaire collectif, comme le rappelle Louis Réau dans sa passionnante « Histoire du vandalisme » (1959). Dans ses Mémoires, qui seront éditées en 1837, l’abbé Grégoire revient avec un certain souffle épique – et un brin d’auto-glorification – sur les événements qui l’ont conduit à s’élever contre les destructions : « On se rappelle que des furieux avaient proposé d’incendier les bibliothèques publiques. De toutes parts, on faisait main basse sur les livres, les tombeaux, les monuments qui portaient l’empreinte de la religion, de la féodalité, de la royauté, elle est incalculable la perte d’objets religieux, scientifiques, littéraires. Quand la première fois, je proposai d’arrêter ces dévastations, on me gratifia de nouveau de l’épithète de fanatique, on assura que, sous prétexte d’amour pour les arts, je voulais sauver les trophées de la superstition. Cependant tels furent les excès auxquels on se porta qu’enfin il fut possible de faire entendre ma voix et l’on consentit au Comité à ce que je présentasse à la Convention un rapport contre le vandalisme. Je créai le mot pour tuer la chose. » L’abbé Grégoire taxé de fanatique, voilà qui ne manque pas de sel. Mais la question cruciale est posée : s’il est à l’évidence possible de détruire par haine de la monarchie et du clergé, est-il possible de protéger par amour des arts et de l’histoire ? Autrement dit, en usant d’un même ressort – celui du passionnel et de l’affectif -, que l’on polariserait dans la direction opposée, peut-on inverser la tendance ? Le point de basculement réside dans le statut accordé par le plus grand nombre aux vestiges historiques et aux œuvres d’art. Tant qu’ils resteront perçus comme des traces ostensibles de la « superstition » ou de la « tyrannie« , et non comme des témoins du passé à préserver. difficile de fédérer un peuple autour d’eux…

Pourtant, l’année précédant le rapport de l’abbé Grégoire, un pas intellectuel avait déjà été franchi par le député Mathieu, dans un rapport remis à la Convention au nom du Comité d’Instruction Publique. Il affirme que « Les monuments et les antiquités, […] épargnés et consacrés par les temps […] parce qu’il ne les détruit pas, que l’histoire consulte, que les arts étudient, que le philosophe observe, que nos yeux aiment à fixer avec ce genre d’intérêt qu’inspirent même la vieillesse des choses et tout ce qui donne une sorte d’existence au passé » doivent être inventoriés et préservés. Ce texte énonce ainsi pour la première fois le « pouvoir de culture » que recèlent les objets historiques et artistiques, et donc leur portée morale et pédagogique. Un nouvel ingrédient est ajouté à l’équation : la vocation éducative du patrimoine. Mathieu marque donc un jalon décisif de la redéfinition moderne du terme. Toutefois, ses propos restent théoriques car les destructions, impulsées par les législateurs révolutionnaires, sont déjà en cours au moment où le député remet son rapport, qui s’inscrit dans la série des tentatives de rétro-pédalage de l’administration, dépassée par ses propres directives.

Merveilleux paradoxe, c’est pourtant bien en ces temps de fureur, comme ceux que traverse la France révolutionnaire, et face à ces vagues de destructions, que va s’éveiller une conscience patrimoniale. Elle apparaît dans des mouvements spontanés de sauvetage de certains monuments (églises, châteaux, hôtels particuliers…) par des citoyens hostiles aux idées révolutionnaires. De nombreux monuments majeurs ont ainsi frôlé la destruction, notamment le château des archevêques de Gaillon : « Tout cela dans son ensemble ne peut être considéré comme un chef-d’œuvre de l’art, dont on doit ordonner la conservation » s’était exclamé l’ingénieur en chef de l’Eure. Ben voyons ! Comme bien d’autres demeures nouvellement vidées de leurs ecclésiastiques ou aristocratiques locataires, le château de Gaillon n’a dû sa survie – et encore, partielle – qu’à son utilisation comme bâtiment public, en l’occurence, comme prison… [le calvaire de Gaillon ne s’arrêta pas là : vendu aux enchères vers 1925 comme un vulgaire bout d’étable, il aurait pu bien mal finir, mais retombera heureusement dans l’escarcelle de l’Etat qui l’acquiert en 1975. Ouf. Gaillon, c’est un peu le survivor des châteaux Renaissance].

Mais cette ferveur patrimoniale est aussi portée par des intellectuels qui voulaient voir la Convention adopter des mesures volontaires pour endiguer la flambée de vandalisme contre les bâtiments désertés par les émigrés ou le clergé. La notion de patrimoine s’étend alors aux œuvres d’art, réceptacles de valeurs traditionnelles mais désormais perçues aussi comme témoignages d’un lien commun entre les membres d’une même nation. Le débat sur les arts et le patrimoine est animé de mouvements contradictoires et simultanés : d’un côté, une argumentation des intellectuels en faveur de l’éducation et de la culture, qui ont besoin de s’appuyer sur le patrimoine, et de l’autre des flambées passionnelles contre les monuments. La relation entre patrimoine, culture et révolution reste encore très politisée.

Qu’en est-il du projet du Louvre ? On a failli l’oublier. Eh bien, au milieu de toute cette pagaille, il a tout de même fini par aboutir. Le Muséum National, futur Musée Napoléon, futur Musée du Louvre, ouvre ses portes en 1793 à l’issue d’âpres discussions, polémiques, débats… Afin de répondre aux demandes des artistes, un jour d’ouverture leur est spécialement réservé afin qu’ils puissent venir copier en tout quiétude les chefs-d’oeuvre des collections royales et privées rendus à la liberté (regardez bien le tableau d’Hubert Robert, un peu plus haut : on les aperçoit !). Sa création a d’ailleurs contribué à catalyser cette prise de conscience, de plus en plus large, en faveur du patrimoine. C’est véritablement le Muséum National qui précipite la transformation de ce patrimoine, qui est si longtemps demeuré un fait familial puis un fait monarchique, en un fait national, comme le notent Jean-Pierre Babelon et André Chastel dans « La notion de patrimoine« . C’est finalement en invitant le plus large public à venir prendre possession – au sens figuré – de ce patrimoine national, que l’institution muséale trouve sa raison d’être. Mieux : elle crée le besoin de musée, qui ne se démentira jamais jusqu’à aujourd’hui. Et le Louvre devient ainsi le prototype moderne du musée généraliste et universaliste, qui va se diffuser partout en Europe dès le début du XIXe siècle.

