Représenter l’autre, représenter l’ailleurs

« On est tous des brothers ! » prône à la cantonade la marionnette de Barack Obama aux Guignols de l’info, dans sa coolitude mi-hawaïenne mi-fan de Beyoncé. Naturellement ! Qui en douterait un seul instant. A l’ère qui a rendu possibles les voyages instantanés, à la vitesse de la pensée et de la fibre optique, aux quatre coins du globe, et rétréci les distances entre les hommes avec l’efficacité d’un sèche-linge à faire rétrécir un pull en cachemire, seule semble dominer cette impression d’habiter le même village-monde que ses sept milliards de voisins. Auxquels on rend de petites visites de courtoisie de temps en temps : tiens, en février, on va aller voir les Guadeloupéens pour profiter de l’exposition de leur appart’ avec vue sur la mer, et puis en avril on ira s’inviter à dîner chez les Romains parce que niveau cuisine, c’est quand même les meilleurs de l’immeuble (surtout si on les compare aux Anglais du 8ème étage). Est-ce à dire que l’idée même d’exotisme, de dépaysement, d’ailleurs soit en voie de disparition ? Que l’autre soit devenu tant semblable au soi qu’ils ont fini par se confondre ? Hypothèse intéressante. Sauf que… voilà, des événements viennent périodiquement mettre à mal l’optimisme échevelé – autant que surmarketé – de la « génération EasyJet« , et révéler l’échec des tentatives de gommer artificiellement les frontières (géographiques, physiques, psychologiques, idéologiques…).

Alors parlons des choses qui fâchent. L’emballement médiatique autour des réactions à la minute de silence dans certains établissements scolaires le 8 janvier dernier, les refus (parfois très argumentés) de se reconnaître dans le slogan « Je suis Charlie », le sentiment de non-appartenance à la nation française revendiqué par des ados issus de l’immigration… Autant d’indices qui dérangent car ils mettent à mal notre sacro-sainte conception d’une république qui abolirait les frontières et les différences entre les hommes, un creuset où les manifestations « visibles » de l’altérité dans l’espace public (la couleur de ma peau, les signes de ma foi religieuse…) seraient annihilées. Ce pré-supposé selon lequel notre connexion à un idéal supra-individuel court-circuiterait en quelque sorte tout autre signe d’une altérite de surface. Cette idée, qui a peut-être montré ses limites, d’un corps social qui serait un tout homogène, et non pas la somme de ses parties, si hétérogènes soient-elles. L’altérité n’est pas toujours soluble dans le concept de république, et c’est peut-être l’une des grandes leçons que nous a assénées l’actualité de ces dernières semaines. Ces événements auront donc eu un mérite : celui de nous dessiller les yeux, de nous sortir la tête d’un utopisme béat, de révéler des lignes de fêlure, une réalité qu’on aurait préféré continuer à cacher sous le tapis en bons démocrates pétris d’esprit des Lumières et de pensée universaliste. Moi la première, j’avoue que tout ce que j’ai lu, entendu et discuté m’a donné du fil à retordre. Mais les crises servent aussi à ça : à nous faire réfléchir, à déconstruire et à reconstruire. Et tant mieux si ça nous oblige à nous regarder en face, pour une fois.

Alors reprenons depuis le début. Délimiter les contours de l’autre et de l’ailleurs permet, par soustraction ou par opposition, de renforcer ce qui définit le soi et l’ici. Ce processus psychologique est indispensable à la constitution d’une identité, qu’elle soit individuelle ou collective. Mais attention danger : ce même mécanisme conduit invariablement, dans les idéologies totalitaires, à une stigmatisation, un rejet voire une élimination d’un groupe humain pointé du doigt car il déroge à la définition qu’on se fait du soi (sur des critères ethniques, religieux, politiques…). Dans bien des cas cependant, l’étude de ce processus, et des manifestations picturales qui l’accompagnent, révèle comme dans un miroir l’état d’une société à un instant T. En d’autres termes : « Dis-moi comment tu représentes l’autre et l’ailleurs, je te dirai qui tu es et comment tu vas ».

