Rome, capitale mondiale du selfie culturel depuis 1553

A l’heure où la Grande Galerie du Louvre est impraticable en raison de la marée haute de visiteurs estivants en provenance des quatre coins du monde, à l’heure aussi où bon nombre de mes concitoyens, Routard et appli CityMapper en poche, s’apprêtent à explorer des contrées lointaines (ou pas tant que ça), à l’heure surtout où l’expérience immédiate est si périssable qu’elle doit s’instagrammer dans la microseconde sous peine d’auto-destruction, je pense qu’il est de mon devoir de mettre sur la table un sujet épineux. Et en même temps, je me sens aussi légitime pour traiter la question qu’une végétarienne à qui on demanderait son avis sur l’assaisonnement du tartare de bœuf : un peu concernée car, surtout en situation d’infériorité numérique, il faut bien avoir un avis sur le sujet, puisque la conversation d’un dîner entier peut tourner autour de ça… mais pas vraiment pratiquante non plus. Eh bien il en va de même avec le selfie culturel, ou plus généralement avec l’habitude de se faire prendre en photo devant tout tableau/sculpture/bâtiment/fontaine/plaque de rue/arbre/borne Vélib (rayez la mention inutile) afin de prouver au monde entier [si ce n’est avant tout à soi] que OUI, on y était : je manque cruellement d’expérience de première main, n’ayant jamais perçu l’intérêt de la chose.

N’allez pas en conclure pour autant que je suis une rabat-joie technophobe, que je prône le retour au Minitel et à l’appareil photo jetable avec sa molette qui fait crrrrr-crrrrr [auquel je repense avec une douce nostalgie tant ce bruit est la bande originale de tous mes voyages scolaires, bruit que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, tiens, un autre bon test pour démasquer les ados qui lisent ce blog de perdition au lieu de relire La princesse de Clèves sur la plage du Lavandou] je reconnais volontiers que l’arrivée d’une tablette et d’un smartphone a révolutionné mon quotidien d’historienne de l’art et mes habitudes d’apprentissage, que lors de mes visites de musées je mitraille méthodiquement œuvres + cartels en guise de mémo dès que je le juge nécessaire (c’est à dire souvent), et que j’aime à partager certaines de mes expériences culturelles sur les réseaux sociaux. Mais de là à surimposer ma trombine devant des chefs-d’oeuvre qui, à l’évidence, n’ont guère besoin de moi pour être ce qu’ils sont, il y a un pas que je ne suis pas préparée à franchir. Ceci étant dit, j’observe lors de mes pérégrinations que mon comportement est loin d’être le plus répandu, ce qui m’oblige à m’interroger non sur les raisons profondes de la pratique du selfie en milieu muséal et patrimonial – je ne suis pas sociologue – mais sur les modalités concrètes de la chose. Et éventuellement sur ses antécédents artistiques. Ce qui est déjà une amélioration en soi : il y a peu de temps encore, ma réaction face au phénomène [oui je sais c’est mal, mais à chacun son plaisir coupable] était le photobombing, soit la technique consistant à s’incruster l’air de rien dans le champ de la photo juste au moment du déclenchement. Mais trêve de confessions embarrassantes. Entrons dans le vif du sujet.

 

La sophistique du selfie-stick

C’est lors d’un récent séjour à Rome que j’ai compris que le monde venait de franchir un point de non-retour vers un nouvel âge de son évolution. Les signes avant-coureurs ne m’avaient pourtant pas échappé, ici ou là, mais je pense avoir sous-estimé l’ampleur du bouleversement. C’est donc dans la Ville Éternelle que j’ai fait la connaissance d’un objet que je n’hésiterais pas à qualifier de viral : la perche télescopique à selfie ou selfie-stick, qui permet à l’Homme de se passer de la présence d’un congénère secourable pour réaliser un portrait de lui devant l’arrière-plan de son choix. L’objet, malgré un design qui laisse perplexe, semble parfaitement adapté à sa fonction et se range facilement dans une poche ou un sac, de façon à n’être dégainé qu’au moment opportun. On enfile alors la dragonne, on clippe l’appareil photo ou le téléphone, on règle la longueur du bras et c’est parti [dans la pratique, il semblerait que l’appareil soit plutôt clippé en permanence au bout de sa perche, ce qui donne ces invraisemblables visions de touristes en groupes dont le déplacement ressemble à celui d’une garnison de fantassins romains armés de leur pilum]. Grâce à ce surcroît de longueur, l’utilisateur peut aussi photographier des endroits inaccessibles à un bras humain normalement conçu : le ras de l’eau d’un bassin à 1,50 mètre du bord sans risquer le plongeon, le dessus du cadre d’un tableau pour vérifier si le plumeau à poussière est passé régulièrement, le dessous de la jupe de sa voisine dans la file d’attente pour la basilique Saint-Pierre… bref, le selfie-stick, à l’instar du téléphone portable à ses débuts, ou encore de la tabatière au XVIIIe siècle, fait partie des objets qui introduisent de nouveaux comportements sociaux. Je serais d’ailleurs curieuse de savoir ce que Roland Barthes aurait pu écrire à son sujet.

Tout cela est-il bien raisonnable ? Une fois évacuée cette question, assez vaine si l’on considère que mêmes les grands de ce monde ont sacrifié à la pratique, reste celle, plus impérieuse, de sa capacité de nuisance potentielle dans un environnement surpeuplé et « sensible », autrement dit rempli de crânes à cabosser et d’œuvres à abîmer à la suite d’un mouvement de poignet un tantinet trop enthousiaste. Et vu la concentration de perches à selfies dans certains hauts lieux touristiques, on devine que l’affaire peut rapidement passer du jeu de mikado au jeu de massacre. C’est bien pour éviter toute catastrophe que les principaux musées du monde ont interdit récemment l’usage du selfie-stick dans leurs espaces. Début mars 2015, la Smithsonian Institution, qui gère les musées de Washington, bannissait l’objet sacrilège, s’inscrivant ainsi dans la lignée du MoMA de New York, du musée des Beaux-Arts de Boston ou du Getty Center de Los Angeles qui avaient déjà pris des mesures à son encontre. En France, le Château de Versailles fut le premier établissement public d’envergure à interdire clairement la perche à selfie, depuis le 12 mars 2015. Une signalisation a été mise en place en attendant que le règlement soit modifié lors d’un prochain conseil d’administration. Le château, qui accueille 1 000 à 1 500 visiteurs par jour, expose de nombreux objets hors vitrines, et présente certains passages étroits rapidement obstrués par une forêt de selfie-sticks hérissés. Le ministère de la culture, conscient du problème mais soucieux de respecter les nouvelles habitudes de visite centrées sur le partage de photos, s’était fendu d’une charte dès juillet 2014 :

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L’article 1 fait ainsi explicitement référence aux perches à selfies, qui rejoignent les trépieds au chapitre des objets indésirables à laisser au vestiaire. Le message est clair : ce n’est pas la pratique du selfie en elle-même qui est répréhensible, mais l’usage de l’artefact télescopique qui fait du bras humain un « bras augmenté ». Puisque la vogue est au transhumanisme, il n’est pas interdit de rêver à des lendemains qui chantent où nos bras cybernétiques s’allongeront tout seuls à la demande, pour cadrer un selfie avec assez de recul ou se gratter le dos. Mais pour l’heure, il faudra encore faire son selfie à l’ancienne devant la Victoire de Samothrace, c’est à dire à bout de bras et de guingois. Rien de bien folichon, me direz-vous. N’y a-t-il vraiment aucune alternative ? Eh bien, comme je ne saurais laisser mes lecteurs démunis à la veille de leur départ en vacances, voici quelques solutions piochées sur les cimaises des musées, justement, qui permettront à l’Homme post-moderne de remplacer avantageusement son selfie-stick, pour un résultat qui ne manquera pas d’épater ses amis virtuels. Et si c’est de Rome que le scandale arrive, c’est aussi de Rome que viennent les meilleurs exemples de l’histoire de l’art en matière de selfie culturel. Le tout est de bien choisir son modèle.

 

Votre chat s’appelle Praxitèle, vous distinguez au premier coup d’œil un marbre de Paros d’un marbre du Pentélique, vous effectuez une génuflexion devant la Vénus de Milo à chaque passage au Louvre, bref la sculpture antique c’est votre rayon et vous n’hésitez pas à le faire savoir…

… placez la barre haut en suivant la formule mise au point par le portraitiste Pompeo Batoni (1708-1787). Bien avant le tourisme culturel, il y avait le Grand Tour, ce voyage initiatique à travers l’Italie qu’effectuait toute l’aristocratie européenne – en particulier anglaise – au XVIIIe siècle. Il était en effet inconcevable qu’un jeune lord ne parfît point son éducation au contact des vestiges artistiques et architecturaux de la péninsule, avant de regagner la Perfide Albion, son fog et sa sauce à la menthe. On devine aisément que ces messieurs voulaient garder auprès d’eux un souvenir de leur voyage italien, de toutes les merveilles qu’ils avaient pu y admirer mais aussi des connaissances qu’ils y avaient acquises. C’est là que Batoni intervient : basé à Rome – ville-point d’orgue du Grand Tour évidemment -, son atelier devient le plus prisé de ces nobles clients qui défilent sans relâche pour se faire peindre un portrait encapsulant à lui seul toute leur expérience italienne.

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Pompeo Batoni, Portrait de Lord Thomas Dundas, 1764, huile sur toile, 298 x 196,8 cm, Yorkshire, collection du marquis de Zetland

Vous pourrez m’objecter que ça manque de spontanéité, mais regardons de plus près : le modèle est représenté en pied dans une pose élégante et décontractée, dans son bel habit de jour, comme au retour d’une promenade (d’où la canne, le chapeau et le lévrier). Le décor est celui d’une architecture classique (notez les colonnes doriques), avec une alcôve donnant sur l’extérieur où sont exposées de petites sculptures. Lord Dundas désigne une autre sculpture qui surplombe une fontaine et semble s’adresser à un personnage hors-champ. Joli jeu de lumière oblique qui provient de l’ouverture au-dessus de l’alcôve et donne un caractère intimiste à la scène. Mais le génie de Batoni réside dans les citations : il truffe ses portraits de références directes ou indirectes aux œuvres visibles à Rome. Je suis sure que vous aurez donc reconnu quatre blockbusters des collections de sculpture antique de la cour du Belvédère, au Vatican : de gauche à droite dans l’alcôve, j’ai nommé l’Apollon du Belvédère, le Laocoon et l’Antinoüs ; et au-dessus de la fontaine, l’Ariane endormie, du moins des répliques réduites de ceux-ci. La recette est donc simple chez Batoni : un décor architectural classique et grandiose (toujours une colonne et/ou un rideau de velours), une ouverture vers l’extérieur, des sculptures ou architectures romaines. Le tout entièrement recomposé dans l’atelier, qui possédait de nombreux moulages des antiques célèbres. Le modèle ne faisait que passer pour l’esquisse de son visage et de son costume, le reste était peint selon les diverses formules de composition de Batoni, offrant un choix à peu près illimité. D’un fonctionnement quasi-industriel, l’atelier était capable de produire un nombre impressionnant de portraits de touristes en un temps record, quitte à les faire expédier en Angleterre s’ils n’étaient pas terminés avant le départ de leur propriétaire. Ça c’est du service.

L’avantage du système Batoni, c’est qu’il résout élégamment le problème du multi-selfie en permettant au modèle de poser devant plusieurs œuvres à la fois. Il évite aussi à Milord de s’encombrer de copies-souvenirs en plâtre de ses sculptures préférées [alternative aussi à la boule à neige-Colisée] puisqu’elles sont déjà dans le tableau. Avouez que le résultat ne manque pas de gueule. Facile à reproduire chez vous, si vous disposez d’un costume de théâtre, d’un rideau, d’une colonne en carton-pâte trouvée sur un décor de péplum et de quelques belles reproductions en résine.

 

En bon poète, vous faites rimer nature et culture, et vous avez bien raison, c’est furieusement tendance [cf. l’inscription à l’Unesco des vignobles bourguignon et champenois], mais à condition de distiller subtilement des indices de votre érudition et de vos penchants romantiques… 

… faites comme Tischbein, auteur de ce célébrissime portrait bucolique de Goethe. Enfin célébrissime surtout outre-Rhin.