Le patrimoine, du pittoresque à l’administratif

J’ai évoqué un peu plus haut la figure d’Alexandre Lenoir, il mérite lui aussi quelques lignes dans cette grande épopée patrimoniale. C’est en effet lui qui va mettre à l’abri du vandalisme de très nombreux vestiges architecturaux déposés de monuments médiévaux – avec une mention spéciale pour le gothique auquel il voue un véritable culte -, dans le couvent des Petits-Augustins, situé sur la rive gauche face au Louvre. Ce lieu, qu’il aménage en vrai scénographe [en s’autorisant des libertés plus que discutables pour un regard d’aujourd’hui], devient une galerie progressive d’histoire de l’architecture, son Musée des Monuments Français, et connaîtra un immense engouement pendant ses quelques années d’existence (1795-1815). C’est dans ses galeries obscures, à l’atmosphère romantique et nostalgique, que les artistes, écrivains et poètes viennent chercher une inspiration nouvelle (j’ai déjà évoqué ici la vogue du style « troubadour » et de l’histoire nationale : elle trouve aussi ses racines dans le musée de Lenoir).

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Charles Marie Bouton, La folie de Charles VI – Vue de la salle du XIVe siècle au Musée des Monuments Français, exposé au Salon de 1817, huile sur toile, 114 x 146 cm, Bourg-en-Bresse, monastère royal de Brou. Cette recomposition historique prend pour cadre le musée de Lenoir dont elle restitue avec poésie l’ambiance surannée et joliment dark.

A bien des égards, ce musée a tenu une place importante dans la naissance d’un sentiment national qui s’incarnerait, à proprement parler, dans l’amour des vieilles pierres. Après les convulsions de la dernière décennie du XVIIIe siècle, et sa schizophrénie patrimoniale, c’est finalement ce passé commun qui réunit et apaise. Même si cela implique de lui accoler une lecture politique, et en quelque sorte de l’instrumentaliser. En 1830, Louis-Philippe monte sur le trône et se pose en roi réconciliateur des Français avec leur histoire : il fonde un Musée de l’Histoire de France dans une des galeries du château de Versailles, où sont exposées aussi bien des scènes de batailles royales que révolutionnaires, et crée le service de l’Inventaire Général, dont l’une des figures les plus connues est Prosper Mérimée (qui donne aujourd’hui son nom à la base de données des Monuments Historiques). Les inspecteurs de l’Inventaire sont chargés de sillonner le territoire et de recenser toutes ses richesses patrimoniales, monumentales et artistiques.

Cette volonté administrative s’inscrit dans un courant plus général de redécouverte des trésors oubliés de nos terroirs. Déjà en 1804-1806, l’érudit et historien Aubin-Louis Millin avait accompli un périple dans le midi de la France, pendant lequel il a tenu un journal. Il y détaille tous les monuments (antiques, médiévaux et modernes) qu’il a admirés sur son chemin, à l’attention des voyageurs et curieux : un Guide du Routard avant la lettre. Un colloque, tenu en 2008, a d’ailleurs permis de remettre en lumière le rôle des voyages d’Aubin-Louis Millin dans le développement d’une conscience patrimoniale moderne. Un peu plu tard, à partir de 1820, la série-fleuve des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France [le titre en lui-même est déjà tout un programme], illustrée de magnifiques gravures, connaît un franc succès et attise ce goût pour les antiquités nationales. Un goût toujours teinté d’une certaine nostalgie, qui transparaît dans ces planches très esthétisées, où de petites figures silencieuses semblent n’avoir d’autre fonction que celle de donner l’échelle des monuments… et de rappeler le devoir d’humilité de l’homme face aux témoignages du passé.

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Portail de l’église Saint-Bertrand de Comminges [Haute-Garonne], lithographie, planche tirée de la série Languedoc, tome 4 (1833-1837), des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, par Taylor, Nodier et Cailleux, Paris, éditions Firmin-Didot

C’est donc dans ce contexte de réenchantement patrimonial que les inspecteurs généraux des monuments historiques dressent des listes des édifices et œuvres à protéger et/ou à restaurer, qu’ils font ensuite remonter à l’administration centrale. Une loi, votée en 1887, vient ensuite encadrer les conditions de classement au titre des monuments historiques. Elle est modernisée en 1913, et devrait être refondue en septembre 2015 dans un nouveau paquet législatif Création-Architecture-Patrimoine aux contours pas très clairs. Il faut dire que la législation qui encadre le patrimoine en France est probablement l’une des plus alambiquée au monde. La métaphore du mille-feuilles me semble la plus à même de donner une idée de sa complexité byzantine : multiplicité des tutelles, des acteurs, des niveaux de protection… Mais c’est sans aucun doute aussi l’une des plus protectrices, puisque tout bien culturel, mobilier ou immobilier, appartenant à l’Etat ou à une collectivité territoriale, est considéré comme inaliénable et imprescriptible.

La notion contemporaine de patrimoine est donc le fruit d’une longue évolution et le réceptacle d’une affectivité particulière. De plus, le contexte d’extrême violence qui a vu naître la conscience patrimoniale explique, à mon sens, pourquoi elle constitue une corde si sensible aujourd’hui. L’idée de patrimoine a transité de la sphère religieuse à la sphère monarchique en passant par la sphère familiale, avant d’investir la sphère nationale, bref, étudier son cheminement, c’est observer un raccourci de l’histoire de France. C’est aussi l’une des incarnations les plus passionnelles de l’esprit républicain, puisque c’est à partir de la 3ème République que l’Etat va assigner avec volontarisme une fonction didactique à la culture et au patrimoine, en rattachant leur gestion au Ministère de l’Instruction Publique… en attendant Malraux. En effet, en 1959 est créé le Ministère des Affaires Culturelles, une entité autonome, dont le vibrant André Malraux sera la première voix. Finalement, de l’art comme res publica à la République des Arts, le pas est franchi. Et pour reprendre la jolie formule de l’historien médiéviste Patrick Boucheron, en accrochant sur les cimaises des musées des tableaux précédemment offerts à la dévotion dans les églises, nous voilà passés « de l’art religieux à une religion de l’art« .

 

Religion de l’art, certes, mais quid du patrimoine immatériel dans tout ça ? Après le classement à l’Unesco de l’art équestre ou encore de la fauconnerie à la française, je milite personnellement pour le classement du Pain, du Vin et du Saint-Félicien au patrimoine immatériel de l’humanité. C’est l’unique Sainte Trinité en laquelle je crois.