Petit voyage dans le temps. Au Ve siècle av. J.-C., Parménide, déjà très inspiré, propose une vision du globe divisé en cinq zones climatiques potentiellement habitables. Dans la cosmographie médiévale, c’est l’Europe qui est au centre de la représentation du monde (une vision qui prévaudra d’ailleurs jusqu’au XXe siècle, avant l’entrée en scène de puissances émergentes sur d’autres continents). Et que trouve-t-on aux confins de ce monde ? Un ailleurs peuplé de créatures improbables et forcément non-civilisées, un lieu réservé au rêve et à l’étrange, un espace tant physique qu’onirique sur lequel projeter toutes sortes de peurs et de fantasmes. Une conception qui perdure même au temps où les premiers voyages d’explorateurs vont permettre un premier vrai contact avec ces terres lointaines. C’est le cas du récit du voyage en Chine de Marco Polo, dont la version enluminée s’intitule « Le livres des Merveilles du Monde » :

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Entourage du Maître de Boucicault, « Un blemmie, un sciapode, et un cyclope », fol. 29v du « Livre des Merveilles » de Rustichello da Pisa et Marco Polo, vers 1410-1412, tempera et feuille d’or sur parchemin,Paris, BnF

Cette première image nous permet déjà de cerner quelques traits caractéristiques de la représentation de l’ailleurs, à cette époque charnière entre Moyen Âge et Renaissance. Tout d’abord, pour que l’ailleurs soit compris comme tel, il faut nécessairement montrer qu’il regorge de monstres et de bêtes curieuses : ici, l’homme portant son visage sur sa poitrine, ou encore celui dont l’unique jambe lui sert à se protéger habilement du soleil. Evidemment, si l’on propose à son lecteur de lui parler de contrées lointaines et mystérieuses, on ne va tout de même pas lui servir du bocage normand et des vaches laitières. Que nenni ! Il faut aussi coller à l’attente d’un lectorat avide de récits sensationnels, de licornes et cyclopes unijambistes, bref à tout ce bestiaire encore très médiéval qui transforme un récit de voyage – certes déjà enjolivé par ses auteurs – en légende fabuleuse. Plus la distance géographique et intellectuelle est grande entre l’ici du lecteur et l’ailleurs du récit, plus les représentations de cet ailleurs devront trancher radicalement avec son environnement connu. Le souci de vraisemblance est ici sans objet : on ne peut juger de la vraisemblance que si l’on dispose déjà d’un référentiel, or pour les contemporains de Marco Polo, le monde décrit dans le « Livre des Merveilles » est une authentique terra incognita, qu’il faut rendre intelligible par des moyens visuels impactants. Quitte à partir dans le délire le plus total, qui réenchante avouons-le notre vision blasée et post-moderne du monde (bon ok, peut-être que le Père Noël et la petite souris n’existent pas, mais ne piétine pas mon rêve de licornes chinoises !)

Toutefois, ces sympathiques fantaisies ne résisteront pas (entièrement) aux avancées majeures de l’exploration du monde, à partir des XVe et XVIe siècles : Christophe Collomb découvre l’Amérique, Hernan Cortés entreprend la conquête de l’empire aztèque pour le compte de Charles-Quint… les frontières du monde connu reculent en même temps que s’en dresse une première cartographie. Ces mappae mundi anciennes, avant tout destinées à la navigation maritime, reprennent le tracé des côtes et les emplacements des ports, comme la fameuse carte de Gerardus Mercator (troisième quart du XVIe siècle). Dans cette conception toujours européocentrée, le fantasme cède la place à l’inventaire des richesses des quatre coins du monde, richesses qui comme de bien entendu sont destinées à être captées par leurs découvreurs. C’est le début de la grande aventure colonisatrice. Ce monde nouvellement connu devient un formidable réservoir de matières premières de toutes sortes (métaux précieux, épices…), de produits manufacturés à échanger et de main-d’oeuvre à monnayer (le commerce triangulaire prend des proportions industrielles à partir du milieu du XVIIe siècle).