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Johann Heinrich Wilhelm Tischbein, Goethe dans la campagne romaine, 1787, huile sur toile, 164 x 206 cm, Francfort, Städelmuseum

C’est au cours de son séjour en Italie, en 1786-1787, que le poète, qui avait déjà quelques œuvres majeures à son actif (Les souffrances du jeune WertherIphigénie en Tauride, Torquato Tasso…), fait la connaissance de Tischbein, qui sera aussi son hôte à Rome. Ce voyage italien est, selon ses dires, une véritable renaissance à laquelle il vient ressourcer son art. Il explore donc, avec Tischbein pour guide, les alentours de Rome, notamment les vestiges qui bordent la Via Appia. Il semble que cette visite ait eu un impact particulier sur Goethe puisqu’il choisira cet arrière-plan pour son grand portrait. Ici aussi, bien sûr, il s’agit d’une vision recréée en atelier, mais on identifie très clairement, au centre, le mausolée de Caecilia Metella, cette large tour à créneaux (1er siècle av. J.-C.). Poétique des ruines, vanité des civilisations qui se croient éternelles, méditation sur le temps qui passe et sur la grandeur antique : on est au point de basculement entre idéal néo-classique et prémices du romantisme. Goethe, stoïque et concentré [et nullement gêné par ces quelques approximations dans les proportions de son anatomie, dont cette cuisse gauche un peu trop longue pour être honnête], est alangui sur des fragments d’architecture éparpillés (chapiteau de colonne, bas-relief…) et mangés par la végétation, devant un fond de nature sereine. Tischbein reprend la formule, canonique depuis la Renaissance, du corps allongé dans un paysage [ça ne vous rappelle rien ?], en apportant des éléments à haute valeur ajoutée symbolique et poétique. Les vestiges apparaissent comme une transcription imagée de l’état d’esprit du poète, un paysage intérieur.

Conservé à Francfort, ville natale de Goethe, ce tableau est devenu au fil du temps une véritable icône, qui a joué un rôle prépondérant dans la construction et la diffusion de l’image de ce génie national allemand. Comme quoi, Tischbein avait tapé juste. Et à quoi reconnaît-on une image iconique ? A sa capacité à être détournée à toutes les sauces : par Warhol, par la marque de bière Köstritzer, et d’autres encore. Vous aussi, prenez un air inspiré et impénétrable devant votre monument fétiche, le regard perdu dans le lointain et la pose faussement nonchalante [quelques accessoires peuvent vous aider à entrer dans la peau d’un poète : cape, chapeau… ou encore cuissardes en cuir si vous êtes fan de Francis Lalanne]. Postez le cliché sur votre mur Facebook et comptez les memes qui ne devraient pas tarder à pulluler.

 

Vous vous dites qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, surtout lorsqu’il s’agit de sa propre image. L’autoportrait est votre obsession, et ça tombe bien car vous avez des talents artistiques et un esprit torturé qui ne demandent qu’à s’exprimer…

… suivez l’exemple d’un artiste venu du froid, le Hollandais Maerten van Heemskerck, alias le « Michel-Ange batave ».

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Maerten van Heemskerck, Autoportrait devant le Colisée, 1553, huile sur bois, 42,2 x 53 cm, Cambridge, Fitzwilliam Museum

Van Heemskerck appartient à la première génération de peintres romanistes, c’est à dire des artistes d’Europe du Nord venus s’installer en Italie pour se confronter à la leçon antique, autant qu’à celle des maîtres de la Renaissance. Son séjour, entre 1532 et 1536, se révèle particulièrement fructueux puisqu’il réalise un grand nombre de dessins de paysages, vestiges et sculptures, ainsi que ses plus célèbres tableaux à sujets mythologiques, qui révèlent une véritable fascination pour l’Antiquité. Le Colisée, notamment, a particulièrement retenu son attention. Il lui consacre un étonnant autoportrait rétrospectif : près de vingt ans séparent en effet son retour de Rome de l’exécution de ce tableau, qui commémore son expérience italienne fondatrice. Ce qui rend l’oeuvre si marquante, c’est le dispositif complexe utilisé par Heemskerck. Il s’y représente ainsi deux fois : la petite effigie de dessinateur assis en plein travail, à droite, c’est lui, à l’époque de son séjour ; et cet homme barbu, d’âge mûr, qui regarde le spectateur, c’est encore lui ! Autre curiosité : ce n’est pas le « vrai » Colisée que Heemskerck a peint mais une peinture du Colisée, comme le montre l’étiquette en trompe-l’œil au bas du tableau, qui porte sa signature, son âge et la date de 1553. Par un jeu de mise en abyme, l’artiste dédouble son identité, télescope passé et présent et se pose à la frontière des mondes, à la fois dans l’espace de la représentation et dans l’espace du spectateur.

Allez trouver une appli qui vous fasse la même chose. C’est le grand avantage du pinceau sur l’algorithme. Néanmoins, les plus bidouilleurs pourront sortir quelque chose de satisfaisant sous Photoshop. Le tout est de bien penser sa composition : quitte à prendre son temps pour faire un selfie-souvenir [vous n’êtes pas obligés d’attendre vingt ans non plus, hein], autant soigner la mise en scène et les niveaux de lecture. Sans omettre une pointe d’humour décalé, toujours bienvenue afin de démarquer votre oeuvre intello-conceptuelle d’un collage hasardeux de photos de vacances.

 

Voilà, il ne me reste plus qu’à vous en souhaiter de bonnes (les vacances), et n’oubliez pas, le selfie oui, mais pas à n’importe quel prix : je lisais récemment cet article édifiant qui m’a fait hésiter entre rire jaune et consternation. Finalement, si le selfie se limite à être d’un goût discutable [avec la circonstance aggravante de la duckface bien sûr], ce n’est déjà pas si mal. Pour le reste, détournez, décalez, la créativité ne s’use que si l’on ne s’en sert pas, et ce n’est pas Gerard Andriesz Bicker qui me contredira !

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Bartholomeus van der Helst, Portrait de Gerard Andriesz Bicker, 1642, huile sur toile, 94 x 70 cm, Amsterdam, Rijksmuseum [avec l’intervention d’un visiteur facétieux]

 

 

 

 

 

 

 

Le Stedelijk Museum d’Amsterdam : une institution face à son histoire

Les amateurs de bicyclette le savent déjà : c’est depuis Utrecht, aux Pays-Bas, que s’élanceront bientôt les cuissards en lycra fluo des coureurs du Tour de France. Insigne honneur pour un pays, que celui d’accueillir une manifestation de si haute teneur morale, et qui lui permet de se retrouver sous les feux des projecteurs l’espace d’une journée de direct. Mais cet événement n’est qu’un indice parmi d’autres que 2015 est une année placée sous le signe des Pays-Bas : c’était en effet la nation invitée par le Festival d’Histoire de l’Art qui s’est tenu à Fontainebleau le mois dernier [manifestation certes beaucoup moins médiatisée que le Tour de France mais néanmoins incontournable dans le petit monde des historiens d’art], et c’est enfin la destination que j’avais choisie pour dépayser agréablement un des nombreux ponts de mai dernier. Alors bien sûr, en théorie, le programme de mes vacances ne regarde que moi. Mais il se trouve qu’en l’occurrence, ces deux jours passés à Amsterdam m’ont fourni pas mal de matière à réflexion artistique, muséale et citoyenne qui, du coup, relèvent de ce blog.

Tout d’abord, une petite mise au point, au risque d’enfoncer une porte ouverte. Amsterdam ne se résume pas à ses jeunes femmes court-vêtues dans leurs vitrines, ni à son herbe qui fait rire : il y a aussi le Zaanlander 3 ans d’âge et les musées. La Hollande, l’autre pays du fromage, ça oui, mais pas que ! C’est pourquoi j’aimerais parler ici d’une exposition qui a particulièrement marqué mon escapade amstellodamoise, et sur laquelle je suis tombée par un heureux hasard, tandis que je vagabondais au rez-de-chaussée du Stedelijk Museum, non loin des salles de design contemporain [où l’on peut voir entre autres du mobilier De Stijl, un iMac G3 modèle 1998 et une brosse à WC en plastique, bref, toute la beauté insoupçonnée du quotidien].

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Le Stedelijk Museum, ses briques au charme suranné et sa nouvelle aile qui abrite le hall d’accueil et la librairie. Ou le concept du musée rétro-futuriste.

Exposer le non-exposable ? Challenge accepted !

Du 27 février au 31 mai 2015, donc, le Stedelijk Museum accueillait une exposition que je n’hésiterai pas à qualifier de remarquable, intitulée « The Stedelijk Museum and the Second World War » [comment ça, vous ne savez pas prononcer « Stedelijk »?]. J’ai déjà consacré un billet aux sombres années 1940 pour le patrimoine français et sur le travail titanesque qui restait encore à accomplir dans les musées afin de reconstituer le parcours de nombreuses pièces entrées légalement dans leurs collections depuis cette époque, puisque bien des zones d’ombre entachent encore leur historique. J’appelais également de mes vœux une démarche de communication plus pro-active de la part des institutions auprès du grand public, afin de faire comprendre les enjeux historiques et éthiques qui se trament derrière les œuvres. Et j’osais rêver du jour où l’un d’entre eux organiserait une exposition en ses murs pour confronter ce passé douloureux et impliquer ses visiteurs qui sont aussi et avant tout des citoyens.

J’en ai rêvé, le Stedelijk Museum l’a fait. Avec intelligence, pédagogie et audace, parce que montrer comment on soustrait au regard des œuvres pour les protéger, cela relève au mieux de la gageure, au pire de l’oxymore. Quoi qu’il en soit, la démarche intellectuelle et muséographique menée par les commissaires de l’expo devrait faire date, tant elle marche sans bavure sur la ligne de crête qui évite le sentimentalisme, l’héroïsation à outrance, l’idéologie. C’est finalement quand on se penche froidement sur les faits, les documents, les archives, que l’on peut redonner à une période historique toutes ses nuances. Et traiter une question générale – ici, la gestion des musées en temps de guerre – du point de vue d’une seule institution, permet de donner une dimension universelle au particulier, d’articuler la petite et la grande histoire.

Cela se fait sans problème dans le cadre d’un ouvrage scientifique. A ce sujet, le catalogue de l’exposition, impeccable lui aussi, est déjà disponible à la bibliothèque de la Fondation Custodia, qui l’a acquis sur mes conseils. La difficulté résidait dans la transposition de ce discours en un parti pris muséographique efficace afin d’investir les cinq salles dévolues à l’exposition, puisque près de la moitié du volume d’objets exposés était composé de documents sur papier, donc en deux dimensions et de petit format pour la plupart : affiches, archives administratives, photos, supports de propagande… La scénographie alternait donc des murs consacrés à la mise en contexte (frise chronologique illustrée, photos d’archives en blow-up, textes, extraits de films…), avec un traitement graphique très présent, et des espaces laissés blancs pour une présentation plus conventionnelle des œuvres (accrochage mural et vitrines). Conventionnelle, en apparence seulement. C’est ainsi que, nonobstant leur sacro-saint statut de chef-d’oeuvre, plusieurs tableaux étaient accrochés… à l’envers, leur dos offert au regard du visiteur.

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Côté pile : outre les étiquettes habituelles signalant les déplacements de l’oeuvre en expo, notez ce point rouge en haut à droite, sur le panneau et le cadre…

Cet accrochage permettait de révéler le code couleur décidé par les responsables du Stedelijk Museum, juste avant le début de la guerre, pour marquer les œuvres par ordre de priorité en vue de leur prochaine évacuation : point rouge = priorité haute ; point blanc = priorité moyenne ; point bleu = priorité faible. Détail symbolique mais qui a son importance : ces trois couleurs sont celles du drapeau des Pays-Bas, évidemment.

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Côté face, l’une des pièces maîtresses de la collection du Stedelijk : Geo Poggenbeek, Vue d’un village français, huile sur bois, 1897, Amsterdam, Stedelijk Museum

Un dispositif scénographique original permettait de mettre en lumière une autre stratégie du Stedelijk Museum, cette fois-ci pour mettre des œuvres et objets à l’abri des prédations nazies en les « déguisant » en pièces de sa collection. En effet, pendant la guerre, le musée lui-même a fait office de coffre-fort à la demande de marchands et collectionneurs juifs, qui lui ont confié leurs biens précieux. Cette opération nécessitait toutefois un traitement bien souvent irréversible : élimination de toutes les marques ou étiquettes sur l’oeuvre, qui auraient pu en indiquer la provenance, parfois même destruction de la documentation afférente. Avantage : ces œuvres ont traversé la guerre sans encombre. Inconvénient, et de taille : la restitution aux ayants droit est aujourd’hui plus ardue que jamais, vu qu’aucune mémoire administrative ne vient pallier la perte de la mémoire humaine, et que les ayants droit en question n’ont généralement aucune connaissance des arrangements réalisés entre leurs aïeux et le musée, à l’aube de la guerre, puisque bien souvent ces derniers ont péri dans les camps. L’exposition montrait donc un cas concret de camouflage, en présentant sous vitrine une étagère de livres anciens, tous appartenant au collectionneur M.B.B. Nijkerk, qui les avait déposés au Stedelijk dans les années 1930. L’un d’eux, montré ouvert, arborait cet ex-libris :

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L’ex-libris créé par Willem Sandberg, aux initiales du Stedelijk Museum, afin de marquer les livres appartenant à la bibliothèque du musée.