Représenter l’autre, représenter l’ailleurs

« On est tous des brothers ! » prône à la cantonade la marionnette de Barack Obama aux Guignols de l’info, dans sa coolitude mi-hawaïenne mi-fan de Beyoncé. Naturellement ! Qui en douterait un seul instant. A l’ère qui a rendu possibles les voyages instantanés, à la vitesse de la pensée et de la fibre optique, aux quatre coins du globe, et rétréci les distances entre les hommes avec l’efficacité d’un sèche-linge à faire rétrécir un pull en cachemire, seule semble dominer cette impression d’habiter le même village-monde que ses sept milliards de voisins. Auxquels on rend de petites visites de courtoisie de temps en temps : tiens, en février, on va aller voir les Guadeloupéens pour profiter de l’exposition de leur appart’ avec vue sur la mer, et puis en avril on ira s’inviter à dîner chez les Romains parce que niveau cuisine, c’est quand même les meilleurs de l’immeuble (surtout si on les compare aux Anglais du 8ème étage). Est-ce à dire que l’idée même d’exotisme, de dépaysement, d’ailleurs soit en voie de disparition ? Que l’autre soit devenu tant semblable au soi qu’ils ont fini par se confondre ? Hypothèse intéressante. Sauf que… voilà, des événements viennent périodiquement mettre à mal l’optimisme échevelé – autant que surmarketé – de la « génération EasyJet« , et révéler l’échec des tentatives de gommer artificiellement les frontières (géographiques, physiques, psychologiques, idéologiques…).

Alors parlons des choses qui fâchent. L’emballement médiatique autour des réactions à la minute de silence dans certains établissements scolaires le 8 janvier dernier, les refus (parfois très argumentés) de se reconnaître dans le slogan « Je suis Charlie », le sentiment de non-appartenance à la nation française revendiqué par des ados issus de l’immigration… Autant d’indices qui dérangent car ils mettent à mal notre sacro-sainte conception d’une république qui abolirait les frontières et les différences entre les hommes, un creuset où les manifestations « visibles » de l’altérité dans l’espace public (la couleur de ma peau, les signes de ma foi religieuse…) seraient annihilées. Ce pré-supposé selon lequel notre connexion à un idéal supra-individuel court-circuiterait en quelque sorte tout autre signe d’une altérite de surface. Cette idée, qui a peut-être montré ses limites, d’un corps social qui serait un tout homogène, et non pas la somme de ses parties, si hétérogènes soient-elles. L’altérité n’est pas toujours soluble dans le concept de république, et c’est peut-être l’une des grandes leçons que nous a assénées l’actualité de ces dernières semaines. Ces événements auront donc eu un mérite : celui de nous dessiller les yeux, de nous sortir la tête d’un utopisme béat, de révéler des lignes de fêlure, une réalité qu’on aurait préféré continuer à cacher sous le tapis en bons démocrates pétris d’esprit des Lumières et de pensée universaliste. Moi la première, j’avoue que tout ce que j’ai lu, entendu et discuté m’a donné du fil à retordre. Mais les crises servent aussi à ça : à nous faire réfléchir, à déconstruire et à reconstruire. Et tant mieux si ça nous oblige à nous regarder en face, pour une fois.

Alors reprenons depuis le début. Délimiter les contours de l’autre et de l’ailleurs permet, par soustraction ou par opposition, de renforcer ce qui définit le soi et l’ici. Ce processus psychologique est indispensable à la constitution d’une identité, qu’elle soit individuelle ou collective. Mais attention danger : ce même mécanisme conduit invariablement, dans les idéologies totalitaires, à une stigmatisation, un rejet voire une élimination d’un groupe humain pointé du doigt car il déroge à la définition qu’on se fait du soi (sur des critères ethniques, religieux, politiques…). Dans bien des cas cependant, l’étude de ce processus, et des manifestations picturales qui l’accompagnent, révèle comme dans un miroir l’état d’une société à un instant T. En d’autres termes : « Dis-moi comment tu représentes l’autre et l’ailleurs, je te dirai qui tu es et comment tu vas ».

Petit voyage dans le temps. Au Ve siècle av. J.-C., Parménide, déjà très inspiré, propose une vision du globe divisé en cinq zones climatiques potentiellement habitables. Dans la cosmographie médiévale, c’est l’Europe qui est au centre de la représentation du monde (une vision qui prévaudra d’ailleurs jusqu’au XXe siècle, avant l’entrée en scène de puissances émergentes sur d’autres continents). Et que trouve-t-on aux confins de ce monde ? Un ailleurs peuplé de créatures improbables et forcément non-civilisées, un lieu réservé au rêve et à l’étrange, un espace tant physique qu’onirique sur lequel projeter toutes sortes de peurs et de fantasmes. Une conception qui perdure même au temps où les premiers voyages d’explorateurs vont permettre un premier vrai contact avec ces terres lointaines. C’est le cas du récit du voyage en Chine de Marco Polo, dont la version enluminée s’intitule « Le livres des Merveilles du Monde » :

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Entourage du Maître de Boucicault, « Un blemmie, un sciapode, et un cyclope », fol. 29v du « Livre des Merveilles » de Rustichello da Pisa et Marco Polo, vers 1410-1412, tempera et feuille d’or sur parchemin,Paris, BnF

Cette première image nous permet déjà de cerner quelques traits caractéristiques de la représentation de l’ailleurs, à cette époque charnière entre Moyen Âge et Renaissance. Tout d’abord, pour que l’ailleurs soit compris comme tel, il faut nécessairement montrer qu’il regorge de monstres et de bêtes curieuses : ici, l’homme portant son visage sur sa poitrine, ou encore celui dont l’unique jambe lui sert à se protéger habilement du soleil. Evidemment, si l’on propose à son lecteur de lui parler de contrées lointaines et mystérieuses, on ne va tout de même pas lui servir du bocage normand et des vaches laitières. Que nenni ! Il faut aussi coller à l’attente d’un lectorat avide de récits sensationnels, de licornes et cyclopes unijambistes, bref à tout ce bestiaire encore très médiéval qui transforme un récit de voyage – certes déjà enjolivé par ses auteurs – en légende fabuleuse. Plus la distance géographique et intellectuelle est grande entre l’ici du lecteur et l’ailleurs du récit, plus les représentations de cet ailleurs devront trancher radicalement avec son environnement connu. Le souci de vraisemblance est ici sans objet : on ne peut juger de la vraisemblance que si l’on dispose déjà d’un référentiel, or pour les contemporains de Marco Polo, le monde décrit dans le « Livre des Merveilles » est une authentique terra incognita, qu’il faut rendre intelligible par des moyens visuels impactants. Quitte à partir dans le délire le plus total, qui réenchante avouons-le notre vision blasée et post-moderne du monde (bon ok, peut-être que le Père Noël et la petite souris n’existent pas, mais ne piétine pas mon rêve de licornes chinoises !)