Au fur et à mesure que l’ailleurs géographique se dévoile aux voyageurs/conquérants européens, qui déflorent à tour de bras les vierges territoires africains, américains et asiatiques, un autre ailleurs émerge dans l’art : un ailleurs non plus spatial mais temporel. Il s’agit à présent d’explorer les époques passées afin d’y chercher de quoi se nourrir artistiquement. Avec une optique plus ou moins biaisée évidemment, et une propension plus ou moins revendiquée à idéaliser ce passé, à le réinventer, à le romantiser. Prenons le cas de la peinture dite « troubadour », qui puise ses sujets dans l’histoire – réelle ou légendaire – du Moyen Âge et qui a fait florès en Europe au XIXe siècle, dans la lignée d’autres courants artistiques à peu près contemporains (le « gothic revival » dans l’architecture anglaise, l’engouement littéraire suivant la publication de « Notre-Dame de Paris » par Victor Hugo en 1831…). Ce regard dans le rétroviseur intervient à un moment-clé de l’histoire européenne : les identités nationales se cherchent, les régimes politiques s’effondrent les uns après les autres comme des châteaux de cartes (en France tout particulièrement), l’avènement de l’ère industrielle apporte aussi son lot d’angoisses et de résistances. Alors hop ! Un petit saut dans le temps, comme on se réfugierait dans sa « safe place » au cours d’une séance de thérapie. D’autant plus efficace si la thérapeute est canonissime.

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John Collier (1850-1934), Lady Godiva, 1898, huile sur toile, 142 x 183 cm, Coventry (Angleterre), Herbert Art Gallery and Museum

Le peintre illustre la légendaire chevauchée de Dame Godiva, épouse du seigneur de Coventry (XIe siècle) qui avait eu le courage de traverser la ville à cheval « vêtue de sa seule chevelure » afin d’implorer la clémence de son mari en faveur des habitants de ses terres, croulant sous le poids de trop lourds impôts. De fait, selon la légende, les rues étaient désertes et tous les volets fermés, signe de la déférence et du respect des habitants envers leur châtelaine. Le tableau figure précisément cet ailleurs historique dans lequel se situe l’action : le chapiteau sculpté de la colonne et l’arcature en plein cintre sont caractéristiques de l’architecture romane, tandis que le harnachement du fier destrier, à motifs armoriés, renvoie à l’imagerie des tournois médiévaux. Pour le reste, sur la forme, l’oeuvre est bien ancrée dans son siècle : ce cadrage photographique, qui règle son point focal sur la figure monumentale de Lady Godiva et ne se préoccupe pas du hors-champ (quitte à couper le bas du cheval), la netteté optique du rendu de la peau qui rappelle les carnations de porcelaine de son contemporain William Bouguereau… John Collier crée donc une image parfaitement irréelle, une pure idéalisation à partir de quelques indices historiques, où le temps semble suspendu à la contemplation hallucinée de cette figure tout droit sortie d’un rêve. Une bouffée d’imaginaire et d’enchantement bienvenue entre deux attaques de smog londonien…

Regarder vers un ailleurs encore plus distant dans le passé afin de revivifier son art et explorer de nouvelles voies : c’est ce qu’a fait Picasso au contact de la sculpture ibérique primitive (c’est à dire datant de la période pré-romaine, soit entre le VIIe et le 1er siècle av. J.-C.), qu’il découvre vers 1906. La synthétisation formelle des visages, notamment, aura un impact décisif sur l’oeuvre à laquelle il travaille à cette époque :

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à gauche : exemples de sculptures ibériques

à droite : Pablo Picasso (1881-1973), Les demoiselles d’Avignon, 1907, huile sur toile, 243 x 233 cm, New York, MoMA

Et voilà comment, sous l’effet d’une épiphanie causée par sa rencontre avec ses lointains ancêtres sculpteurs, Picasso allait offrir au monde (qui poussa de grands cris effarouchés d’abord) une icône séminale des avant-gardes, un de ces jalons de l’histoire de l’art, un pas de géant vers le cubisme et l’abstraction. Que l’ailleurs soit géographique ou historique, il est donc avant tout un booster d’imagination, de créativité, de fantasmes en tous genres. Il renouvelle le regard, offre une échappatoire, permet de sortir d’une certaine fatigue visuelle. Il dépayse !