En apposant cet ex-libris sur tous les livres de Nijkerk, les responsables du musée ont donc pu les intégrer en toute discrétion dans leur propre bibliothèque. Le collectionneur, par chance, a survécu à la guerre. En gage de reconnaissance, il léguera plusieurs œuvres de sa collection au Stedelijk.

La force du discours de l’exposition reposait donc sur la pluralité des types d’œuvres et objets exposés, et sur la capacité des dispositifs muséographiques à révéler, en attirant l’attention sur un petit détail, tout un pan de l’histoire du musée : la partie immergée de l’iceberg. Des nombreux tableaux, dessins et estampes exposés, ce n’était pas tant la qualité artistique intrinsèque que l’on retenait, mais le statut de témoin direct (voire de victime collatérale) de l’histoire. Preuve que tout objet est foncièrement polysémique, si l’on sait le faire parler, et que son sous-texte est souvent bien plus intéressant que la première impression visuelle qu’il donne de lui-même.

Un dernier défi relevé avec brio par cette exposition, toujours dans le registre « comment montrer ce qui n’a pas vocation à l’être » [et je dois dire que j’ai bu du petit lait tant ces questions me tiennent à cœur] : la dernière salle était consacrée à la recherche actuelle menée par le musée sur les provenances. A première vue, c’est un travail tout sauf « expogénique ». Des kilos de papier, des mètres linéaires de dossiers, de vieilles photos, de la sueur et des migraines ophtalmiques. Et pourtant, l’enjeu de tout cela, ce n’est rien de moins que la légitimité de la présence, dans les collections du musée, de plusieurs œuvres dont l’historique s’est perdu dans les limbes. Au cours du projet de recherche national « Acquisitions des musées depuis 1933 », mené par tous les musées néerlandais, le Stedelijk Museum a identifié 16 œuvres [ce qui est finalement très peu comparé à l’imbroglio français des MNR…] qui posent problème aujourd’hui encore, du fait des procédés de camouflage qui ont brouillé irrémédiablement les pistes, au point que le musée lui-même n’y retrouve plus ses petits…

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Henri Matisse, Nu debout, pierre noire sur papier, 27 x 20,1 cm, Amsterdam, Stedelijk Museum. Le propriétaire originel de ce dessin, donné anonymement au musée en 1940 pour le mettre à l’abri, n’a toujours pas été identifié. Le passage de l’oeuvre dans plusieurs lieux de stockage secrets utilisés par le Stedelijk Museum est cependant attesté.

Dans la salle étaient donc accrochées ces œuvres litigieuses, avec des cartels récapitulant brièvement leur historique connu, tandis que sur une vaste table, au centre, les visiteurs pouvaient consulter plusieurs classeurs contenant des extraits des dossiers de recherche de provenance pour les œuvres en question. Je me suis assise moi aussi, et je les ai feuilletés. Il y a bien sûr autant de cas de figure que d’œuvres, et ceux que la question intéresse trouveront plus de renseignements ici. Mais ce qu’il faut saluer, à mon sens, c’est la volonté de valoriser auprès du grand public un travail de recherche qui concerne finalement tout le monde (en premier chef les ayants droit potentiels), et surtout, de ne pas couper cette recherche de son objet, en l’occurrence les œuvres, afin d’en montrer la portée concrète et très immédiate. L’exposition se concluait donc sur le volet présent de ce passé, sur le continuum historique qui fait que, 70 ans après la fin de la guerre, cette page n’est toujours pas tournée. Quant aux restitutions, lorsqu’elles sont possibles, elles sont soumises à l’accord d’un comité dédié et de la municipalité d’Amsterdam (qui est propriétaire des collections du Stedelijk Museum).

Le musée flottant

Mais revenons sur l’histoire du musée proprement dite, puisque l’exposition en offrait un aperçu très vivant. Dans les années 1930, face à la montée en puissance des nazis dans l’Allemagne toute proche, à la mise en place d’une chasse à l’art « dégénéré », et d’une politique antisémite, de nombreux collectionneurs, artistes et marchands d’art juifs fuient le Reich. Willem Sandberg, conservateur au Stedelijk Museum et David Roëll, directeur du musée, se mobilisent pour leur venir en aide : ils achètent des pièces au marchand Herbert Tannenbaum, ou encore passent commande à Johannes Itten, artiste membre du Bauhaus, d’un décor pour le plafond du grand escalier du Stedelijk Museum. Mais dès 1933, le personnel du musée envisage un scénario catastrophe – la confiscation par les nazis des collections d’art nationales, à l’instar de ce qui se passe déjà dans de nombreux musées allemands – et un plan diabolique pour les exfiltrer discrètement des musées en cas d’ordre de mobilisation générale. Puisque les véhicules de transport terrestre seraient les premiers à être placés sous commandement militaire, Sandberg se dit que la voie fluviale reste la plus sûre. L’équipe du musée prépare donc méticuleusement l’ordre d’évacuation des œuvres et se tient prête.

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Chefs-d’oeuvre à fond de cale : risqué, mais pas si barge, le plan de Sandberg, même s’il lui vaudrait sans doute aujourd’hui les foudres des spécialistes de conservation préventive (milieu humide, destruction assurée en cas de voie d’eau, sans compter l’éventualité de se retrouver pris dans les glaces hivernales du nord de la Hollande…)

Dès l’annonce de la pré-mobilisation, en août 1939, Sandberg commence à faire charger sa précieuse cargaison sur quatre barges au mouillage sur le fleuve Amstel, non loin du musée, qui allaient ensuite voguer vers diverses destinations et y rester amarrées plusieurs mois, en attendant… la deuxième phase du plan.

Un bunker décoré avec goût

Témoin des exactions commises durant la guerre civile espagnole lors d’un voyage en 1938, Sandberg décide ainsi de faire construire un bunker dans les dunes, près de Castricum, dans la province de Hollande Septentrionale, afin de protéger les œuvres de la menace des bombardements. Il faut dire que depuis mai 1940, les Pays-Bas sont occupés par l’armée allemande, et que l’hypothèse d’attaques aériennes sur leur sol se fait plus concrète.

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L’art underground, au sens propre. Visite guidée du bunker aux trésors par Willem Sandberg (image tirée du film Rembrandt in de Schuilkelder, « Rembrandt dans l’abri anti-aérien », 1941-1946)

L’abri, le premier du genre à être construit aux Pays-Bas à ces fins, est achevé dans le courant de l’année 1940. Equipé d’un mobilier de stockage adéquat, comme toute réserve de musée, notamment des grilles d’accrochage [vous noterez ce petit autoportrait de Van Gogh, sur sa grille, l’air de rien] pour les tableaux, il va rapidement recevoir une partie des collections les plus vulnérables du Stedelijk Museum, notamment celles qui se trouvaient dans les barges, mais accueillera aussi les trésors d’autres institutions : la Ronde de nuit de Rembrandt, fierté du Rijksmuseum, y séjourna, décadrée et roulée afin d’être stockée plus facilement ; des œuvres du musée Boijmans van Beuningen de Rotterdam y trouvèrent aussi refuge, ainsi que la collection des héritiers Van Gogh et des œuvres provenant de plus de 500 collections particulières menacées de saisies car appartenant à des Juifs. C’est là, je pense, la différence la plus saillante entre le cas français et le cas néerlandais, sur la question de la mise en sécurité préventive des collections d’art : tandis qu’en France, cette stratégie a visé les collections publiques (celles du Louvre en tête, grâce à l’action de Jacques Jaujard), l’approche des responsables néerlandais a pris en égale considération les acteurs publics et privés du monde de l’art, en l’occurrence collectionneurs et marchands.

Une fois la guerre déclarée, contrairement à la plupart des musées néerlandais, réquisitionnés comme hôpitaux, le Stedelijk Museum, même dépouillé de ses chefs-d’oeuvre, restera ouvert. Il présente un « nouvel accrochage », qui n’éveille pas les soupçons sur la localisation réelle des œuvres que le public avait l’habitude d’y admirer. La vie reprend son cours (presque) normal. Cependant, ce traitement de faveur n’a pas grand chose à voir avec la philanthropie ou l’amour de l’art. Pendant l’occupation allemande, le musée va ainsi se trouver contraint d’accueillir deux expositions de propagande nazie, les autorités néerlandaises considérant qu’en tant que pays neutre, les Pays-Bas n’avaient pas à refuser cela au voisin allemand… Mais le Stedelijk Museum résiste aussi à sa façon, en aidant financièrement les artistes qui avaient refusé de s’affilier à la Kultuurkamer des Pays-Bas. Cette chambre des métiers d’art calquée sur la Reichskulturkammer allemande fondée en 1933 par Goebbels, octroyait en effet une pension aux artistes labellisés par le régime nazi. Ceux qui s’y soustrayaient étaient non seulement privés de moyens de subsistance, mais encore soumis à des amendes s’ils exerçaient leur art hors du contrôle de la chambre. Le Stedelijk Museum accorda son soutien à plusieurs de ces artistes, souvent membres d’associations indépendantes (et souvent aussi, résistants), en leur donnant une visibilité en ses murs qui légitimait de fait leur travail, ou en leur commandant des œuvres.

Quant au bunker de Castricum, il dut être évacué en urgence en 1942, car il se trouvait sur le tracé du mur de l’Atlantique alors en construction par les Allemands. Rebelote : les trésors sont de nouveau sur la route, acheminés par le personnel du musée vers leur nouvel abri, le bunker de Zandvoort. Ce transfert n’a été possible que parce que les responsables du Stedelijk Museum ont réussi à obtenir l’accord des autorités allemandes (en leur cachant bien sûr que des biens appartenant à des Juifs se trouvaient mélangés aux collections nationales, puisque des lois antisémites spoliatrices s’appliquaient aussi au territoire des Pays-Bas). L’équipe du musée demeure très réduite néanmoins puisque la quasi-totalité du personnel masculin est affecté à la défense anti-aérienne. Son activité se ralentit donc considérablement entre 1943 et 1944, bien qu’il reçoive encore de nombreux visiteurs pour les quelques expositions qu’il parvient à organiser. Alors que la situation militaire se dégrade, le 20 septembre 1944, il ferme ses portes pour ne rouvrir qu’en juin 1945, à la libération des Pays-Bas. Les œuvres peuvent donc quitter leur bunker en toute sécurité et regagner Amsterdam, réparties dans plus de 200 camionnettes. Miracle : pas une oeuvre ne manque à l’appel, grâce aux registres tenus avec soin depuis le début de la guerre. Mais la tâche la plus difficile ne fait que commencer : démêler les collections publiques et les collections particulières…

Willem Sandberg : un homme, une vocation, une action

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Mais Willem Sandberg, c’est aussi un look [suis-je la seule à le trouver irrésistible ?]

Le Stedelijk Museum, l’un des premiers musées d’art moderne et contemporain du monde, créé en 1936, est indissociable de la personnalité de Willem Sandberg (1897-1984). Cette figure tutélaire, quasi-mythique, est tout d’abord un conservateur au profil atypique : plasticien et graphiste de formation, c’est lui qui a créé la première charte graphique et l’identité visuelle du Stedelijk Museum (refondue en 2012 par le duo néerlandais Mevis & Van Deursen). Nommé ensuite directeur de 1945 à 1963, il contribué à asseoir la réputation de son musée comme institution de pointe pour l’art contemporain, en impulsant notamment une politique d’acquisition trans-disciplinaire. Il ne parviendra que partiellement à ses fins, mais son action aura permis au Stedelijk Museum de se doter du premier département d’art vidéo, avant tout le monde. Bref, Sandberg, c’est avant tout un homme de convictions, un créatif et un sacré visionnaire.

Et, ce n’est pas surprenant, Sandberg va mettre pendant la guerre ses talents artistiques au service de ses idées, en réalisant notamment de faux-papiers pour des membres de la résistance. Il contribue aussi à préparer l’attaque du Bureau civique central d’Amsterdam, le 27 mars 1943. Arrêté, il parvient à s’enfuir et échappe ainsi de justesse au peloton d’exécution, contrairement à ses camarades conspirateurs. Il devra néanmoins passer les deux années suivantes à se cacher, jusqu’à la fin de la guerre. Une fois la paix retrouvée, Sandberg, désormais aux commandes du Stedelijk, consacre l’exposition de réouverture à son ami résistant H.N. Werkman, dont il présente les gravures clandestines réalisées pendant la guerre, notamment une série de planches en couleurs qui a pour thème le bunker de Castricum. En 1946, il organise une grande rétrospective Mondrian, qui sacre triomphalement cet art contemporain longtemps relégué aux oubliettes par le nazisme. L’oeuvre-symbole de cette reconquête, Victory Boogie-Woogie, dernière réalisation (d’ailleurs inachevée) de Mondrian, est le feu d’artifice de l’exposition, une véritable ode à l’espoir, à la vie et à la paix. Manquant alors de crédits pour acquérir l’oeuvre, Sandberg décide d’en faire réaliser une copie qui intègrera les collections de son musée. Cette réplique était d’ailleurs présentée dans le parcours de l’exposition « The Stedelijk Museum and the Second World War », dans l’avant-dernière salle consacrée à l’immédiat après-guerre.