Toutefois, ces sympathiques fantaisies ne résisteront pas (entièrement) aux avancées majeures de l’exploration du monde, à partir des XVe et XVIe siècles : Christophe Collomb découvre l’Amérique, Hernan Cortés entreprend la conquête de l’empire aztèque pour le compte de Charles-Quint… les frontières du monde connu reculent en même temps que s’en dresse une première cartographie. Ces mappae mundi anciennes, avant tout destinées à la navigation maritime, reprennent le tracé des côtes et les emplacements des ports, comme la fameuse carte de Gerardus Mercator (troisième quart du XVIe siècle). Dans cette conception toujours européocentrée, le fantasme cède la place à l’inventaire des richesses des quatre coins du monde, richesses qui comme de bien entendu sont destinées à être captées par leurs découvreurs. C’est le début de la grande aventure colonisatrice. Ce monde nouvellement connu devient un formidable réservoir de matières premières de toutes sortes (métaux précieux, épices…), de produits manufacturés à échanger et de main-d’oeuvre à monnayer (le commerce triangulaire prend des proportions industrielles à partir du milieu du XVIIe siècle).

Au fur et à mesure que l’ailleurs géographique se dévoile aux voyageurs/conquérants européens, qui déflorent à tour de bras les vierges territoires africains, américains et asiatiques, un autre ailleurs émerge dans l’art : un ailleurs non plus spatial mais temporel. Il s’agit à présent d’explorer les époques passées afin d’y chercher de quoi se nourrir artistiquement. Avec une optique plus ou moins biaisée évidemment, et une propension plus ou moins revendiquée à idéaliser ce passé, à le réinventer, à le romantiser. Prenons le cas de la peinture dite « troubadour », qui puise ses sujets dans l’histoire – réelle ou légendaire – du Moyen Âge et qui a fait florès en Europe au XIXe siècle, dans la lignée d’autres courants artistiques à peu près contemporains (le « gothic revival » dans l’architecture anglaise, l’engouement littéraire suivant la publication de « Notre-Dame de Paris » par Victor Hugo en 1831…). Ce regard dans le rétroviseur intervient à un moment-clé de l’histoire européenne : les identités nationales se cherchent, les régimes politiques s’effondrent les uns après les autres comme des châteaux de cartes (en France tout particulièrement), l’avènement de l’ère industrielle apporte aussi son lot d’angoisses et de résistances. Alors hop ! Un petit saut dans le temps, comme on se réfugierait dans sa « safe place » au cours d’une séance de thérapie. D’autant plus efficace si la thérapeute est canonissime.

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John Collier (1850-1934), Lady Godiva, 1898, huile sur toile, 142 x 183 cm, Coventry (Angleterre), Herbert Art Gallery and Museum

Le peintre illustre la légendaire chevauchée de Dame Godiva, épouse du seigneur de Coventry (XIe siècle) qui avait eu le courage de traverser la ville à cheval « vêtue de sa seule chevelure » afin d’implorer la clémence de son mari en faveur des habitants de ses terres, croulant sous le poids de trop lourds impôts. De fait, selon la légende, les rues étaient désertes et tous les volets fermés, signe de la déférence et du respect des habitants envers leur châtelaine. Le tableau figure précisément cet ailleurs historique dans lequel se situe l’action : le chapiteau sculpté de la colonne et l’arcature en plein cintre sont caractéristiques de l’architecture romane, tandis que le harnachement du fier destrier, à motifs armoriés, renvoie à l’imagerie des tournois médiévaux. Pour le reste, sur la forme, l’oeuvre est bien ancrée dans son siècle : ce cadrage photographique, qui règle son point focal sur la figure monumentale de Lady Godiva et ne se préoccupe pas du hors-champ (quitte à couper le bas du cheval), la netteté optique du rendu de la peau qui rappelle les carnations de porcelaine de son contemporain William Bouguereau… John Collier crée donc une image parfaitement irréelle, une pure idéalisation à partir de quelques indices historiques, où le temps semble suspendu à la contemplation hallucinée de cette figure tout droit sortie d’un rêve. Une bouffée d’imaginaire et d’enchantement bienvenue entre deux attaques de smog londonien…

Regarder vers un ailleurs encore plus distant dans le passé afin de revivifier son art et explorer de nouvelles voies : c’est ce qu’a fait Picasso au contact de la sculpture ibérique primitive (c’est à dire datant de la période pré-romaine, soit entre le VIIe et le 1er siècle av. J.-C.), qu’il découvre vers 1906. La synthétisation formelle des visages, notamment, aura un impact décisif sur l’oeuvre à laquelle il travaille à cette époque :

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à gauche : exemples de sculptures ibériques

à droite : Pablo Picasso (1881-1973), Les demoiselles d’Avignon, 1907, huile sur toile, 243 x 233 cm, New York, MoMA

Et voilà comment, sous l’effet d’une épiphanie causée par sa rencontre avec ses lointains ancêtres sculpteurs, Picasso allait offrir au monde (qui poussa de grands cris effarouchés d’abord) une icône séminale des avant-gardes, un de ces jalons de l’histoire de l’art, un pas de géant vers le cubisme et l’abstraction. Que l’ailleurs soit géographique ou historique, il est donc avant tout un booster d’imagination, de créativité, de fantasmes en tous genres. Il renouvelle le regard, offre une échappatoire, permet de sortir d’une certaine fatigue visuelle. Il dépayse !

Mais explorer l’ailleurs – au sens géographique ici -, c’est aussi entrer en contact avec cet autre qui l’habite. Pour le plus grand malheur des populations autochtones, bien souvent. J’aimerais examiner la question de la représentation de l’homme noir, qui incarne très tôt, dans le regard européen, l’altérité absolue, celle qui pour ainsi dire « colle à la peau ». Cet exemple nous permet en plus de balayer une longue période historique, ce qui n’est pas pour me déplaire. La plus ancienne représentation connue d’un Africain dans l’art occidental chrétien est celle du Saint Maurice de Magdebourg :

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Saint Maurice, vers 1250, bois sculpté et peint, conservé dans la cathédrale Saint-Maurice de Magdebourg (Allemagne)

Cette statue représente donc Saint Maurice, commandant des légions thébaines ayant vécu au IIIe siècle, et dont le culte s’est développé à partir du Xe siècle. La polychromie du bois (enfin ce qu’il en reste) montre clairement le souci de figurer la pigmentation noire du visage du saint, ainsi qu’une volonté de décrire ses traits d’Africain. Elle a été exposée l’année dernière au Louvre, dans l’exposition « Trésors de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune » et a dû être pour pas mal de visiteurs une véritable découverte.