Mais explorer l’ailleurs – au sens géographique ici -, c’est aussi entrer en contact avec cet autre qui l’habite. Pour le plus grand malheur des populations autochtones, bien souvent. J’aimerais examiner la question de la représentation de l’homme noir, qui incarne très tôt, dans le regard européen, l’altérité absolue, celle qui pour ainsi dire « colle à la peau ». Cet exemple nous permet en plus de balayer une longue période historique, ce qui n’est pas pour me déplaire. La plus ancienne représentation connue d’un Africain dans l’art occidental chrétien est celle du Saint Maurice de Magdebourg :

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Saint Maurice, vers 1250, bois sculpté et peint, conservé dans la cathédrale Saint-Maurice de Magdebourg (Allemagne)

Cette statue représente donc Saint Maurice, commandant des légions thébaines ayant vécu au IIIe siècle, et dont le culte s’est développé à partir du Xe siècle. La polychromie du bois (enfin ce qu’il en reste) montre clairement le souci de figurer la pigmentation noire du visage du saint, ainsi qu’une volonté de décrire ses traits d’Africain. Elle a été exposée l’année dernière au Louvre, dans l’exposition « Trésors de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune » et a dû être pour pas mal de visiteurs une véritable découverte.

La connaissance de l’homme noir commence à se rationaliser à la Renaissance avec notamment les recherches d’Albrecht Dürer, qui propose dans son « Traité des proportions du corps humain » (vers 1529) des planches gravées montrant la confrontation entre un visage européen au canon « vitruvien » et un profil d’Africain. Mais ces considérations d’ordre proto-anthropologique semblent assez marginales pourtant. Jusqu’au XIXe siècle au moins, lorsque l’art représente un homme noir, c’est bien souvent avec une intention derrière la tête…

Premier cas de figure : l’Africain(e) personnifie, sur un mode allégorique, le continent africain tout entier (de même que l’Indien à coiffe de plumes personnifie l’Amérique). Sa représentation s’accompagne donc d’autres indices facilement identifiables qui servent à évoquer ce lointain ailleurs : vêtements, parures, éventuellement animaux et végétaux exotiques. C’est une iconographie que l’on trouve fréquemment dans les représentations canoniques des « Quatre parties du monde » : symboles de la connaissance par les Européens du vaste monde et de ses richesses, ces allégories recèlent aussi un sens plus spécifique au catholicisme, celui de l’oeuvre évangélisatrice des missionnaires jésuites.

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Andrea Pozzo (1642-1709), La Gloire de Saint Ignace de Loyola, détail (Africa), peinture à fresque, 1685, Rome, église Sant’Ignazio

Sommet de virtuosité du baroque romain, ce plafond peint en trompe-l’oeil (dont l’intégralité est visible ici) figure au centre l’apothéose de Saint Ignace, fondateur de l’ordre jésuite, et sur les côtés les allégories de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique et de l’Europe, soit tous les continents foulés par les membres de la Compagnie de Jésus. Dans ce détail, on voit donc l’Afrique personnifiée sous les traits d’une femme noire parée de bijoux et tenant dans sa main ce qui semble être une corne, ou une défense d’éléphant – référence explicite au commerce des matériaux précieux. Eh oui, l’acte évangélisateur n’est jamais purement désintéressé n’est-ce pas. Si on peut joindre le spirituel au matériel… enfin bref. Un autre exemple de cette iconographie se retrouve dans un contexte civil, celui de la prestigieuse résidence des princes-évêques de Schönborn à Würzburg (classée au patrimoine mondial de l’UNESCO) :

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Giambattista Tiepolo (1696-1770), L’Afrique, détail de la fresque du plafond de l’escalier d’honneur de la résidence de Würzburg (Bavière), 1752-1753

Ici encore, l’artiste est chargé par son commanditaire de représenter les quatre parties du monde, et choisit de figurer l’Afrique par une allégorie féminine, qui est cette fois-ci accompagnée d’un plus vaste cortège : chameaux, archers coiffés de turbans… Le choix de cette iconographie pour le lieu de destination est évident : l’escalier d’honneur, au centre du bâtiment, est avant tout un lieu de représentation du pouvoir, qui devait éblouir les hôtes de marque accédant aux salles de réception à l’étage. Cette mise en scène savamment orchestrée par Tiepolo, avec ses compositions théâtrales, présente l’hommage rendu par les quatre continents au maître des lieux, le prince-évêque Carl Philipp von Greiffenclau. Le monde à ses pieds donc, en toute simplicité. Et encore et toujours, l’Afrique, comme les autres continents, instrumentalisée par la vision auto-centrée des Européens.