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Piet Mondrian, Victory Boogie-Woogie, 1942-1944, huile et papier sur toile, 127 x 127 cm, la Haye, Gemeentemuseum

Comme bien souvent dans les moments critiques de l’Histoire, le point de basculement tient à la personnalité d’un individu, aux choix décisifs qu’il sera amené à faire dans des circonstances hors-normes, en son âme et conscience. En France, le rôle de Rose Valland, Monument Woman nationale, a été mis en lumière par la recherche récente et par un documentaire. Ce fut dernièrement au tour de Jacques Jaujard, « Illustre et inconnu », de faire l’objet d’un documentaire diffusé sur France 3, qui rend hommage à son action de sauvetage préventif des collections du Louvre dès le début de la guerre, alors qu’il était directeur des musées nationaux. Aux Pays-Bas aussi, le patrimoine a dû son salut à la personnalité de quelques professionnels engagés : Willem Sandberg est l’un d’eux, et non le moindre.

C’est vraiment pour des gens comme ça qu’on a créé le « Hug A Museum Worker Day » (mot-dièse #HAMuseumW), non ? Alors puisque ce jour tombe aujourd’hui 29 juin, profitons-en pour témoigner par une poignée de main, une accolade ou un gros câlin, toute notre gratitude à ces agents du patrimoine qui œuvrent dans l’ombre, dans des conditions de travail de plus en plus kafkaïennes [et ce quelle que soit leur position hiérarchique], pour assurer la sécurité des espaces des musées, l’accueil des visiteurs, la bonne santé des collections, leur connaissance, leur exposition, leur diffusion. Et pas uniquement parce que ces missions relèvent d’une obligation légale ou d’une injonction de service public : la plupart le font avec une passion et une énergie qui, fort heureusement, ne sont pas indexées sur la courbe d’évolution de leurs budgets.

Bref, même si, à l’instar d’une barge mal colmatée, la culture prend l’eau, n’attendons pas qu’on nous prive de musées et de patrimoine pour les défendre.

1968-1971 : le Baltardgate, du rififi au cœur de Paris

« Le centre Pompidou a longtemps divisé les Parisiens en trois grandes catégories : ceux qui trouvaient ça laid, ceux qui trouvaient ça beau, et ceux qui se demandaient s’il fallait trouver ça laid ou beau pour avoir l’air dans le coup. Rien n’est plus incertain que le sens architectural des Parisiens. On a vu les mêmes honnir le Sacré-Coeur et s’esbaudir à Beaubourg après avoir déchiré leur T-shirt en pleurant des larmes de sang devant les ferrailleries utilitaires de M. Baltard. » (Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, article « Paris », Seuil, 1985).

Voilà en substance ce qui me tournait dans la tête la semaine dernière, pendant que je parlais ici-même de vieilles pierres et de transports amoureux, de pulsions passionnelles contradictoires, de patrimoine et de politisation. Invariablement, la voix de Pierre Desproges égrenait avec son ironie délicieuse ces réflexions vachardes [mais Ô combien vérifiables] sur la capacité de ses contemporains à se changer périodiquement en pasionarias pour défendre – ou conspuer – des symboles du Paris monumental. Deux siècles après le mélodrame révolutionnaire, qui a permis d’accoucher dans la douleur d’une conscience patrimoniale moderne et son cortège législatif, voilà que les Parisiens ont remis ça. Tel Alexandre Lenoir, le héros romantique sauvant à son corps défendant de précieuses reliques de l’architecture médiévale en péril, le peuple de Paris (ou du moins une portion très audible de celui-ci) va faire des halles de Victor Baltard, promises à la pelleteuse, son cheval de bataille. Trois ans de polémiques, mobilisations, débats, scandales, invectives, prises de position d’intellectuels, batailles journalistiques, pétitions. Pour rien. Ou presque.

Mais c’est peut-être là toute sa chance dans son malheur : l’épisode des halles a constitué un véritable précédent dans l’histoire des mobilisations populaires en faveur du patrimoine et forcé à reconsidérer la valeur du patrimoine architectural récent. Décryptage de cet épisode-clé du mandat de Georges Pompidou, qui a fait couler beaucoup d’encre et tourné beaucoup de rotatives, comme peut-être aucune autre affaire de ce type ne l’avait fait auparavant.

 

Les Halles, ventre et centre de Paris

L’affaire de la destruction des Halles de Baltard est peut-être l’exemple le plus édifiant des liens complexes qui unissent le politique au patrimonial. Pour comprendre comment une polémique de cette ampleur a pu voir le jour dans la France des Trente Glorieuses, il faut revenir brièvement sur l’histoire du marché de Paris. Situé sur la rive droite de la Seine, le long de la « colonne vertébrale » nord-sud qui relie Paris à l’actuelle ville de Saint-Denis (lieu du martyre de saint Denis, le saint patron de Paris), l’emplacement convient au roi Louis VI le Gros qui décide d’y installer, dès 1137, le marché dit des « champeaux ». Mais le lieu est aussi chargé d’une lourde mémoire : sa permanence depuis le XIIème siècle et la proximité immédiate du cimetière des Innocents en font un symbole indéracinable du vieux Paris, où converge l’Histoire. A la veille de la Révolution, néanmoins, un premier événement est venu bouleverser les rapports entre les Parisiens et ce quartier : la destruction du cimetière des Innocents et le transfert des ossements dans les catacombes, pour des raisons de salubrité. Cette séparation des morts et des vivants, pour certains historiens du patrimoine (dont Alexandre Gady), marque véritablement le point de non retour vers une nouvelle ère de l’histoire.

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Charles Louis Bernier, Vue généralle [sic] prise du point A du plan et embrassant toute la partie du Cimetière, contre-épreuve d’un dessin à la mine de plomb, 22,8 x 43,5 cm, Paris, BnF

Le marché de Paris sera au fil du temps amélioré grâce à la construction de bâtiments couverts, connaissant une apogée avec l’édification des pavillons de fonte et de verre, gigantesques « parapluies », par Victor Baltard dans les années 1850. Centre vital et nourricier de Paris, les nouvelles halles du marché de gros illustrent l’âge d’or de la révolution industrielle et de la prospérité dans la France du Second Empire.

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Vue aérienne des dix pavillons de Victor Baltard. Dans l’alignement, à gauche, le bâtiment circulaire de la Halle au Blé ; et le long des halles, plus à droite, l’église Saint-Eustache et ses arcs-boutants gothiques.

Zola assigne aux pavillons de Baltard, récemment construits, l’un des rôles principaux de son roman « Le Ventre de Paris« . Leur architecture, la vie grouillante qu’ils abritent, et surtout la saturation d’impressions sensorielles y sont merveilleusement décrites [relisez le passage très olfactif de la « symphonie des fromages » pour apprécier ses talents de chef d’orchestre]. Mais puisque nous parlons ici plutôt d’architecture, quelques lignes de Zola en guise d’illustration. Lorsque son héros, Florent, est de retour à Paris après plusieurs années de bagne et découvre les nouvelles halles au petit matin : « Mais ce qui le surprenait, c’était, aux deux bords de la rue, de gigantesques pavillons, dont les toits superposés lui semblaient grandir, s’étendre, se perdre, au fond d’un poudroiement de lueurs. Il rêvait, l’esprit affaibli, à une suite de palais, énormes et réguliers, d’une légèreté de cristal, allumant sur leurs façades les milles raies de flammes de persiennes continues et sans fin. Entre les arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunes mettaient des échelles de lumière, qui montaient jusqu’à la ligne sombre des premiers toits, qui gravissaient l’entassement des toits supérieurs, posant dans leur carrure les grandes carcasses à jour des salles immenses […]. » C’est bien en effet cette architecture arachnéenne, lumineuse et aérienne, utilitaire autant qu’esthétique, qui caractérise les pavillons de Baltard. Sortes de cathédrales de l’ère industrielle avec leur plan inspiré des basiliques romaines, vaisseaux amiraux de la modernité à quelques encablures du chevet gothique de Saint-Eustache, ils s’inscrivent dans un vaste quadrilatère, le « carreau des halles », lui-même pris dans un tissu urbain très dense, témoignage lointain du Paris médiéval.

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Un pavillon des halles vu par Robert Doisneau

Pendant plus d’un siècle, le cœur géographique de Paris va se confondre avec son ventre symbolique : les dix pavillons accueillent chacun un type de denrées alimentaires (produits maraîchers, viande, poisson, crèmerie…), et en quantités suffisantes pour approvisionner – en gros et au détail – Paris, sa proche banlieue et une partie de la France aussi. Un gargantuesque festin renouvelé chaque jour. Mais l’activité intense et le trafic généré en ce point névralgique de la capitale ne vont pas sans poser de problèmes, en termes d’urbanisme autant que d’hygiène, tandis que Paris poursuit son développement démographique… certains redoutent donc, à courte ou moyenne échéance, une asphyxie du cœur de Paris, ou plutôt, pour filer la métaphore, une indigestion. Déjà en 1943, dans le Paris occupé, on avait émis le projet de déplacer le marché de gros. Cependant, d’une façon générale, on redoutait encore dans ces années de toucher aux halles, car on imaginait, dans une perspective vaguement superstitieuse, les conséquences dramatiques qui s’ensuivraient. Le lieu est en effet marqué par une histoire ininterrompue depuis le XIIème siècle… Cela explique que les partisans de la rénovation des halles ont mis longtemps avant d’obtenir gain de cause. Mais l’arrivée de Pompidou, en 1969, va donner un coup d’accélérateur au dossier.

 

Le Paris de Pompidou, un pari sur l’avenir

Il faut dire que l’état des lieux n’est pas brillant. L’importance prise par les Halles semble avoir réduit le quartier à sa seule fonction urbaine de marché de gros, tandis que les Parisiens peinent à le considérer comme le centre de leur ville. De plus, l’engorgement du centre et la fuite des habitants du quartier provoquent la crainte de voir le centre de gravité de Paris se déplacer. Pour cela, il est nécessaire de rénover le centre de la rive droite et de le rendre attractif car il n’offre aucune caractéristique d’un cœur de ville moderne, Paris étant une des seules grandes villes françaises à n’avoir connu depuis la guerre aucune grande opération d’urbanisme. Pour lutter contre la désertion des Parisiens et enrayer le déclin programmé de la capitale, il faut donc aménager des infrastructures : transports, commerces, logements… Et Pompidou voit grand : il imagine le centre de la capitale comme un centre d’affaires, avec des sièges d’entreprises, des galeries marchandes, des équipements sportifs et culturels, le tout desservi par une gare de RER où se croiseraient les lignes nord-sud et est-ouest. Vaste programme. Evidemment, ce feu d’artifice de projets est assez peu compatible avec le maintien des pavillons de Baltard. D’autant que depuis 1963, les banques mènent une spéculation immobilière sans précédent. Dans cette optique, le projet de destructions et reconstructions en plein cœur de Paris offre des perspectives de marchés juteux. C’est pourquoi, dès le printemps 1962, un conseiller communiste décortique l’affaire des halles comme « une formidable opération capitaliste ». Le futur marché de gros, envisagé à Rungis, est en effet, selon lui, un instrument de la domination des grosses sociétés succursalistes au détriment du petit commerce qui ne survivra pas au départ des halles centrales. S’ajoute à cela la voix des architectes Rotival et Lopez, théoriciens des « grands ensembles » et conseillers de Pompidou, qui piaffent d’impatience à l’idée de remodeler le centre de Paris [après avoir rayé de la carte les pavillons] afin de le faire entrer de plain-pied dans cette riante ère post-industrielle. Rien de bien nouveau sous le soleil finalement, si l’on se rappelle que Le Corbusier avait déjà tout planifié dès 1925 :

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Le Corbusier prévoyait en effet de raser tout le cœur historique de Paris, sur la rive droite, face à l’île Saint-Louis. A la place des charmants entrelacs de rues du Marais, un Légo géant hymne à l’orthogonalité et à la verticalité. On l’a échappé belle, cela dit.