La connaissance de l’homme noir commence à se rationaliser à la Renaissance avec notamment les recherches d’Albrecht Dürer, qui propose dans son « Traité des proportions du corps humain » (vers 1529) des planches gravées montrant la confrontation entre un visage européen au canon « vitruvien » et un profil d’Africain. Mais ces considérations d’ordre proto-anthropologique semblent assez marginales pourtant. Jusqu’au XIXe siècle au moins, lorsque l’art représente un homme noir, c’est bien souvent avec une intention derrière la tête…

Premier cas de figure : l’Africain(e) personnifie, sur un mode allégorique, le continent africain tout entier (de même que l’Indien à coiffe de plumes personnifie l’Amérique). Sa représentation s’accompagne donc d’autres indices facilement identifiables qui servent à évoquer ce lointain ailleurs : vêtements, parures, éventuellement animaux et végétaux exotiques. C’est une iconographie que l’on trouve fréquemment dans les représentations canoniques des « Quatre parties du monde » : symboles de la connaissance par les Européens du vaste monde et de ses richesses, ces allégories recèlent aussi un sens plus spécifique au catholicisme, celui de l’oeuvre évangélisatrice des missionnaires jésuites.

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Andrea Pozzo (1642-1709), La Gloire de Saint Ignace de Loyola, détail (Africa), peinture à fresque, 1685, Rome, église Sant’Ignazio

Sommet de virtuosité du baroque romain, ce plafond peint en trompe-l’oeil (dont l’intégralité est visible ici) figure au centre l’apothéose de Saint Ignace, fondateur de l’ordre jésuite, et sur les côtés les allégories de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique et de l’Europe, soit tous les continents foulés par les membres de la Compagnie de Jésus. Dans ce détail, on voit donc l’Afrique personnifiée sous les traits d’une femme noire parée de bijoux et tenant dans sa main ce qui semble être une corne, ou une défense d’éléphant – référence explicite au commerce des matériaux précieux. Eh oui, l’acte évangélisateur n’est jamais purement désintéressé n’est-ce pas. Si on peut joindre le spirituel au matériel… enfin bref. Un autre exemple de cette iconographie se retrouve dans un contexte civil, celui de la prestigieuse résidence des princes-évêques de Schönborn à Würzburg (classée au patrimoine mondial de l’UNESCO) :

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Giambattista Tiepolo (1696-1770), L’Afrique, détail de la fresque du plafond de l’escalier d’honneur de la résidence de Würzburg (Bavière), 1752-1753

Ici encore, l’artiste est chargé par son commanditaire de représenter les quatre parties du monde, et choisit de figurer l’Afrique par une allégorie féminine, qui est cette fois-ci accompagnée d’un plus vaste cortège : chameaux, archers coiffés de turbans… Le choix de cette iconographie pour le lieu de destination est évident : l’escalier d’honneur, au centre du bâtiment, est avant tout un lieu de représentation du pouvoir, qui devait éblouir les hôtes de marque accédant aux salles de réception à l’étage. Cette mise en scène savamment orchestrée par Tiepolo, avec ses compositions théâtrales, présente l’hommage rendu par les quatre continents au maître des lieux, le prince-évêque Carl Philipp von Greiffenclau. Le monde à ses pieds donc, en toute simplicité. Et encore et toujours, l’Afrique, comme les autres continents, instrumentalisée par la vision auto-centrée des Européens.

Deuxième cas de figure : la représentation de l’homme noir n’a d’autre fonction que celle d’établir, par contraste, le haut degré (supposé) de raffinement et de civilisation possédé par les Européens, en plus de représenter une délicieuse curiosité pour les cours princières du XVIIIe siècle, qui découvrent simultanément le charme de denrées exotiques hors de prix (thé, café, chocolat…). Voltaire et Rousseau, à la rescousse ! Car l’image de l’Africain en ce temps-là est forcément celle d’un serviteur à l’habit bariolé, triste bouffon destiné à amuser ses maîtres et exciter la jalousie de leurs amis qui n’en possèdent pas… eh oui, le Noir est lui-même un produit de consommation de luxe.

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Antoine Watteau (1684-1721), Les charmes de la vie, 1718, huile sur toile, Londres, The Wallace Collection

Inventeur du genre de la « fête galante », Watteau est le peintre de l’art de vivre à la française, celui de la période Régence. C’est donc un témoin privilégié de l’esprit de son temps, et des contradictions inhérentes au Siècle des Lumières qui vient de s’ouvrir… Dans cette composition typique de sa production, où la musique occupe toujours une place prépondérante, un joyeux groupe d’adultes et d’enfants, superbement vêtus, s’adonne au plaisir d’un concert dans une loggia ouverte sur une nature sereine. A droite, près du chien, un petit page noir est accroupi et dispose des bouteilles dans un rafraîchissoir, prêt à les servir aux convives sur demande de ses maîtres. La structure du tableau est nettement scindée en deux par l’axe vertical que forme le guitariste : à gauche l’espace occupé par les musiciens et leurs compagnes, qui n’est que raffinement, décontraction, froissement d’étoffes soyeuses ; à droite celui de la servitude et de l’inculture, qui met sur un même plan le chien occupé à faire sa toilette et ce « négrillon » (selon le terme de l’époque) à peine plus âgé sans doute que les enfants qui partagent la scène avec lui. Watteau ne fait que représenter fidèlement ici la réalité sociale qu’il a sous les yeux, dans un contexte où la supériorité théorique de l’homme blanc ne fait encore l’objet d’aucune remise en question, sur le plan politique ou philosophique. Heureusement, les mentalités vont évoluer… ou pas ? Voici ce que dira, en 1937, dans le catalogue de l’exposition des Chefs-d’oeuvre de l’Art français, un auteur indélicat au sujet d’une Etude de tête de nègre (sic) du même Watteau :

« On sait la place, du point de vue décoratif et spectaculaire, que tenaient les nègres dans l’art du XVIIIe siècle, c’est-à-dire dans l’expression de la vie de société. Depuis les timbaliers noirs, qui font leur apparition dans les fanfares, jusqu’à l’affreux Zamore de Mme du Barry, on voit toujours, sur un fond clair d’élégances françaises, se détacher, en manière de repoussoir, ces figures sombres et lippues. » (p. 354)

Je propose de décerner sur le champ à ce monsieur le Y’a bon Award 1937 pour son commentaire qui fleure le colonialisme bon teint, le racisme tranquille ainsi qu’une certaine idée de la France éternelle. Mais une fois que les dents ont cessé de grincer, il nous faut sortir le scalpel. Les mêmes archétypes sont toujours présents dans l’œil des personnes qui regardaient, en 1937, ce dessin de Watteau (superbe au demeurant, si je ne m’abuse il s’agit de celui-ci, conservé au Louvre) : les dichotomies fondamentales « clair »/ »sombre », civilisé/sauvage ont décidément la vie dure depuis le début des temps modernes… Cela a-t-il vraiment changé aujourd’hui ? Question ouverte.