Deuxième cas de figure : la représentation de l’homme noir n’a d’autre fonction que celle d’établir, par contraste, le haut degré (supposé) de raffinement et de civilisation possédé par les Européens, en plus de représenter une délicieuse curiosité pour les cours princières du XVIIIe siècle, qui découvrent simultanément le charme de denrées exotiques hors de prix (thé, café, chocolat…). Voltaire et Rousseau, à la rescousse ! Car l’image de l’Africain en ce temps-là est forcément celle d’un serviteur à l’habit bariolé, triste bouffon destiné à amuser ses maîtres et exciter la jalousie de leurs amis qui n’en possèdent pas… eh oui, le Noir est lui-même un produit de consommation de luxe.

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Antoine Watteau (1684-1721), Les charmes de la vie, 1718, huile sur toile, Londres, The Wallace Collection

Inventeur du genre de la « fête galante », Watteau est le peintre de l’art de vivre à la française, celui de la période Régence. C’est donc un témoin privilégié de l’esprit de son temps, et des contradictions inhérentes au Siècle des Lumières qui vient de s’ouvrir… Dans cette composition typique de sa production, où la musique occupe toujours une place prépondérante, un joyeux groupe d’adultes et d’enfants, superbement vêtus, s’adonne au plaisir d’un concert dans une loggia ouverte sur une nature sereine. A droite, près du chien, un petit page noir est accroupi et dispose des bouteilles dans un rafraîchissoir, prêt à les servir aux convives sur demande de ses maîtres. La structure du tableau est nettement scindée en deux par l’axe vertical que forme le guitariste : à gauche l’espace occupé par les musiciens et leurs compagnes, qui n’est que raffinement, décontraction, froissement d’étoffes soyeuses ; à droite celui de la servitude et de l’inculture, qui met sur un même plan le chien occupé à faire sa toilette et ce « négrillon » (selon le terme de l’époque) à peine plus âgé sans doute que les enfants qui partagent la scène avec lui. Watteau ne fait que représenter fidèlement ici la réalité sociale qu’il a sous les yeux, dans un contexte où la supériorité théorique de l’homme blanc ne fait encore l’objet d’aucune remise en question, sur le plan politique ou philosophique. Heureusement, les mentalités vont évoluer… ou pas ? Voici ce que dira, en 1937, dans le catalogue de l’exposition des Chefs-d’oeuvre de l’Art français, un auteur indélicat au sujet d’une Etude de tête de nègre (sic) du même Watteau :

« On sait la place, du point de vue décoratif et spectaculaire, que tenaient les nègres dans l’art du XVIIIe siècle, c’est-à-dire dans l’expression de la vie de société. Depuis les timbaliers noirs, qui font leur apparition dans les fanfares, jusqu’à l’affreux Zamore de Mme du Barry, on voit toujours, sur un fond clair d’élégances françaises, se détacher, en manière de repoussoir, ces figures sombres et lippues. » (p. 354)

Je propose de décerner sur le champ à ce monsieur le Y’a bon Award 1937 pour son commentaire qui fleure le colonialisme bon teint, le racisme tranquille ainsi qu’une certaine idée de la France éternelle. Mais une fois que les dents ont cessé de grincer, il nous faut sortir le scalpel. Les mêmes archétypes sont toujours présents dans l’œil des personnes qui regardaient, en 1937, ce dessin de Watteau (superbe au demeurant, si je ne m’abuse il s’agit de celui-ci, conservé au Louvre) : les dichotomies fondamentales « clair »/ »sombre », civilisé/sauvage ont décidément la vie dure depuis le début des temps modernes… Cela a-t-il vraiment changé aujourd’hui ? Question ouverte.

Enfin, troisième et dernier cas de figure : la représentation de l’homme noir se fait sur un mode qui affirme son statut de sujet, au même titre que l’homme blanc, sans volonté de caricature ou d’instrumentalisation de son image. Une fois découverte son essence d’homme, d’individu à part entière, il peut alors faire l’objet d’un portrait dans la plus pure tradition classique. Je parlais plus haut des contradictions du XVIIIe siècle : c’est lui qui nous a offert, aussi, ce magnifique portrait.