Dès les années 50, les partisans du déménagement des halles hors de Paris vont trouver les arguments nécessaires [de bonne ou de moins bonne foi] pour hâter les décisions : la surface du marché de gros ne permet plus d’approvisionner une région capitale qui connaît une croissance exponentielle, les activités du marché provoquent des embouteillages dans un Paris au trafic automobile de plus en plus dense, et les problèmes de salubrité aux abords du marché offusquent les hygiénistes. Des armées [supposées ?] de rats se terrent dans les caves des halles, tandis qu’« un mètre cube d’air prélevé à Paris contient 600 000 microbes », comme le soutiennent des blouses blanches devant le conseil municipal. Sans compter le sentiment diffus d’insécurité qui plane sur les lieux à la nuit tombée, fruit de cet amalgame entre « Classes laborieuses et classes dangereuses » que l’historien Louis Chevalier avait déjà pointé en 1958 dans son ouvrage éponyme. Ni une ni deux, Michel Debré décide en janvier 1959 de transférer l’activité des halles dans un marché d’intérêt national, tandis que la viande irait à la Villette, même si le déménagement ne s’effectuera qu’en 1969. De ce fait, le transfert du marché à Rungis remet en question l’utilité des pavillons, qui occupaient alors quatre hectares du centre de Paris…

 

« Paris culturel » vs « Paris bancaire » : la bataille des halles

Néanmoins, jusqu’en juillet 1968, le conseil de Paris n’est pas totalement fermé à l’hypothèse d’une rénovation des pavillons de Baltard. Une exposition permanente dans le quartier montre même au public les maquettes de projets qui proposent une deuxième vie pour les anciennes halles. Mais aucun de ces projets ne trouvera son aboutissement ; c’est donc la solution d’une démolition qui finit par s’imposer. Après le déménagement effectif du marché de gros à Rungis, les pavillons qui ne gênent pas le creusement du RER sont maintenus à titre provisoire pour abriter des manifestations culturelles et en quelque sorte « nourrir l’esprit » après avoir nourri le corps. Le quartier, moribond depuis le départ du marché, se réveille. Les constructions de Baltard se révèlent flexibles et polyvalentes, à tel point qu’une étude prouve que l’animation des pavillons coûterait deux fois moins cher que celle des Maisons de la Culture. La campagne d’animation est orchestrée par un comité qui rassemble les acteurs du monde culturel, politique, commerçant mais aussi des habitants du quartier, tandis que l’Etat participe pour moitié dans le budget d’exploitation. Le 24 mars 1969, les pavillons ouvrent leurs portes au public. L’opération connaît un succès immédiat : pas moins de 70 000 visiteurs se pressent dans l’exposition consacrée à Picasso qui se tient sous les parapluies de Baltard. Mais c’est surtout leur architecture, redécouverte sous un nouveau jour, qui provoque le coup de foudre des Parisiens pour les pavillons et qui déclenchera l’une des plus formidables mobilisations de l’opinion publique en faveur d’un monument : la « bataille des Halles » opposera désormais les partisans du « Paris culturel » et ceux du « Paris bancaire », selon la formule choisie le 21 Juin 1971 par le Nouvel Observateur.

A mesure que la date fatidique de la destruction approche, l’opinion s’insurge contre cette décision sans appel. Il faut dire qu’en ouvrant les pavillons, le gouvernement a généré sans le savoir, et assez ironiquement, un obstacle de taille à la marche de son projet : dorénavant, il se heurte aux protestations du front des « anti-démolition ». Marcel Cornu relate cet épisode dans « La bataille de Paris » : « Quand s’en fut allée à Rungis une grande partie des halles la contestation, en effet, s’introduisit dans les grands pavillons de Baltard.[…] La contestation ne se doutait pas qu’elle était déjà contestation. […] Prodige ! D’emblée les pavillons […] tout sales, tout noircis, se reconvertissent : cirque, cinéma, théâtre… Dans ce Paris tristement mécanisé, […] spontanément, ils se transforment en lieux de fête. […] Ils deviennent […] la plus grande maison de la culture de France. […] Cette reviviscence n’a pu être spontanée que parce qu’elle répondait à une demande […]. Et, d’autre part, cette spontanéité devenait cri accusateur. […] Elle recelait en elle la contestation. »

Les pavillons trouvent chaque jour de nouveaux défenseurs. Ils sont devenus dans les esprits de véritables monuments historiques, dans toute l’acception symbolique du terme et sa dimension quasi-sacrée. En février 1971, tandis qu’on annonce la prochaine destruction des pavillons 1 à 6, une pétition recueille 2500 signatures. L’affaire des halles prend vite des allures de scandale. L’opinion publique contraint les autorités préfectorales à la reculade et les conseillers de Paris à se saisir d’un dossier qui au fond ne les intéressait pas vraiment. Pour leurs défenseurs, les pavillons sont la condition de la réanimation du quartier. C’est pourquoi l’opposition réclame du pérenne, non du provisoire. André Fermigier, quant à lui, déclare dans le Nouvel Observateur du 26 avril 1971 : « Si vous ne voulez pas que, par l’intermédiaire des architectes qui épancheront leurs états d’âme sur le carreau, l’affaire des Halles se termine par une autre victoire des prix de Rome, si vous ne voulez pas que le quartier, qui a toujours été le symbole du Paris populaire, devienne un quartier de riches et un quartier d’argent, défendez les pavillons ».

D’autres intellectuels engagés en faveur du patrimoine rejoignent les défenseurs des pavillons : Claude Charpentier, André Laprade et André Chastel organisent une exposition en 1966, « Trésors des Halles », pour montrer que le quartier est digne d’être protégé et défendu. Chastel fonde même un comité de sauvegarde des Halles. Le 22 juin 1967 paraît un manifeste sur la vocation culturelle du quartier, signé par Aragon, Aron, Brassens, Ionesco, Mauriac, Montand… Les signataires sont inquiets de l’ambiguïté des intentions de l’administration et de la discrétion qui préside à ces décisions, et sont désireux de maintenir Paris dans son rôle de capitale culturelle du monde. En juillet 1968, l’Union des Champeaux [en hommage au premier nom donné à ce marché, au XIIème siècle : un signe fort pour inscrire ce combat dans une perspective historique], association créée par Fleury, Babelon et de Sacy (auteurs d’un guide patrimonial du quartier des halles paru en 1967), aide au montage d’une exposition d’information dans le quartier, qui présente aux habitants les projets pour les halles afin de les impliquer dans les débats. Jusqu’en octobre 1969, les Champeaux participent activement aux discussions sur l’aménagement des halles, ils interpellent même les candidats aux présidentielles.

Mais le gouvernement, de son côté, considère que l’attachement aux halles est le fait de soixante-huitards attardés idéalistes. De toutes façons, en janvier 1971, une déclaration parue au bulletin municipal officiel réduit la zone d’utilité publique au périmètre de rénovation, condamnant donc définitivement les pavillons.

 

Chronique d’une destruction annoncée

Tandis que les associations et porte-parole de l’opinion publique défendent une vie culturelle de quartier, un autre front de résistance se dessine sur le terrain de l’histoire architecturale. De même que les tenants de l’architecture néo-classique, en leur temps, fronçaient le nez devant un bâtiment médiéval, dont les dehors supposément « barbares » offensaient leur esprit rationaliste, les partisans de l’architecture moderne n’ont que mépris pour les constructions en métal et verre qui marquent les débuts de l’ère industrielle au XIXème siècle. Mais les défenseurs des pavillons réclament leur conservation à titre historique, comme l’un des plus beaux témoignages des débuts de la construction métallique. En parfaite résonance, quoi qu’en pensent les adeptes du béton, avec la création contemporaine la plus pointue. C’est ce que démontre une exposition organisée dans le sous-sol du pavillon 10, où sont présentées les meilleures productions des designers de l’époque, qui transforment le lieu en une oeuvre d’art totale. Pourtant les pavillons ne sont toujours pas inscrits à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques… et ne le seront jamais.

La volonté de ménager le patrimoine architectural des Halles reçoit un écho important au conseil municipal. La question de la destruction des pavillons divise même le gouvernement. L’opposition municipale en fait un cheval de bataille, considérant que la disparition des pavillons est due au mépris de leur valeur historique, technique et artistique par les autorités responsables. Témoins les plus important de l’architecture industrielle, ils sont en passe d’être détruits, au moment même où s’amorce, dans les autres pays du monde, une redécouverte et une revalorisation de l’architecture métallique du XIXème siècle. C’est donc aussi en anticipant le « sens de l’histoire » que se positionnent les défenseurs des pavillons.

La presse, de son côté, offre une caisse de résonance à l’affaire des Halles dès son déclenchement, et fournit à l’opinion publique les éléments d’appréciation que les pouvoirs publics rechignaient à dévoiler. Le quotidien Le Monde est particulièrement mobilisé sur ce dossier. Dans son édition du 31 juillet 1970, il lance un nouveau plaidoyer pour les pavillons, véritables « agoras » couvertes, alors que le schéma d’ossature du quartier vient d’être adopté par le conseil de Paris. Puis, le 11 décembre 1970, un journaliste déclare qu’« abattre ces pavillons grandioses, qui viennent d’être si brillamment, si sympathiquement remis en service, serait un attentat ». Enfin, durant le printemps-été 1971, Le Monde participe aux débats du moment : il critique le bien-fondé du plan de rénovation du quartier, le manque d’études urbanistiques préalables, la démolition des pavillons, et le « parachutage » de Beaubourg par la volonté présidentielle [je reviendrai sur son cas un peu plus loin]. Les adversaires de la démolition ne comprennent pas que l’on veuille détruire un espace, certes à rénover, mais qui a le mérite d’exister, pour construire des équipements culturels neufs et moins flexibles sur le plateau Beaubourg. Les partisans de la destruction des pavillons, eux, considèrent que le camp adverse minimise les obstacles et les coûts causés par une fouille du RER sous les pavillons, légitimant ainsi l’obligation de les détruire pour creuser à ciel ouvert. Le 13 mars 1971, Le Monde lance même une pétition contre la destruction.

 

La contestation franchit le périph’… et les frontières

Mais le débat ne passionne pas que le petit monde parisien de la culture et de la presse. Entre 1969 et 1971, preuve de l’ampleur sans précédent de l’affaire, la mobilisation gagne du terrain à l’international. Dès avril 1969, Le Monde évoque cette campagne de sauvetage sans frontières et les protestations adressées à Capitant, garde des sceaux et président de la commission permanente des halles. L’architecte Mies van der Rohe [qui a signé le bâtiment de la Neue Nationalgalerie de Berlin, un parangon de modernisme], déclare : « Je soutiens entièrement le principe de la conservation des pavillons des Halles, ils sont le symbole de l’âge d’or des techniques de construction françaises ». Peter Blake, rédacteur en chef de The architectural forum affirme pour sa part que les pavillons sont « l’un des plus beaux, l’un des seuls exemples de l’architecture du XIXème siècle industriel existant encore dans le monde ». M. de Wilde, directeur du Stedelijkmuseum d’Amsterdam, soutient que la démolition serait « une perte culturelle sans excuse ».

En juin 1971, le banquier américain Orin Hein offre même de racheter les pavillons pour 30 millions de francs et de les remonter aux Etats-Unis. Duhamel, ministre de la culture, le reçoit mais refuse sa proposition. Il faut dire que cela donnerait mauvaise conscience à l’administration en apportant la preuve que les pavillons, remontés et réutilisés, sont tout à fait viables et donc que l’opération aurait très bien pu se faire en France.

Le New York Times s’engage à son tour dans la protestation avec véhémence dans son édition du 23 juin 1971 : « On attend des Français qu’ils soient civilisés […] La République a manifesté une singulière insensibilité à l’égard de l’esthétique et de l’urbanisme. Elle s’emploie activement à détruire Paris. […] Les Halles ont refusé de mourir, il faut donc les tuer pour les remplacer par les monuments du « commercialisme », de l’opportunisme, de la cupidité et de la bêtise bureaucratique : architecture de promoteurs et stations de métro. »

Des télégrammes arrivent du monde entier pour la sauvegarde des halles : Niki de St-Phalle, Pierre Soulages, John Lennon, le conservateur du Trustee Museum of Modern Art, Max Ernst… Comble du comble, le jury international présidant la construction de Beaubourg [un aréopage d’architectes de renom qu’on ne peut pas vraiment qualifier de réacs hystériques] écrit même à Pompidou pour l’exhorter à conserver les pavillons, pendants du futur centre Beaubourg, « dont la disparition risquerait de compromettre l’œuvre qui restera attachée à [son] nom ». Ouch. L’affaire a non seulement franchi les frontières, mais elle est aussi remontée au plus haut niveau décisionnel. Car c’est bien d’une volonté présidentielle que tout a procédé, et c’est aussi une volonté présidentielle, stoïque face à tous ses adversaires, qui va mener l’affaire à son dénouement.

 

Une querelle des Anciens contre les Modernes ?