Enfin, troisième et dernier cas de figure : la représentation de l’homme noir se fait sur un mode qui affirme son statut de sujet, au même titre que l’homme blanc, sans volonté de caricature ou d’instrumentalisation de son image. Une fois découverte son essence d’homme, d’individu à part entière, il peut alors faire l’objet d’un portrait dans la plus pure tradition classique. Je parlais plus haut des contradictions du XVIIIe siècle : c’est lui qui nous a offert, aussi, ce magnifique portrait.

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Jean-Baptiste Pigalle (1714-1785), Portrait du nègre Paul, vers 1760, terre cuite, Orléans, musée des Beaux-Arts

Il s’agit du portrait de Paul, serviteur de Mr Desfriches. Certes, le personnage noir représenté ici l’est encore dans une situation de subordination. Certes, il n’est nommé que par un prénom et n’a donc qu’une demi-identité. Certes, il est paré d’une façon qui distingue clairement son origine ethnique et sa condition de serviteur. Certes, ça fait beaucoup de « certes ». Mais le traitement que le sculpteur applique à son visage magnifie sa présence, son expressivité, sa psychologie, son individualité. C’est par une étude très minutieuse de sa physionomie – puisqu’il ne peut avoir recours aux couleurs – que Pigalle restitue l’ « africanité » de son modèle. Le portrait reprend la formule du buste à la française, c’est à dire coupé juste avant les épaules, montrant le haut de la poitrine et posé sur un piédouche de marbre ; une formule courante dans le portrait d’apparat de l’époque. De plus, Pigalle ne creuse pas les pupilles, comme c’était l’usage dans le portrait impérial romain. Il a donc recours à son talent génial de sculpteur, mais aussi à tout ce langage classique, pour ériger ce portrait d’homme noir en un symbole universel qui semble questionner, à l’unisson des philosophes de son temps, la hiérarchie des races imposée par l’homme blanc. Sur cette lancée, au siècle suivant, Géricault utilisera également son art pour véhiculer avec force ses convictions en matière d’égalité :

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Théodore Géricault, Les boxeurs, 1818, lithographie, 42,4 x 59 cm, Paris, école nationale supérieure des beaux-arts

Face à face à armes égales entre deux lutteurs, un Noir et un Blanc, dont les attitudes se répondent symétriquement, avec de surcroît cet effet de chiasme de couleurs entre leurs peaux et leurs vêtements. Absolues opposées, leurs figures sont pour autant parfaitement réversibles. Chacun semble être le miroir tendu vers l’autre, qui lui renvoie son image inversée, et lui affirme « Je suis ton autre, et pourtant je te ressemble ». D’une certaine manière, un procédé qui anticipe sur le jeu du positif/négatif photographique, auquel Man Ray donnera un sens étonnamment proche dans ce diptyque, où se répondent le visage d’une femme blanche et un masque africain en ébène :

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 Man Ray, Noire et Blanche (positif et négatif), 1926, tirage gélatino-argentique

Du point de vue de l’histoire de l’art européen, on voit clairement que les représentations fantasmées de l’ailleurs et de l’autre se sont effacées progressivement, à mesure que reculait la terra incognita, pour céder la place à une compréhension positiviste véhiculée par les sciences humaines (anthropologie, ethnologie, géographie en tête). La connaissance de l’étendue des terres habitées, ou oekoumène, autant que non-habitées, nous a apporté la conscience aiguë de nous trouver tous dans le même bateau, soumis au dérèglement climatique et à la raréfaction programmée des ressources naturelles. Et pourtant, encore et toujours, les identités se crispent et se replient, s’endurcissent et s’encarapacent lorsqu’elles entrent en contact. La peur de l’autre déchaîne les passions, fait flamber les haines, déclenche des conflits. Au point de se demander si en 2015 on a vraiment appris quelque chose des derniers siècles de l’histoire humaine, ne serait-ce que de notre histoire récente qui pourtant nous aura fourni son lot de fessées. Alors oui, les bras m’en tombent un peu trop souvent ces temps-ci. Mais je me dis que ce qui est à l’oeuvre ici, c’est peut-être justement l’effet boomerang de la vitesse effrénée à laquelle se sont rompus les points d’articulation entre les niveaux individuel, local, régional et global. Un télescopage parachevé par internet en réalisant la connexion immédiate de l’individu au global, ce qui est à bien des égards aussi exaltant qu’angoissant. Tout ça à un rythme difficile à suivre pour des sociétés dont le mécanisme de résilience provoque nécessairement une certaine inertie. Mais il n’est pas question de revenir en arrière : même si on le voulait, je ne pense pas qu’on le pourrait. Alors puisqu’on y est, autant y être le mieux possible. Et profiter de l’accès à l’information pour faire un pas vers la connaissance de l’autre et de l’ailleurs : s’abonner au podcast de l’excellente émission « Cultures d’Islam » sur France Culture, profiter d’une flânerie virtuelle en 3D dans le sanctuaire japonais Konpira-san, prendre un cours de cuisine mexicaine avec une pro, que sais-je encore.

Ou mieux : éteindre son ordi, laisser smartphone et tablette à la maison et descendre chercher l’aventure, les rencontres, le dépaysement et l’exotisme au coin de sa rue. Tenez, pas plus tard qu’avant-hier, j’ai encore croisé une licorne.

Le religieux a-t-il le monopole du sacré ?

C’est peu dire que les dernières semaines m’ont plongée dans des abîmes de perplexité. Nous avons vu d’un côté deux hommes abattre une salle de rédaction au motif que certaines des personnes présentes avaient eu l’outrecuidance de tourner en dérision par la caricature le fondateur d’une religion, autrement dit de toucher à l’intouchable, de profaner un espace sacré… et de l’autre côté, peu après ces funestes événements, nous avons vu près de 4 millions de personnes battre le pavé des rues de France pour proclamer haut et fort leur attachement à des valeurs supra-individuelles – la liberté d’expression, la tolérance religieuse, l’esprit républicain -, et révéler par là-même (attention à l’impression de déjà-vu) la dimension intouchable, sacrée, desdites valeurs. Le sacré brandi de part et d’autre donc, convoqué tour à tour pour défendre ce qui relève du religieux et ce qui relève du laïque. Comment l’homme est-il capable d’un tel grand-écart de l’esprit ? Et puis d’abord, c’est quoi le sacré ?