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Jean-Baptiste Pigalle (1714-1785), Portrait du nègre Paul, vers 1760, terre cuite, Orléans, musée des Beaux-Arts

Il s’agit du portrait de Paul, serviteur de Mr Desfriches. Certes, le personnage noir représenté ici l’est encore dans une situation de subordination. Certes, il n’est nommé que par un prénom et n’a donc qu’une demi-identité. Certes, il est paré d’une façon qui distingue clairement son origine ethnique et sa condition de serviteur. Certes, ça fait beaucoup de « certes ». Mais le traitement que le sculpteur applique à son visage magnifie sa présence, son expressivité, sa psychologie, son individualité. C’est par une étude très minutieuse de sa physionomie – puisqu’il ne peut avoir recours aux couleurs – que Pigalle restitue l’ « africanité » de son modèle. Le portrait reprend la formule du buste à la française, c’est à dire coupé juste avant les épaules, montrant le haut de la poitrine et posé sur un piédouche de marbre ; une formule courante dans le portrait d’apparat de l’époque. De plus, Pigalle ne creuse pas les pupilles, comme c’était l’usage dans le portrait impérial romain. Il a donc recours à son talent génial de sculpteur, mais aussi à tout ce langage classique, pour ériger ce portrait d’homme noir en un symbole universel qui semble questionner, à l’unisson des philosophes de son temps, la hiérarchie des races imposée par l’homme blanc. Sur cette lancée, au siècle suivant, Géricault utilisera également son art pour véhiculer avec force ses convictions en matière d’égalité :

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Théodore Géricault, Les boxeurs, 1818, lithographie, 42,4 x 59 cm, Paris, école nationale supérieure des beaux-arts

Face à face à armes égales entre deux lutteurs, un Noir et un Blanc, dont les attitudes se répondent symétriquement, avec de surcroît cet effet de chiasme de couleurs entre leurs peaux et leurs vêtements. Absolues opposées, leurs figures sont pour autant parfaitement réversibles. Chacun semble être le miroir tendu vers l’autre, qui lui renvoie son image inversée, et lui affirme « Je suis ton autre, et pourtant je te ressemble ». D’une certaine manière, un procédé qui anticipe sur le jeu du positif/négatif photographique, auquel Man Ray donnera un sens étonnamment proche dans ce diptyque, où se répondent le visage d’une femme blanche et un masque africain en ébène :

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 Man Ray, Noire et Blanche (positif et négatif), 1926, tirage gélatino-argentique

Du point de vue de l’histoire de l’art européen, on voit clairement que les représentations fantasmées de l’ailleurs et de l’autre se sont effacées progressivement, à mesure que reculait la terra incognita, pour céder la place à une compréhension positiviste véhiculée par les sciences humaines (anthropologie, ethnologie, géographie en tête). La connaissance de l’étendue des terres habitées, ou oekoumène, autant que non-habitées, nous a apporté la conscience aiguë de nous trouver tous dans le même bateau, soumis au dérèglement climatique et à la raréfaction programmée des ressources naturelles. Et pourtant, encore et toujours, les identités se crispent et se replient, s’endurcissent et s’encarapacent lorsqu’elles entrent en contact. La peur de l’autre déchaîne les passions, fait flamber les haines, déclenche des conflits. Au point de se demander si en 2015 on a vraiment appris quelque chose des derniers siècles de l’histoire humaine, ne serait-ce que de notre histoire récente qui pourtant nous aura fourni son lot de fessées. Alors oui, les bras m’en tombent un peu trop souvent ces temps-ci. Mais je me dis que ce qui est à l’oeuvre ici, c’est peut-être justement l’effet boomerang de la vitesse effrénée à laquelle se sont rompus les points d’articulation entre les niveaux individuel, local, régional et global. Un télescopage parachevé par internet en réalisant la connexion immédiate de l’individu au global, ce qui est à bien des égards aussi exaltant qu’angoissant. Tout ça à un rythme difficile à suivre pour des sociétés dont le mécanisme de résilience provoque nécessairement une certaine inertie. Mais il n’est pas question de revenir en arrière : même si on le voulait, je ne pense pas qu’on le pourrait. Alors puisqu’on y est, autant y être le mieux possible. Et profiter de l’accès à l’information pour faire un pas vers la connaissance de l’autre et de l’ailleurs : s’abonner au podcast de l’excellente émission « Cultures d’Islam » sur France Culture, profiter d’une flânerie virtuelle en 3D dans le sanctuaire japonais Konpira-san, prendre un cours de cuisine mexicaine avec une pro, que sais-je encore.

Ou mieux : éteindre son ordi, laisser smartphone et tablette à la maison et descendre chercher l’aventure, les rencontres, le dépaysement et l’exotisme au coin de sa rue. Tenez, pas plus tard qu’avant-hier, j’ai encore croisé une licorne.

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