« Chère vieille France ! La bonne cuisine ! Les Folies-Bergères ! Le Gai-Paris ! La Haute-Couture […] ! C’est terminé ! La France a commencé et largement entamé une révolution industrielle », déclarait Pompidou lors de sa conférence de presse du 15 novembre 1972. Dès sa prise de fonctions en 1969, il souhaite moderniser le visage de la France et de Paris en imprimant sa marque sur le paysage urbain. Favorable à une meilleure circulation automobile dans Paris, il ouvre les voies sur berges [avant qu’Anne Hidalgo n’en rende, il y a deux ans, un grand tronçon à la circulation piétonne et trottinesque, sur la rive gauche]. Sa politique d’urbanisme s’inscrit aussi dans une volonté de rupture avec ses prédécesseurs : les premières tours de la Défense, le quartier Maine-Montparnasse, la construction des grands ensembles dans les banlieues…. Ce modernisme à tout crin explique en partie sa position inflexible quant au sort des pavillons Baltard. Symboles du passé, en inadéquation avec sa vision de Paris, ils doivent disparaître pour laisser la place à des bâtiments qui incarnent les nouvelles préoccupations du monde à la fin des Trente Glorieuses : la généralisation de l’économie de marché et la recherche du profit. Pour lui, le nouveau quartier des Halles devra avoir une vocation culturelle mais aussi commerciale. C’est pourquoi, malgré les pressions de l’opposition et du monde culturel, il est resté campé sur ses positions, prenant le risque de se rendre impopulaire. La « bataille des Halles » cristallise donc tous les conflits soulevés par l’entrée de la France dans l’ère moderne et la crainte face à un monde qui se métamorphose.

Mais la citation de Desproges, plus haut, et les protestations du jury international du projet Beaubourg, rappellent à quel point les destins de ces deux ensembles architecturaux sont intimement liés. Géographiquement tout d’abord, quelques centaines de mètres seulement séparent le carreau des halles du plateau Beaubourg. Chronologiquement, ensuite, car leur sort est scellé en quasi-simultanéité, entre la fin des années 60 et le début des années 70 : destruction pour les uns, construction pour l’autre. Symboliquement, enfin, car chacun incarne l’esprit d’une époque : l’une est révolue, tandis que l’autre n’est encore qu’une promesse. Et c’est résolument vers l’avenir que Pompidou, grand amateur d’art moderne devant l’Eternel, met le cap.

Un goût pour l’art moderne qui le conduit à impulser, dès 1969, le projet du centre Beaubourg, un musée-centre de création dédié à l’art moderne et contemporain, qui conserve et expose toutes les formes d’art. En 1971, un concours international d’architectes est lancé pour créer un geste fort qui occuperait 100 000 m² du cœur historique de Paris, à la place d’un îlot d’habitation insalubre nouvellement détruit. Ce concours très libre [je ne résiste pas au plaisir d’évoquer ici l’un des délires d’architecte les plus ébouriffants proposés à ce concours : l’œuf monumental d’André Bruyère], véritable laboratoire de réflexion sur l’architecture contemporaine, voit s’affronter pas moins de 691 équipes. On retient le projet de Renzo Piano et Richards Rogers, deux jeunes architectes qui n’ont pas froid aux mirettes. Le défi étant de faire cohabiter différentes activités en un même lieu vivant et ouvert, le programme proposé par Piano et Rogers n’utilise pas toute la surface et ménage une « piazza », qui sert de surface d’interaction ville/musée. Le système de plateaux modulables [cette flexibilité si appréciée par les défenseurs des pavillons Baltard] permet de refaire régulièrement l’accrochage. Les étages-plateaux s’empilent sans cloisonnements fixes, entièrement portés par la structure externe en poutrelles blanches qui constitue le squelette. Pour la première fois, on exhibe ce qui normalement est caché : tuyauteries, escaliers, conduites d’air et d’eau, dont les différentes couleurs révèlent les fonctions, habillent de façon très graphique la façade arrière, tout en permettant de gagner beaucoup de place sur les plateaux. Comme un organisme dont les organes et l’ossature seraient à l’extérieur. Quant à l’intérieur, il est visible depuis le dehors grâce à une surface entièrement vitrée. Le 31 janvier 1977, les Parisiens découvrent le rutilant Centre Georges-Pompidou, et comment dire… les avis sont assez clivés. C’est le retour de la querelle entre les « Anciens » et les « Modernes » !

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Côté face ou côté pile, le centre Pompidou reste un ovni posé à la lisière du Marais. Au début ça surprend. Après aussi. Mais on finit par s’y habituer.

J’ai toujours en tête cette magnifique planche de la BD L’étrange cas du Docteur Abraham, de Schuiten et Peeters, quand je pense à Beaubourg, qui semble avoir poussé en une nuit comme un champignon hallucinogène géant au milieu du vieux Paris. Ce parti pris radical, qui n’a d’ailleurs pas eu de descendance, favorise la fonctionnalité sur l’esthétique. Mais surtout : une architecture utilitaire de verre et de métal, merveilleuse ironie, tout comme les pavillons Baltard qui seront finalement détruits pendant le mois d’août 1971. A leur retour de vacances, les Parisiens trouvent les pavillons par terre, leurs charpentes métalliques vendues aux ferrailleurs. A leur place s’ouvre une gigantesque excavation, le « trou des Halles », qui fera partie du paysage jusqu’à l’achèvement du Forum, le 4 septembre 1979. Le seul rescapé est le pavillon 8, démonté et remonté à Nogent-sur-Marne [où il connaît une singulière afterlife, reconverti aujourd’hui en studio d’enregistrement pour télé-crochets], en guise de compromis. L’opération, menée sans difficulté par les architectes, achève de prouver que la démolition n’était pas inévitable. Le sentiment de gâchis domine alors parmi les défenseurs des halles.

 

 

L' »affaire des Halles » pourrait bien être un lointain sequel de l’épisode révolutionnaire. Sauf que dans la France de Pompidou, les règles ont changé : plus de monarque absolu [encore que] ni de gouvernement éjectable tous les six mois qui prend des mesures d’exception, mais une presse qui sait se faire entendre, des décisions soumises au vote du conseil municipal, une opinion publique structurée et, théoriquement, l’arsenal juridique ad hoc pour mettre un bâtiment à l’abri des bulldozers au cas où ça tournerait mal. Mais comme l’énonce l’implacable loi de Murphy dans sa lucidité glacée, si quelque chose peut tourner mal, ça va tourner mal.

Au delà des passions déchaînées autour de ce dossier, qui comme toutes les passions retombent telles un soufflé à plus ou moins brève échéance, il reste de l’épisode des halles trois faits à retenir encore aujourd’hui :

  • une prise de conscience aiguë autour de la question du patrimoine immédiat, ces constructions du XIXème et du XXème siècles qui ont gagné leurs galons à la dure dans la hiérarchie des valeurs artistiques. Tout jugement esthétique en la matière étant forcément subjectif, car modelé par le climat d’une époque, l’inscription au titre des Monuments Historiques apparaît aussi comme l’un des leviers pour préserver certains « moments » de l’histoire architecturale du regard parfois sévère que peuvent poser sur eux nos contemporains. Puisque le goût est un phénomène cyclique, qui enchaîne invariablement des phases d’engouement-oubli-redécouverte, protéger un bâtiment à titre préventif permet de le transmettre, et avec un peu de chance, quand le regard aura changé, de lui offrir une réception nouvelle. C’est le cas de l’immeuble Gloria Mansions, à Nice, chef-d’oeuvre de l’art déco azuréen des années 1930, classé en 1989.
  • une alternative au classement comme Monument Historique apparaît aussi dans cette tendance de fond, observable depuis une vingtaine d’années tout au plus, qui consiste à réhabiliter des bâtiments industriels ou utilitaires en centres dédiés à la culture, ou plus prosaïquement, au shopping : la Grande Halle de la Villette (l’ancien marché de gros pour la viande), pionnière dès les années 90, qui s’est refait une beauté comme salle de spectacles, accomplissant ce dont les défenseurs de Baltard avaient rêvé quelques vingt ans plus tôt. Puis le 104, le Carreau du Temple, Uniqlo-Marais… ou encore le Lieu Unique à Nantes, centre d’art contemporain qui s’est coulé dans l’ancienne usine des biscuits LU [et que les Parisiens envient secrètement aux Nantais].
  • et enfin, puisque l’on avait tant reproché aux autorités leur manque de transparence autour du projet des halles, le chantier actuel du nouveau Forum, démarré en 2010, est bardé de panneaux explicatifs très pédagogiques et hérissé de petites tourelles d’observation qui permettent aux badauds d’admirer l’avancée des travaux. Un peu comme ces promontoires dans les réserves ornithologiques, desquels on peut suivre la vie secrète des hérons cendrés…

Sauf que là, les seuls échassiers que l’on risque de croiser sont surtout des grues.

Les Français et le patrimoine : une histoire d’amour compliquée

Aaaah, le patrimoine. Souvenirs de vacances en famille dans les châteaux de la Loire, obscures chapelles romanes à demi enfouies sous la végétation, qu’un vieux du village vous ouvre avec une clé rouillée et des mines de conspirateur révélant une cache au trésor, frisson d’émotion qui confine au sublime en touchant précautionneusement un mur de granit sans âge… Oui, autant l’avouer tout de go : le patrimoine est largement affaire d’affectivité, de subjectivité, en plus de sa dimension historique. Il est aussi un argument touristique – on ne compte plus les labels destinés à le rendre visible, même dans les coins les plus reculés : Villes et Pays d’Art et d’Histoire, Maisons des Illustres, Jardins Remarquables… – et un moteur de célébration collective – des Journées Européennes du Patrimoine aux Nuits des Musées.

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Mona Lisa, une vie de rock-star.

Certes, la France peut s’enorgueillir aujourd’hui, et à juste titre, de posséder l’un des ensembles patrimoniaux les plus riches au monde, monuments historiques et musées confondus. Quelques chiffres pour en prendre la mesure : 1218 institutions classées « Musées de France » (chiffre 2015), et 44 236 bâtiments protégés au titre des monuments historiques (chiffre 2012), selon les données du Ministère de la Culture. Impossible de faire un pas dans Paris sans tomber sur au moins un de ces panneaux révélant l’histoire d’un lieu ou d’un édifice. Nous sommes donc cernés par ce patrimoine artistique et monumental accumulé au fil de l’histoire, et nous continuons d’en fabriquer en classant chaque année de nouveaux bâtiments ou objets au titre des monuments historiques.

Dans ses « Douze leçons sur l’histoire » (Seuil, 1996), l’historien Antoine Prost revenait sur cette « vague patrimoniale sans précédent » qui marque la France depuis les années 1980, en particulier à partir de la mandature de Jack Lang. « On conserve les vieilles voitures, les vieilles bouteilles, les vieux outils. Jeter devient impossible. Détruire, plus encore. » Cette portée symbolique (qui confine selon Prost à une forme de fétichisation) que revêtent les témoignages du passé, leur fonction mémorielle et leur potentiel affectif ont forgé une civilisation du « tout-patrimoine », et un sentiment fédérateur autour d’une histoire commune, si solidement enraciné qu’il semblerait avoir toujours existé. Or, comme souvent, ce qui paraît aller de soi a toujours besoin d’être examiné d’un peu plus près. Juste histoire de voir. Et si l’on place sous le bistouri les rapports qu’entretiennent aujourd’hui les Français avec leur patrimoine, que découvre-t-on ? Tout simplement l’un des plus incroyables mélodrames de l’histoire moderne.

 

L’art comme res publica

La condition indispensable à l’apparition d’une conscience patrimoniale est la constitution d’un public pour les arts, qui puisse se sentir concerné, de façon affective, par la protection des témoignages artistiques contemporains ou passés. Et un public suffisamment large pour former une base solide, consciente d’elle-même, et donc apte à peser sur les décisions politiques. En un mot : l’art doit d’abord devenir une chose publique. Or, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les seules occasions données à un public populaire de voir des œuvres d’art de près étaient assez limitées : tableaux accrochés dans les églises, expositions en plein air comme celles qui se tenaient à Paris place Dauphine, ou encore promenades dans les rues d’œuvres religieuses au moment des processions…  Hormis ces quelques excursions, l’art et les antiquités se concentraient alors dans les cabinets de particuliers, membres de l’aristocratie, du clergé, et bientôt de la bourgeoisie. A l’exception de l’architecture, qui occupait de fait une place visible dans l’espace public, et de la statuaire monumentale qui ornait les places royales, les autres formes d’art se trouvaient donc soustraites au regard du petit peuple, cantonnées à la sphère privée ou semi-privée (le collectionneur et les membres de son cercle de sociabilité). La construction d’un lien affectif entre la nation et son patrimoine n’est donc pas, en ce temps-là, à l’ordre du jour. Un nouvel événement vient cependant bousculer tranquillement la donne à partir de 1737 : les artistes de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture (ancêtre vénérable de l’Ecole des Beaux-Arts, qui formait les artistes destinés à travailler pour le roi) vont désormais investir chaque année, à la fin de l’été, le Salon Carré du Louvre pour y exposer leur production. Ce rendez-vous mondain, où se pressent les amateurs, curieux et mécènes, va rapidement devenir un rendez-vous incontournable de la vie artistique parisienne, et comme à cette époque Paris, c’est la France, et la France, c’est l’Europe [je schématise à peine], autant dire que le Salon du Louvre est the place to be : un lieu où se bâtissent et se défont des réputations, où les fins esprits de la critique d’art – Diderot et les frères Grimm en tête – fourbissent leurs premières armes littéraires et exportent leurs opinions par-delà les frontières.