Comme à chaque fois que je me suis trouvée devant une question existentielle, j’ai avalé un carré de chocolat noir et j’ai ouvert mon dictionnaire. Et ça tombe bien, mon dictionnaire en question, le Trésor de la Langue Française, celui qui m’apporte toujours ses lumières réconfortantes et pourrait même me permettre de battre ma grand-mère au Scrabble, est entièrement numérisé depuis des années, et ce Saint-Graal se trouve à portée de clic. C’est quand même pratique. A côté de ça le chocolat c’est plus difficile à dématérialiser, enfin passons. Voici donc ce que nous dit le TLF :

SACRÉ, -ÉE, part. passé et adj. : [P. oppos. à profane]
a) Qui appartient à un domaine séparé, inviolable, privilégié par son contact avec la divinité et inspirant crainte et respect.

Il nous dit bien d’autres choses encore mais on va s’en tenir à la base pour l’instant. Le sacré est donc par définition ce qui côtoie le divin, qui en reçoit la présence, et qui ne peut s’assimiler à l’espace et au temps du profane : c’est une enclave, au sens propre ou figuré. Je me suis souvent dit que la meilleure illustration du caractère sacré, et de sa concrète mise en application, nous était fournie par le Japon, en particulier par la religion shintô, qui utilise le shimenawa, cette corde de paille de riz tressée pour délimiter l’espace dévolu à la divinité (sanctuaire dédié aux kami, ou plus prosaïquement arbre ou rocher) et marquer la frontière entre le sacré/pur et le profane/souillé. Shimenawa01

Même si l’étude de la notion de sacré dans les sociétés humaines relève plus du domaine de l’anthropologie (et je renvoie ceux que la question passionne au Traité d’anthropologie du sacré), il n’est pas inutile de se demander, du point de vue de l’histoire en général et de l’histoire de l’art en particulier, si ce sacré – et sa traduction en images – se cantonne uniquement à la sphère religieuse et spirituelle, comme la définition du TLF nous inciterait à le penser. Bon, en effet – allez, j’enfonce une porte ouverte – on peut dire sans risquer le bûcher que le destin de l’art occidental est très intimement lié à celui du christianisme, qui est dans l’ensemble une religion de l’image (malgré les crises iconoclastes des VIIIe-XIe siècles à Byzance, et des XVIe-XVIIe siècles en Europe du nord et de l’est). Mais une fois posé ce postulat, reste-t-il une petite place pour l’épanouissement d’une autre forme d’art sacré, qui renverrait à des valeurs transcendantales qui n’auraient rien à voir cette fois avec tel ou tel locataire des cieux ?

Bref rappel historique pour ouvrir le débat. La césure que nous marquons aujourd’hui entre le religieux et le séculier, entre le cultuel et le civique, aurait semblé bien exotique aux yeux de nos ancêtres grecs. La période allant de -850 à -700, qu’on appelle souvent la « renaissance grecque », a ainsi vu l’invention concomitante de concepts aussi fondamentaux que les cités-Etat (polis), l’écriture et le culte des héros célébrés dans les récits homériques. Les temples et sanctuaires panhelléniques, où étaient rendus ces cultes héroïques, recevaient les offrandes de la communauté. En fédérant une religion grecque en pleine éclosion, les temples sont donc aussi le cadre dans lequel voit le jour une conscience civique. Pendant la période suivante, dite « archaïque » (de -700 à -480), la cité se reconnaît plus que jamais au rôle de ses sanctuaires et nécropoles : l’existence d’un culte et d’une mémoire collective partagés par tous devient indissociable de la notion de polis. Les dieux locaux vénérés dans chaque cité font partie d’un patrimoine et d’un passé commun, agissent comme un facteur de cohésion entre citoyens, leur offrent une manière de se représenter autant qu’un sentiment d’appartenance. Bref, le concept de religion civique – bel oxymore n’est-il pas – est le pilier de la société grecque antique, à qui nos sociétés modernes doivent tant. Ce qui devrait nous inciter à envisager avec prudence et clairvoyance le discours selon lequel les notions de « laïcité », de « sécularisation » iraient de soi. En vérité, si l’on se penche sur le cas franco-français, et qu’on le remet en perspective, eh bien il saute aux yeux que ces notions, nées dans la douleur il y a à peine 110 ans, sont bien jeunettes et fragiles en comparaison des puissants moteurs souterrains qui façonnent les sociétés occidentales depuis l’Antiquité. La meilleure preuve de ce que j’avance est qu’il n’y a pas vraiment de traduction satisfaisante – j’entends, qui en fasse passer les nuances dans toute leur complexité – du terme « laïcité » dans les autres langues européennes, à moins que ce ne soit qu’une adaptation du terme français car la notion ne préexiste pas dans la langue d’origine (et je renvoie, pour approfondir la question, à l’excellente chronique d’Aurore Vincenti en introduction de l’édition du 18 janvier de l’émission « 3D » sur France Inter). Voilà pour le couplet : « Méfions-nous de ce qui semble aller de soi », c’est bien souvent un écran qui nous empêche de réfléchir et surtout de sortir de notre myopie. Parce que bon, qu’est-ce que c’est, 110 ans, à l’échelle des temps géologiques ? Un éternuement de bébé brontosaure.

Alors j’en reviens au sujet du jour. Cherchons des indices de ce sacré laïque, ou de ce laïque sacré, celui que sont venus défendre les marcheurs du 11 janvier, dans l’histoire de l’art. Arrêtons-nous pour commencer sur un monument parisien qui illustre par son histoire rocambolesque les allers-retours du sacré entre religieux et civique : j’ai nommé le Panthéon.