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Gabriel de Saint-Aubin, Le Salon du Louvre de 1765, 1765, plume, lavis d’encre et aquarelle sur papier, 24 x 46,5 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. Un témoignage vivant de l’extrême densité des accrochages au XVIIIe siècle, qui ferait aujourd’hui tourner de l’œil un commissaire d’expo d’art contemporain habitué à l’esthétique du white cube… 

C’est justement dans ce climat d’effervescence propice que va paraître, en 1747, un texte fondamental, non seulement parce qu’il est considéré comme l’acte de naissance de la critique d’art moderne, mais aussi, et c’est ce qui m’intéresse ici, parce qu’il formule pour la toute première fois le projet de création d’un musée au palais du Louvre. La Font de Saint Yenne (car c’est son nom, même s’il a choisi l’anonymat pour publier son essai), dans ses désormais célèbres Réflexions sur quelques causes de l’état de la peinture en France, prend ainsi très explicitement position en faveur d’une meilleure conservation des chefs-d’oeuvre des collections royales et de leur exposition. Dans une rhétorique aux accents apocalyptiques, il évoque l’urgence de savoir quoi transmettre aux générations futures comme témoignages de « grandeur » et modèles artistiques à suivre pour éviter la décadence du goût: « Le moyen que je propose […] pour un rétablissement durable de la Peinture, ce serait donc de choisir dans ce Palais [le Louvre] ou quelque part d’autre aux environs, un lieu propre pour placer à demeure les innombrables chefs-d’œuvre des plus grands Maîtres de l’Europe […] qui composent le Cabinet des Tableaux de Sa Majesté, entassés aujourd’hui, et ensevelis dans de petites pièces mal éclairées et cachées dans la ville de Versailles […]. Une autre raison pressante pour leur donner un logement convenable […] c’est celle d’un dépérissement prochain et inévitable par le défaut d’air et d’exposition. […] Telle serait la Galerie royale que l’on vient de proposer, bâtie exprès dans le Louvre, où toutes ces richesses immenses et ignorées seraient rangées dans un bel ordre, et entretenues dans le meilleur état par les soins d’un Artiste intelligent, et chargé de veiller avec attention à leur parfaite conservation. » Il fustige même les conditions de conservation des sculptures de Pierre Puget dans le parc de Versailles, soumises aux intempéries et « écur[ées] comme un chaudron avec le plus gros sable »… [eh oui, avant de venir poser crânement sous sa verrière au musée du Louvre, le Milon de Crotone de Puget a connu les affres de nombreux hivers yvelinois et quelques peelings un peu trop virils, dixit La Font]. Conservation, exposition, transmission : les bases d’une acception moderne du musée sont jetées, dès 1747, même si La Font n’utilise pas ce terme. Ses Réflexions marquent le début d’un culte de l’oeuvre d’art et du patrimoine comme biens communs, à transmettre au plus grande nombre. Quant à son projet d’exposer au public des œuvres de la collection royale, il sera suivi d’effet, avec l’ouverture d’une galerie du Palais du Luxembourg au public en 1750, une initiative – certes éphémère puisque la galerie ferme ses portes en 1779 – qui préfigure assez bien le futur Muséum National du Louvre… mais ne brûlons pas les étapes.

Une célébrissime plume, en quasi-synchronie, s’attaque elle aussi à la question de l’art dans l’espace public, sous un angle un peu différent cette fois. C’est celle de Voltaire. Dans l’un de ses dialogues philosophiques, paru en 1748-1749, et intitulé Les embellissements de la ville de Cachemire (ici, p. 473 et suivantes), il imagine une conversation entre un philosophe indien et un bostangi, dignitaire de la ville de Cachemire, qui se plaint que sa cité soit laissée à l’abandon :

« – Que ne vous donnez-vous tout ce qui vous manque ? 

– Oh ! dit le petit bostangi, il n’y a pas moyen ; cela coûterait trop cher.

– Cela ne coûterait rien du tout, dit le philosophe.

– On nous a déjà étalé ce beau paradoxe, reprit le citoyen ; mais ce sont des discours […] admirables dans la théorie et ridicules dans la pratique. […]

– N’avez-vous pas soudoyé cent mille soldats pendant dix ans de guerre ?

– Il est vrai, et l’état ne paraît pourtant pas appauvri. 

– Quoi ? vous avez de l’argent pour envoyer tuer cent mille hommes [c’est une référence implicite de Voltaire à la guerre de succession d’Autriche], et vous n’en avez pas pour en faire vivre dix mille ?

Cela est bien différent : il en coûte beaucoup moins pour envoyer un citoyen à la mort que pour lui faire sculpter du marbre. »

Dans cette satire grinçante, Voltaire dénonce l’inertie de l’administration qui rechigne à mener des travaux d’embellissements (ou d’urbanisme, comme on dirait aujourd’hui) dans Paris en arguant du manque de moyens, alors qu’elle semble en trouver pour financer les guerres. Voltaire réclame ainsi un droit de regard sur l’utilisation des deniers de l’Etat, dont les investissements doivent servir au quotidien le bien-être des citoyens. Il appelle de ses vœux, par exemple, la construction de marchés couverts, de fontaines publiques, de dispositifs d’assainissement, ainsi que de monuments à valeur esthétique [et il affirme aussi résoudre par ce biais le problème de la pauvreté et de l’oisiveté qui frappe les masses populaires : relancer l’économie et réduire le chômage en lançant une politique de grands travaux, allez, on va nommer Voltaire ministre de l’Economie ET de la Culture]. Que ce soit chez Voltaire ou chez La Font de Saint Yenne, les concepts de citoyenneté, d’art et d’espace public se trouvent liés avec force, c’est très nouveau et c’est bien la preuve que les lignes sont en train de bouger au milieu du XVIIIe siècle en France.

Pendant ce temps, le projet d’un musée au Louvre poursuit son petit bonhomme de chemin. Et c’est bien d’une volonté monarchique qu’il procède tout d’abord. En 1774, en effet, Louis XVI monte sur le trône et nomme le comte d’Angivillers Directeur des Bâtiments du Roi, en charge des commandes artistiques et de l’aménagement des demeures royales. D’Angivillers est résolu à mener à son terme la transformation du Louvre, afin que le palais devienne un temple dédié aux arts et aux grands hommes de la nation, tel qu’en rêvaient La Font de Saint Yenne, Voltaire et ceux – de plus en plus nombreux – qu’ils avaient ralliés à leur cause, notamment les artistes qui réclamaient un accès aux chefs-d’oeuvre des collections royales, qu’ils pourraient prendre pour modèles. Il mène donc une véritable étude prospective pour adapter au mieux le lieu à ses nouvelles fonctions : revoir l’éclairage, assurer la sécurité des œuvres, repenser le cloisonnement des galeries… Un travail préparatoire d’une grande minutie, qui prend un peu plus de temps que celui dont dispose réellement le pouvoir monarchique, puisque son compte à rebours a déjà commencé. Néanmoins, en novembre 1788, on décide à titre d’expérience, d’installer un dispositif d’éclairage zénithal [gare au lapsus] au dessus du Salon Carré. En 1789 tout le monde considère que la démonstration est concluante. Hourra!

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Hubert Robert, Projet d’aménagement de la Grande Galerie du Louvre, 1796, huile sur toile, 115 x 145 cm, Paris, musée du Louvre. Qui mieux qu’un artiste peut envisager le meilleur dispositif d’éclairage pour la contemplation des tableaux ? Une lumière naturelle, venue d’en haut, et voilà la Grande Galerie transfigurée.

Sauf qu’il va falloir attendre encore un peu avant de pouvoir prendre son abonnement au Louvre : en 1789, l’Histoire a d’autres projets plus immédiats dans les tuyaux, une petite Révolution, par exemple.

 

La part d’ombre du Siècle des Lumières

Le 2 novembre 1789, les biens des ecclésiastiques sont nationalisés. Pour l’Assemblée, cette mesure est avant tout destinée à combler le déficit des finances publiques, l’une des causes de la crise de 1789. Un grand nombre de biens fonciers, mobiliers et immobiliers sont alors mis en vente dans les mois qui suivent, occasionnant un éparpillement patrimonial considérable [et faisant le bonheur de nombreux collectionneurs anglais qui réalisent de très belles affaires]. Mais dès 1790, on s’interroge sur la pertinence de gérer ces biens comme des marchandises. Une idée germe alors, celle d’un Etat-conservateur. Elle est traduite dans l’Instruction [de l’an II] sur la manière d’inventorier et de conserver : « Vous n’êtes que les dépositaires d’un bien dont la grande famille a le droit de vous demander compte ». En novembre 1790 est formée la Commission des Monuments, où siègent et artistes et érudits, destinée à rationaliser la gestion de ce gigantesque patrimoine mobilier et immobilier qui appartient désormais au peuple français. Ce petit monde phosphore activement pour reprendre le projet de musée au Louvre, d’autant qu’aux biens ecclésiastiques viennent s’ajouter ceux de la couronne, nationalisés par la loi du 8 mai 1792. Tout se passe à peu près [avec un max de guillemets et de pincettes] bien, quand un nouveau rebondissement va venir bouleverser l’agenda des muséophiles : l’émeute du 10 août 1792, qui voit la prise des Tuileries et la chute de la monarchie. C’est le point de départ d’une flambée assez incontrôlable d’iconoclasme anti-monarchique et anti-clérical. Le pouvoir révolutionnaire incite à détruire les symboles de l’Ancien Régime qui « offusquent le regard », puisque « les principes sacrés de la liberté et de l’égalité ne permettent point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple français les monuments élevés à l’orgueil, au préjugé et à la tyrannie ». L’Assemblée Législative vote un décret concernant tous les monuments en bronze – statues royales, plaques commémoratives… -, qui devront être déposés et confiés aux représentants des communes, afin d’être fondus en canons… sauf ceux qui peuvent « intéresser les arts » et pourront faire l’objet d’une dérogation par la Commission des Monuments. Un tri préalable doit donc être opéré pour éviter les destructions pures et simples « par les citoyens peu instruits ou par des hommes malintentionnés ». Néanmoins, si l’administration tente dans l’urgence de prendre quelques mesures pour encadrer ces destructions, c’est bien que la situation a rapidement échappé à son contrôle : le peuple français montre en effet un zèle remarquable à effacer toute trace du pouvoir monarchique dans l’espace public. Les statues royales sont détruites ou fondues, les fleurs de lys grattées, les plaques portant une inscription ou une dédicace faisant référence au roi sont arrachées des frontons (occasionnant bien souvent des dégâts irréversibles sur les bâtiments), la flèche de la Sainte-Chapelle est abattue au motif qu’elle comporte une couronne à son sommet, la Galerie des Rois, sur la façade de Notre-Dame, devient un jeu de massacre grandeur nature… et je jette un voile pudique sur tout le reste. Quant aux églises et autres bâtiments ecclésiastiques vidés de leurs occupants, nombreux sont ceux qui subissent un sort guère enviable, dépecés de leurs éléments métalliques, transformés en carrières de pierres… bref, pour le dire de manière euphémistique, on observe quelques menus excès. « Les monuments et les œuvres d’art ont toujours, dans les temps troublés, le sort des symboles qu’ils véhiculent », nous rappellent avec lucidité Jean-Pierre Babelon et André Chastel dans leur classique, « La notion de patrimoine »,1994. Mais la contre-attaque s’organise…

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Anonyme français, Alexandre Lenoir défendant les monuments contre la fureur des Terroristes, plume et lavis d’encres brune et noire sur papier, 23,9 x 35,5 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. Où l’on voit Alexandre Lenoir, futur fondateur du Musée des Monuments Français, faire rempart de son corps pour protéger les tombeaux royaux de Saint-Denis contre le marteau iconoclaste.

 

Une conscience patrimoniale acquise dans la douleur

Puisqu’il faut bien appeler les choses par leur nom, et que dans ce cas la chose avait depuis bien longtemps précédé le mot, eh bien restait à l’inventer, le mot. C’est chose fait lorsque l’abbé Grégoire, député du clergé lorrain aux Etats généraux, remet à la Convention son fameux Rapport contre le Vandalisme le 14 fructidor an III (31 août 1794). Vandalisme : nous y voilà. Pour forger ce néologisme (promis à un bel avenir), pourquoi diantre l’abbé Grégoire a-t-il choisi les Vandales parmi tant d’autres peuples Barbares ? C’est que la réputation de sauvagerie de ces hordes germaniques, et leurs accès de furor teutonicus, avaient laissé un souvenir cuisant dans l’imaginaire collectif, comme le rappelle Louis Réau dans sa passionnante « Histoire du vandalisme » (1959). Dans ses Mémoires, qui seront éditées en 1837, l’abbé Grégoire revient avec un certain souffle épique – et un brin d’auto-glorification – sur les événements qui l’ont conduit à s’élever contre les destructions : « On se rappelle que des furieux avaient proposé d’incendier les bibliothèques publiques. De toutes parts, on faisait main basse sur les livres, les tombeaux, les monuments qui portaient l’empreinte de la religion, de la féodalité, de la royauté, elle est incalculable la perte d’objets religieux, scientifiques, littéraires. Quand la première fois, je proposai d’arrêter ces dévastations, on me gratifia de nouveau de l’épithète de fanatique, on assura que, sous prétexte d’amour pour les arts, je voulais sauver les trophées de la superstition. Cependant tels furent les excès auxquels on se porta qu’enfin il fut possible de faire entendre ma voix et l’on consentit au Comité à ce que je présentasse à la Convention un rapport contre le vandalisme. Je créai le mot pour tuer la chose. » L’abbé Grégoire taxé de fanatique, voilà qui ne manque pas de sel. Mais la question cruciale est posée : s’il est à l’évidence possible de détruire par haine de la monarchie et du clergé, est-il possible de protéger par amour des arts et de l’histoire ? Autrement dit, en usant d’un même ressort – celui du passionnel et de l’affectif -, que l’on polariserait dans la direction opposée, peut-on inverser la tendance ? Le point de basculement réside dans le statut accordé par le plus grand nombre aux vestiges historiques et aux œuvres d’art. Tant qu’ils resteront perçus comme des traces ostensibles de la « superstition » ou de la « tyrannie« , et non comme des témoins du passé à préserver. difficile de fédérer un peuple autour d’eux…

Pourtant, l’année précédant le rapport de l’abbé Grégoire, un pas intellectuel avait déjà été franchi par le député Mathieu, dans un rapport remis à la Convention au nom du Comité d’Instruction Publique. Il affirme que « Les monuments et les antiquités, […] épargnés et consacrés par les temps […] parce qu’il ne les détruit pas, que l’histoire consulte, que les arts étudient, que le philosophe observe, que nos yeux aiment à fixer avec ce genre d’intérêt qu’inspirent même la vieillesse des choses et tout ce qui donne une sorte d’existence au passé » doivent être inventoriés et préservés. Ce texte énonce ainsi pour la première fois le « pouvoir de culture » que recèlent les objets historiques et artistiques, et donc leur portée morale et pédagogique. Un nouvel ingrédient est ajouté à l’équation : la vocation éducative du patrimoine. Mathieu marque donc un jalon décisif de la redéfinition moderne du terme. Toutefois, ses propos restent théoriques car les destructions, impulsées par les législateurs révolutionnaires, sont déjà en cours au moment où le député remet son rapport, qui s’inscrit dans la série des tentatives de rétro-pédalage de l’administration, dépassée par ses propres directives.

Merveilleux paradoxe, c’est pourtant bien en ces temps de fureur, comme ceux que traverse la France révolutionnaire, et face à ces vagues de destructions, que va s’éveiller une conscience patrimoniale. Elle apparaît dans des mouvements spontanés de sauvetage de certains monuments (églises, châteaux, hôtels particuliers…) par des citoyens hostiles aux idées révolutionnaires. De nombreux monuments majeurs ont ainsi frôlé la destruction, notamment le château des archevêques de Gaillon : « Tout cela dans son ensemble ne peut être considéré comme un chef-d’œuvre de l’art, dont on doit ordonner la conservation » s’était exclamé l’ingénieur en chef de l’Eure. Ben voyons ! Comme bien d’autres demeures nouvellement vidées de leurs ecclésiastiques ou aristocratiques locataires, le château de Gaillon n’a dû sa survie – et encore, partielle – qu’à son utilisation comme bâtiment public, en l’occurence, comme prison… [le calvaire de Gaillon ne s’arrêta pas là : vendu aux enchères vers 1925 comme un vulgaire bout d’étable, il aurait pu bien mal finir, mais retombera heureusement dans l’escarcelle de l’Etat qui l’acquiert en 1975. Ouf. Gaillon, c’est un peu le survivor des châteaux Renaissance].

Mais cette ferveur patrimoniale est aussi portée par des intellectuels qui voulaient voir la Convention adopter des mesures volontaires pour endiguer la flambée de vandalisme contre les bâtiments désertés par les émigrés ou le clergé. La notion de patrimoine s’étend alors aux œuvres d’art, réceptacles de valeurs traditionnelles mais désormais perçues aussi comme témoignages d’un lien commun entre les membres d’une même nation. Le débat sur les arts et le patrimoine est animé de mouvements contradictoires et simultanés : d’un côté, une argumentation des intellectuels en faveur de l’éducation et de la culture, qui ont besoin de s’appuyer sur le patrimoine, et de l’autre des flambées passionnelles contre les monuments. La relation entre patrimoine, culture et révolution reste encore très politisée.

Qu’en est-il du projet du Louvre ? On a failli l’oublier. Eh bien, au milieu de toute cette pagaille, il a tout de même fini par aboutir. Le Muséum National, futur Musée Napoléon, futur Musée du Louvre, ouvre ses portes en 1793 à l’issue d’âpres discussions, polémiques, débats… Afin de répondre aux demandes des artistes, un jour d’ouverture leur est spécialement réservé afin qu’ils puissent venir copier en tout quiétude les chefs-d’oeuvre des collections royales et privées rendus à la liberté (regardez bien le tableau d’Hubert Robert, un peu plus haut : on les aperçoit !). Sa création a d’ailleurs contribué à catalyser cette prise de conscience, de plus en plus large, en faveur du patrimoine. C’est véritablement le Muséum National qui précipite la transformation de ce patrimoine, qui est si longtemps demeuré un fait familial puis un fait monarchique, en un fait national, comme le notent Jean-Pierre Babelon et André Chastel dans « La notion de patrimoine« . C’est finalement en invitant le plus large public à venir prendre possession – au sens figuré – de ce patrimoine national, que l’institution muséale trouve sa raison d’être. Mieux : elle crée le besoin de musée, qui ne se démentira jamais jusqu’à aujourd’hui. Et le Louvre devient ainsi le prototype moderne du musée généraliste et universaliste, qui va se diffuser partout en Europe dès le début du XIXe siècle.

Le patrimoine, du pittoresque à l’administratif

J’ai évoqué un peu plus haut la figure d’Alexandre Lenoir, il mérite lui aussi quelques lignes dans cette grande épopée patrimoniale. C’est en effet lui qui va mettre à l’abri du vandalisme de très nombreux vestiges architecturaux déposés de monuments médiévaux – avec une mention spéciale pour le gothique auquel il voue un véritable culte -, dans le couvent des Petits-Augustins, situé sur la rive gauche face au Louvre. Ce lieu, qu’il aménage en vrai scénographe [en s’autorisant des libertés plus que discutables pour un regard d’aujourd’hui], devient une galerie progressive d’histoire de l’architecture, son Musée des Monuments Français, et connaîtra un immense engouement pendant ses quelques années d’existence (1795-1815). C’est dans ses galeries obscures, à l’atmosphère romantique et nostalgique, que les artistes, écrivains et poètes viennent chercher une inspiration nouvelle (j’ai déjà évoqué ici la vogue du style « troubadour » et de l’histoire nationale : elle trouve aussi ses racines dans le musée de Lenoir).

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Charles Marie Bouton, La folie de Charles VI – Vue de la salle du XIVe siècle au Musée des Monuments Français, exposé au Salon de 1817, huile sur toile, 114 x 146 cm, Bourg-en-Bresse, monastère royal de Brou. Cette recomposition historique prend pour cadre le musée de Lenoir dont elle restitue avec poésie l’ambiance surannée et joliment dark.

A bien des égards, ce musée a tenu une place importante dans la naissance d’un sentiment national qui s’incarnerait, à proprement parler, dans l’amour des vieilles pierres. Après les convulsions de la dernière décennie du XVIIIe siècle, et sa schizophrénie patrimoniale, c’est finalement ce passé commun qui réunit et apaise. Même si cela implique de lui accoler une lecture politique, et en quelque sorte de l’instrumentaliser. En 1830, Louis-Philippe monte sur le trône et se pose en roi réconciliateur des Français avec leur histoire : il fonde un Musée de l’Histoire de France dans une des galeries du château de Versailles, où sont exposées aussi bien des scènes de batailles royales que révolutionnaires, et crée le service de l’Inventaire Général, dont l’une des figures les plus connues est Prosper Mérimée (qui donne aujourd’hui son nom à la base de données des Monuments Historiques). Les inspecteurs de l’Inventaire sont chargés de sillonner le territoire et de recenser toutes ses richesses patrimoniales, monumentales et artistiques.

Cette volonté administrative s’inscrit dans un courant plus général de redécouverte des trésors oubliés de nos terroirs. Déjà en 1804-1806, l’érudit et historien Aubin-Louis Millin avait accompli un périple dans le midi de la France, pendant lequel il a tenu un journal. Il y détaille tous les monuments (antiques, médiévaux et modernes) qu’il a admirés sur son chemin, à l’attention des voyageurs et curieux : un Guide du Routard avant la lettre. Un colloque, tenu en 2008, a d’ailleurs permis de remettre en lumière le rôle des voyages d’Aubin-Louis Millin dans le développement d’une conscience patrimoniale moderne. Un peu plu tard, à partir de 1820, la série-fleuve des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France [le titre en lui-même est déjà tout un programme], illustrée de magnifiques gravures, connaît un franc succès et attise ce goût pour les antiquités nationales. Un goût toujours teinté d’une certaine nostalgie, qui transparaît dans ces planches très esthétisées, où de petites figures silencieuses semblent n’avoir d’autre fonction que celle de donner l’échelle des monuments… et de rappeler le devoir d’humilité de l’homme face aux témoignages du passé.

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Portail de l’église Saint-Bertrand de Comminges [Haute-Garonne], lithographie, planche tirée de la série Languedoc, tome 4 (1833-1837), des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, par Taylor, Nodier et Cailleux, Paris, éditions Firmin-Didot

C’est donc dans ce contexte de réenchantement patrimonial que les inspecteurs généraux des monuments historiques dressent des listes des édifices et œuvres à protéger et/ou à restaurer, qu’ils font ensuite remonter à l’administration centrale. Une loi, votée en 1887, vient ensuite encadrer les conditions de classement au titre des monuments historiques. Elle est modernisée en 1913, et devrait être refondue en septembre 2015 dans un nouveau paquet législatif Création-Architecture-Patrimoine aux contours pas très clairs. Il faut dire que la législation qui encadre le patrimoine en France est probablement l’une des plus alambiquée au monde. La métaphore du mille-feuilles me semble la plus à même de donner une idée de sa complexité byzantine : multiplicité des tutelles, des acteurs, des niveaux de protection… Mais c’est sans aucun doute aussi l’une des plus protectrices, puisque tout bien culturel, mobilier ou immobilier, appartenant à l’Etat ou à une collectivité territoriale, est considéré comme inaliénable et imprescriptible.

La notion contemporaine de patrimoine est donc le fruit d’une longue évolution et le réceptacle d’une affectivité particulière. De plus, le contexte d’extrême violence qui a vu naître la conscience patrimoniale explique, à mon sens, pourquoi elle constitue une corde si sensible aujourd’hui. L’idée de patrimoine a transité de la sphère religieuse à la sphère monarchique en passant par la sphère familiale, avant d’investir la sphère nationale, bref, étudier son cheminement, c’est observer un raccourci de l’histoire de France. C’est aussi l’une des incarnations les plus passionnelles de l’esprit républicain, puisque c’est à partir de la 3ème République que l’Etat va assigner avec volontarisme une fonction didactique à la culture et au patrimoine, en rattachant leur gestion au Ministère de l’Instruction Publique… en attendant Malraux. En effet, en 1959 est créé le Ministère des Affaires Culturelles, une entité autonome, dont le vibrant André Malraux sera la première voix. Finalement, de l’art comme res publica à la République des Arts, le pas est franchi. Et pour reprendre la jolie formule de l’historien médiéviste Patrick Boucheron, en accrochant sur les cimaises des musées des tableaux précédemment offerts à la dévotion dans les églises, nous voilà passés « de l’art religieux à une religion de l’art« .

 

Religion de l’art, certes, mais quid du patrimoine immatériel dans tout ça ? Après le classement à l’Unesco de l’art équestre ou encore de la fauconnerie à la française, je milite personnellement pour le classement du Pain, du Vin et du Saint-Félicien au patrimoine immatériel de l’humanité. C’est l’unique Sainte Trinité en laquelle je crois.