Pantéon_(Francia)

Jacques-Germain Soufflot (1713-1780), Eglise Sainte-Geneviève/Panthéon, construction commencée en 1757 et achevée en 1790 (enfin en ce moment, il est en restauration et ressemble plutôt à ça)

Sous le règne de Louis XV, l’architecte Soufflot est sollicité pour un projet colossal au cœur de Paris : la construction d’une église dédiée à Sainte Geneviève, sainte patronne de la ville, qui n’avait jusqu’alors jamais reçu de lieu de culte à sa mesure. Enfin à sa démesure si l’on en juge par les dimensions du bâtiment, qui se veut un manifeste néo-classique autant qu’un jalon dans le paysage urbain, et qui sera terminé après la mort de Soufflot. Seulement voilà, en 1789, la Révolution passe par là, et le religieux n’est plus en odeur de sainteté. Que faire de cette immense église désormais désaffectée ? Ni une ni deux, en 1791 la Constituante ressort des cartons une idée née sous l’Ancien Régime, celle de créer un Panthéon des Grands Hommes, où seraient honorés les héros de la société civile. On y transfère par exemple les corps des révolutionnaires Voltaire et Mirabeau, puis le bâtiment est adapté à sa nouvelle fonction de mausolée : fenêtres bouchées (regardez bien, on peut encore voir la place originelle des hautes fenêtres rectangulaires sur les côtés de l’édifice car la pierre utilisée pour les combler n’est pas tout à fait de la même teinte), clochers abattus et remplacés par la statue de la Renommée. Relooking parfait. Mais le sort du Panthéon demeure incertain puisqu’il sera reconverti en église lors de la première Restauration, avant de finalement redevenir sous la monarchie de juillet le Panthéon des Grands Hommes, avec le fronton que l’on connaît aujourd’hui. Quelle histoire. Tout ça pour dire que cette coupole fameuse incarne, bien malgré elle, les querelles entre le religieux et le civil, mais surtout son destin nous montre que sacré religieux et sacré laïque peuvent finalement investir des espaces à la typologie semblable, moyennant quelques ajustements. Cette antinomie s’accommode donc plutôt bien des contraintes formelles, de l’architecture en l’occurrence pour cet exemple.

Qu’en est-il de l’iconographie, en peinture ou en sculpture particulièrement ? Je reste volontairement dans le même arrière-plan historique avec cet impérissable tableau de David, l’artiste qui a réussi l’exploit invraisemblable d’être apprécié de tous les pouvoirs en place, même s’ils ne restaient justement pas longtemps en place : monarchie, gouvernement(s) révolutionnaire(s), premier empire… bref il mérite le Darwin Award de la meilleure capacité d’adaptation à son environnement naturel. Voici donc :

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Jacques-Louis David (1748-1825), La mort de Marat, 1793, huile sur toile, 157 x 136 cm, Paris, musée du Louvre

David représente le journaliste Marat, figure emblématique de la Révolution, assassiné dans son bain par Charlotte Corday le 13 juillet 1793. Il s’agit donc d’une image censée exalter ce personnage de la société civile, qui préparait un projet de monarchie constitutionnelle, et incarnait « l’aile gauche » du paysage politique de son temps. Il s’agit aussi, et c’est très moderne, d’une image montrant une actualité quasi-immédiate, commandée à David dès le lendemain de l’événement, alors que ce pauvre Marat était encore tiède. Mais surtout, ce qui frappe, c’est que l’on est en terrain connu du point de vue iconographique. Un corps mort, une plaie à la poitrine, un grand linge blanc, une mise en scène empreinte de pathos et modelée par la lumière… et voilà ! David reprend donc les codes de l’iconographie du Christ mort (ici un magnifique exemple peint par Philippe de Champaigne vers 1654, au musée du Louvre), et plus généralement des martyrs chrétiens, pour composer une image marquante, qui suscite l’empathie et souligne les vertus de l’homme injustement assassiné (la teinte blanche du corps et du linge renvoie à la probité, à la pureté morale, que la dédicace inscrite sur l’écritoire en bois vient encore confirmer). Marat ou l’invention du martyr civique, en somme. Une image de propagande à l’efficacité implacable.

D’autres exemples de cette récupération du langage formel de l’art religieux dans la production d’images civiques ? Oui, à la pelle même. Mais puisqu’il faut faire un choix :

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à gauche : Honoré Daumier (1808-1879), La République, 1848, huile sur toile, 73 x 60 cm, Paris, musée d’Orsay

à droite : Andrea del Sarto (1486-1530), La Charité, 1518, huile sur bois transposée sur toile en 1750, 185 x 137 cm, Paris, musée du Louvre

Même composition pyramidante, même figure féminine aux seins nus, mêmes enfants têtant goulûment. Sauf que dans un cas il s’agit d’une allégorie républicaine – cette fière matrone allaitant ses petits citoyens -, et dans l’autre d’une allégorie d’une vertu théologale, représentée selon l’iconographie canonique. Cachez ce saint que je ne saurais voir ! Nous avons bien affaire, ici encore, à un glissement du sacré religieux vers une forme de sacré laïque : le jeune concept de République cherche des images, des formes pour se représenter et va emprunter certains de ses moyens d’expression au vocabulaire chrétien, qui a fait ses preuves depuis le temps. C’est la « stratégie du Bernard-l’ermite » pour reprendre le bon mot d’un de mes profs d’histoire de l’art à la Sorbonne.

Enfin, un petit dernier pour la route, variation sur le thème de la pietà cette fois-ci, et en 3 dimensions :

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à gauche :  Léon-Ernest Drivier (1878-1951), Pietà laïque ou Monument aux morts de la première guerre mondiale, 1936, Strasbourg, place de la République

à droite : Michel-Ange (1475-1564), Pietà, 1499, marbre, Rome, basilique Saint-Pierre

Notez encore l’oxymore « pietà laïque » : c’est le terme consacré pour désigner cette iconographie caractéristique des monuments aux morts des deux guerres mondiales, où la figure féminine prend une dimension universelle et archétypale (une mère pleurant son fils soldat mort sur le champ de bataille, ou à un niveau plus symbolique, la République pleurant ses enfants disparus).

Tout ça pour dire, chassez le sacré et il revient au galop. Certes nous vivons aujourd’hui dans des sociétés sécularisées. Certes la dimension religieuse est assez généralement évacuée de la sphère publique. Se déclarer athée ou agnostique ne relève plus d’un acte bravache de provocation ni d’un appel à la sédition. Mais si nous prenons un instantané de notre époque, particulièrement de ces dernières semaines en France, nous voyons ressurgir ce besoin latent de sacré, dont l’objet se transfère vers les valeurs civiques et républicaines, même si elles n’ont qu’à peine plus de deux siècles d’existence. Et même si cela conduit à des abus de langage, comme celui consistant à qualifier les morts de Charlie Hebdo de « martyrs » de la liberté d’expression (ce qui selon moi dénote déjà une certaine instrumentalisation de ces événements), l’emploi d’un tel vocabulaire n’est qu’un indice supplémentaire du retour en force du sacré que l’on observe dans les moments critiques. Car, tout comme en Grèce archaïque, cette dimension sacrée et supra-individuelle reste ce qui nous unit encore, et au nom de quoi nous sommes prêts à résister, quand tout semble partir en vrille autour de nous.

Et c’est peut-être bien le seul et unique point qui nous différencie du ragondin musqué ou de la perche d’eau douce.